Boris Cyrulnik : la résilience

Né le 26 juillet 1937 à Bordeaux, il a 5 ans quand ses parents, juifs russo-polonais, sont arrêtés et déportés. Abandonné à l’assistance publique, l’enfant est protégé par son institutrice. Échappant de peu à la déportation, suite à une rafle en janvier 1944, l’orphelin trouve refuge dans l’humour dans et la biologie.

Passionné par la nature, la politique et l’homme d’une façon générale, Boris Cyrulnik devient pourtant maître nageur.

A quatorze ans, il découvre l’éthologie, l’étude du comportement des diverses espèces animales. Dans les années soixante, ses études de médecine s’achevant, il se dirige vers cette discipline alors très controversée.

Redoutant la spécialisation, il se diversifie au maximum : éthologie, psychologie, neurologie, psychanalyse… Désireux de décoder la machine humaine, Boris Cyrulnik parcourt le monde à la recherche d’informations. Voyages, colloques, conférences, lectures, cours, l’homme est infatigable.

Sa réputation en tant qu’éthologue est grandissante ; sa contribution à légitimer cette science  est capitale. A partir des années 1980, Cyrulnik voue son existence à la vulgarisation de son savoir grâce à ses livres : « Mémoire de singe et paroles d’homme », « Les vilains petits canards » Professeur, écrivain, il mélange les genres, dans le but ultime de décoder l’être humain.

Boris Cyrulnik, est certes un individu médiatique, mais il crée surtout une œuvre relativement dense,  qui ne se limite pas au seul concept de résilience. Il est le premier à être conscient que tout le monde n’aura pas la chance de surmonter certaines épreuves de la vie. Ses livres ne se résument pas à une approche limitée, il est même un bel exemple de pluridisciplinarité scientifique du fait de son parcours professionnel.

Il a popularisé une théorie qui a fait de lui une star : la résilience. Après un traumatisme, nous pourrions tous, comme notre ordinateur, « rebooter » notre disque dur. Un concept révolutionnaire qui tord le cou au déterminisme et à la fatalité. Mais qui, victime de son succès, a aussi été mal interprété, parfois caricaturé. A l’occasion de la sortie de son nouveau livre, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik remet les pendules à l’heure et, pour la première fois, évoque son propre cas.

Le Point : C’est votre cinquième livre sur la résilience. On a envie de dire : quoi de nouveau ?

Boris Cyrulnik : Dans mes précédents livres, j’expliquais que rien n’est inéluctable et que l’on peut guérir d’un traumatisme. Ce qui n’était pas envisageable lorsque je faisais mes études. On faisait du misérabilisme, on ne parlait alors que des dégâts du traumatisme, sans jamais s’intéresser à la manière de le réparer. Plus j’explore la résilience, plus je suis surpris par ce que je découvre.

Cette fois, en voulant comprendre pourquoi la résilience ne marchait pas à tous les coups, j’ai poussé une nouvelle porte. Après un traumatisme, ce sont les récits qu’en font la famille, le quartier, la culture qui vont détruire la victime ou la sauver. C’est ce que j’appelle le déterminisme verbal.

Que voit Boris Cyrulnik quand il se met devant sa glace ? Que reste-t-il de « Bernard », le petit garçon juif qui se cachait des nazis ?

Le petit Bernard est un prénom derrière lequel je me suis longtemps caché. Mon histoire est devenue publique quand j’ai fait donner la médaille des justes à une dame à Bordeaux qui m’a sauvé la vie. J’avais demandé aux organisateurs que cela ne soit pas médiatisé. Quand je suis arrivé, les télés étaient là. J’ai failli faire demi-tour. Je suis lâche. C’est pourquoi je ne fais que des autobiographies à la troisième personne.

Tout de suite après la guerre, je suis tombé dans la Bible sur l’histoire de Loth, avec de magnifiques illustrations de Gustave Doré, que je revois encore tant elles m’ont marqué. Dieu dit à Loth : « Sauve-toi, il y va de ta vie. Ne te retourne pas, surtout ne regarde pas Sodome en train de brûler, sinon tu vas te transformer en statue de sel. » J’avais 8 ans. Pour moi, c’était clair. Cela signifiait : il t’est arrivé un immense fracas pendant la guerre, regarde devant, rêve et agis ; si par malheur tu te retournes, le sel de tes larmes va te transformer en statue de sel. Tu ne pourras plus vivre.

Cela a été ma stratégie de survie, comme pour tous ceux qui arrivent à déclencher un processus de résilience. J’ai pensé que je cesserais d’être un épouvantail si j’arrivais à devenir psychiatre, parce qu’alors je comprendrais tout. C’est l’accomplissement de ce rêve qui m’a fait m’en sortir. Si j’avais été parfaitement équilibré, je serais devenu ébéniste comme mon père. Ce n’est pas normal d’être psychiatre…

On a parfois l’impression que la résilience est la baguette magique qui va tout résoudre…

Mes détracteurs ont voulu faire du résilient un surhomme ! Être résilient, c’est seulement retrouver le droit d’être un homme. Paradoxalement, je ne suis pas un exemple terrible de résilience. Derrière l’image médiatique se tient un homme qui essaie d’avancer et parfois cela ne va pas si bien que ça…

Bien sûr que la résilience peut échouer. Pour certaines personnes, tout s’arrête. Elles vous disent : « Je suis prisonnier du passé, je ne m’en sors pas… » Elles sont en état de mort psychique. Elles se pensent épouvantails. Je me suis vu ainsi. C’est trop dur, je n’y arriverai pas. Je l’ai pensé par moments. On est tenté par la démission. On souffre moins quand on se laisse aller, glisser, partir… La bagarre est excitante, mais tellement douloureuse !

Le traumatisme est un chaos qui rebat les cartes. On peut ne pas trouver la force de rejouer avec les nouvelles cartes ou au contraire s’en saisir comme d’une chance. Tout dépend de son tempérament, de ce que l’on a vécu avant le traumatisme, et puis de l’entourage et des rencontres que l’on fait après. L’intensité de la résilience va de zéro à presque l’infini. Certaines personnes font du traumatisme le sens de leur vie. Elles métamorphosent leurs blessures en engagement idéologique, scientifique ou littéraire.

En fait, rien n’est joué d’avance. J’aurais pu échouer si cela avait duré trop longtemps. Si j’avais été trop souvent découragé ou si j’avais connu trop d’échecs. Au lieu de cela, j’ai eu la chance de rencontrer des tuteurs de résilience, que je ne reconnaîtrais même pas dans la rue. Cette institutrice qui m’a inscrit à l’examen d’entrée au lycée. Ce prof qui m’a incité à passer le concours général de français, puis cet autre qui m’a poussé à faire Sciences po. Ils m’ont permis d’aller de l’avant, sans me retourner.

Après une profonde blessure psychologique, il faut respecter une période pendant laquelle le traumatisé nie ce qui lui est arrivé. On ne peut pas faire marcher quelqu’un qui a une jambe cassée. On lui met un plâtre, qu’il faudra à un moment enlever, comme il faut à un moment bousculer le déni. Personnellement, on m’a obligé à garder le plâtre trop longtemps.

Les autres ont été les complices malgré eux de mon refus de voir la réalité, car ils ne pouvaient pas entendre mon histoire. Après la guerre, j’ai raconté comment j’avais, à 6 ans et demi, échappé à une rafle de la Gestapo en 1943. Les gens ne me croyaient pas et éclataient de rire. Il a fallu que je publie mon premier livre et que Michel Polac m’invite sur le plateau de « Droit de réponse ». Après l’émission, des téléspectateurs ont téléphoné : « Est-ce que ce ne serait pas le petit Boris que j’ai aidé à s’évader de la synagogue de Bordeaux ? » C’était en 1983, j’ai enfin eu la preuve de ce que je disais.

Si l’on vous suit, nous sommes ce que les autres disent de nous et rien d’autre, un simple « je » de construction…

L’être humain est fabriqué par sa « culture », il se construit préverbalement par les interactions affectives et par les récits des autres sur lui. Le film qu’il se fait de lui-son âme-n’est rempli que de ce que les autres y mettent. Et le sens qu’il attribue à sa vie dépend de l’interprétation qu’en fait son entourage. L’assistante sociale, l’avocat ou le juge qui dit d’un enfant : « Après ce qu’il a vécu, comment voulez-vous qu’il s’en sorte ? » maltraitent encore plus celui qu’ils sont censés protéger.

Si j’ai accepté d’occulter mon passé, c’est pour ne pas être étiqueté « victime »-c’est la tunique d’infamie. J’ai refusé ce que la culture me proposait, faire une carrière de victime : il est blessé, il est foutu, on va lui donner une pension et qu’il se taise.

Vous citez la honte ressentie par les survivants d’Hiroshima ou les rescapés des camps de concentration. Comment peut-on survivre alors que tous les autres sont morts ?

Une victime vivante est forcément un peu coupable aux yeux des autres. Les orphelins rwandais qui vivent entre eux dans les « ménages d’orphelins » gouvernés par un grand frère ou une grande sœur ou les rescapés qui sont pris en charge en Europe ou au Québec réussissent à l’école et savent ce qu’ils veulent faire plus tard. Ils ne se sentent pas diminués, mais fiers d’avoir surmonté leur trauma. Ils s’en sortent mieux que les enfants restés au contact de parents blessés, dans une enveloppe de souffrance. Ceux-là vivent avec les morts à table. Leur bonheur est coupable.

Pour une victime, rien n’est pire que d’être contrainte au silence. J’ai été obligé de me couper en deux : une partie socialement acceptable et une partie indicible. Je menais une existence à cloche-pied. Lorsque l’on vit dans la fable de Loth, on survit, mais on n’est pas entier.

On s’est battu, on a eu des succès, mais on ne connaît pas ses racines, on n’a jamais osé regarder en face son passé, on a été condamné à mort parce que l’on était tsigane ou juif sans savoir ce que c’est d’être tsigane ou juif, on ne connaît pas sa religion. On traîne derrière soi une ombre immense. Les récits sont le moyen de nous réconcilier avec notre propre histoire.

Cette jeune femme dont je parle dans mon livre, à qui l’on annonce brutalement : « Ta mère est une pute qui est partie avec un boche », reçoit un coup terrible. Une blessure qu’elle va traîner cinquante ans, jusqu’à ce qu’elle reprenne possession de son histoire en fouillant dans les archives.

Elle se construit une nouvelle représentation de son passé qui modifie le regard qu’elle se porte : « J’ai eu tort d’avoir honte. » Les « enfants de boche » vous disent : « Ma vie a été empoisonnée par cette ombre. Je n’ai pourtant commis aucun crime. »

Et puis la culture change, on leur donne enfin le droit de parler d’eux et de leur père.
Ces ex-« enfants de boche », qui ont 65 ou 75 ans aujourd’hui, me montrent des photos de leur père en uniforme de la Wehrmacht : « Vous ne trouvez pas qu’il est beau ? » C’est agréable de se sentir entier. De cesser d’avoir une partie de sa personnalité éteinte. Si la culture avait été plus encourageante, ce travail, ils auraient pu le faire à 15 ou 20 ans.

Une société qui veut la transparence coûte que coûte est-elle supportable pour l’individu ? N’a-t-on pas besoin de garder une part d’ombre, la « part maudite » comme l’appelait Bataille ?

Contrairement à ce qu’affirment mes détracteurs, j’ai toujours dit qu’il vaut mieux parfois ne pas dévoiler certains secrets, déguiser la vérité. D’abord parce que l’enfant se sent une personne le jour où il peut « faire secret », ne pas tout dire à sa mère. Ce jour-là, sa personnalité est constituée. Ensuite, si le secret fait de l’ombre sur la vie d’un enfant, sa révélation peut être plus terrible encore. Je raconte dans mon livre l’histoire de Pierrot, qui vénérait son père « résistant » et qui découvre dans les archives de la préfecture qu’il était un collaborateur et a fait fusiller quatorze amis d’enfance.

Dans toutes les familles, tous les couples, il y a un secret, des raisons de se rendre malheureux. Est-ce que l’on peut dire à une fille, comme le recommandent certains psys, qu’elle est née d’un inceste ? J’ai deux patientes auxquelles les parents ont révélé ce secret. Les deux ont fait des bouffées délirantes. L’une se remet à peu près, l’autre est en hôpital psychiatrique. Si on ne leur avait pas avoué la vérité, le poids de ce secret les aurait alourdies, mais elles n’auraient sans doute pas fait de bouffées délirantes. On ne peut pas tout dire.

Pourquoi dites-vous que notre besoin de tout expliquer fabrique des boucs émissaires ?

Tout traumatisme est un événement insensé, et c’est l’explication de l’insensé qui redonne goût à la vie. Désigner un bouc émissaire, c’est la pensée facile. Choisir la résilience, vouloir comprendre est plus difficile. Au Moyen Age, la peste noire était la faute des juifs. En 2001, Jospin ne sait quoi répondre aux sinistrés de la Somme, persuadés que le gouvernement a détourné les eaux en crue de la Seine pour protéger les Parisiens. Une accusation absurde mais qui les a aidés.

Aaron sait que le bouc est innocent, mais il le charge symboliquement des péchés de groupe pour ne pas avoir à sacrifier son propre fils. Quand l’aspect symbolique disparaît, l’homme enclenche des mécanismes archaïques de défense et c’est la porte ouverte à tous les délires meurtriers. La résilience ne vaut pas qu’au niveau de l’individu. Les cultures se sont construites par catastrophes successives.

On part dans une direction et soudain il se passe quelque chose : la disparition des dinosaures, le trou dans la couche d’ozone… La catastrophe, ce n’est jamais le désastre. La vie reprend son cours, mais d’une autre manière. Les catastrophes font avancer les sociétés.

Beaucoup de biologistes pensent même que l’évolution est une suite de catastrophes. Ils parlent de « résilience naturelle ».

http://www.cles.com/enquetes/article/la-civilisation-est-un-delire-logique

 

A lire aussi dans ce blog:

https://tarotpsychologique.wordpress.com/2013/08/30/boris-cyrulnik-pour-etre-heureux-il-faut-avoir-souffert/

 

16 réflexions sur “Boris Cyrulnik : la résilience

  1. J’aimerais beaucoup rencontrer cet auteur pour témoigner de mon expérience de résilience, celle de toute mon existence jusqu’à ce jour.
    Mais surtout de mes 20 premières années et des suivantes dans d’autres parcours multiples.
    Je ne puis rien inventer juste entendre l’avis des spécialistes concernant mes propres rebonds et cette énergie, vitalité, qui m’habiteraient. Je n’en ai aucune conscience puisque je fonce et vais de l’avant.
    J’aimerais cependant tellement témoigner. J’ai d’ailleurs chez moi sur mon blog, une écrivain Roberte Colonel qui a écrit un livre concernant son propre parcours pas évident du tout, et qui a eu des contacts avec cet auteur et neuropsychiatre.
    Je m’intéresse également à la psycho-généalogie et les livres de l’auteur : Ciel mes aïeux.
    Je devrais le relire d’ailleurs, car il en soulève des souvenirs en soi en en lisant les pages.
    Les non-dits et les secrets de famille tus, peuvent entraîner des maladies ce qu’elle prouvent dans son livre. Mais Boris Cyrulnik n’a pas tort dans l’exemple qu’il cite au sujet des enfants issus d’un inceste. Difficile de savoir, de prévoir.

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    • Cela doit être possible de le rencontrer, il donne des conférences. Beau parcours de vie que tu as…difficile mais certainement très riche.
      Et il a fait de toi la personne que tu es aujourd’hui.
      Témoigne donc sur ton blog, cela nous intéressera tous.
      J’irai voir le livre de cette dame.
      Oui, la psycho-généalogie et la mémoire cellulaire me passionnent aussi. J’y reviendrai encore, il y a tant de thérapeutes extraordinaires.

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  2. j ai eu la CHANCE d’assister à une « classe » qu’il donnait avec d’autres dans le cadre des conférences de la Fondation Denicker
    Simple, clair, accessible, intelligent, humain… lui et Rufo sont des hommes que je lis et dont j’apprends avec plaisir
    ils ont une grande humanité

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  3. 😉 Ainsi présenté, il m’est beaucoup plus sympathique que l’image que j’en avais… déformée par une intelligentsia qui galvaudait la résilience 😦
    Que la source en soit la Bible me ravit 😆
    Pour les vidéos, remplacer les codes par :



    😉 je ne suis donc pas la seule à préférer voir les vidéos en direct plutôt qu’en lien 🙄

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    • Oui, on a beaucoup galvaudé ce terme de résilience. Heureuse que cette publications t’a réconcilié avec cet homme, plein de sagesse et de bonté.
      Désolée, pour les vidéos ça ne marche pas, j’ai essayé et me suis retrouvée avec un gros trou et plein de messages d’erreur.
      Dans ton commentaire c’est idem que sur tous les sites de WordPress, tout noir, j’ai le son mais pas l’image.
      J’espère que les visiteurs feront un effort, juste une petit clic 😀 pas grand chose…

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      • Pour les vidéos, chez youtube ou chez dailymotion, suffit de faire un copier-coller de l’adresse url.
        C’est ce que je fais chez moi. Pour mettre dans un commentaire. Il suffit d’aller sur le lien de la vidéo comme pour la regarder, de cliquer en-dessous de la vidéo sur le site, sur le mot partage.
        Apparaît un lien raccourci, dont il suffit de faire un copier-coller. J’en ai fait le test, il y a de cela deux jours pour un commentaire et cela a très bien fonctionné.

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        • Merci pour tous ces renseignements mais je crois que le problème se situe au niveau de mon ordi. Je vois les vidéos sous Internet Explorer mais il plante et sous Mozilla, je ne les vois plus.
          Je mets donc les liens, ce n’est pas grand chose de cliquer, on arrive sur la vidéo directement.

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  4. Excellent cet article , dommage que les vidéos ne sont seulement en lien. J’en ai écouté lusieurs sur le web en 2011 , j’ai lu aussi deux livres et un en attente trouvé dans un vide grenier , merci pour ce artage 🙂

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