Jacques Vigne : La faim du vide

Le docteur Jacques Vigne, psychiatre, vit en Inde depuis plus de quinze ans, expérimentant les processus de méditation de la tradition hindoue et les confrontant aux données de la science médicale. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont La faim du vide, publié aux ed. du Relié un ouvrage majeur, où il réfléchit sur les rapports entre l’anorexie, le jeûne et la spiritualité. Il propose, entre autres, de faire pratiquer aux jeunes anorexiques des techniques de yoga pour nourrir leur manque essentiel et retrouver un juste rapport au corps.

En voici un extrait :

Souffrir d’inanition peut-il correspondre à une initiation ?

Le rapport de l’être humain avec sa propre faim se joue dans des contextes variés : par exemple, dans le passé, beaucoup de gens ont jeûné pour des raisons valables, et beaucoup d’autres pour des causes pathologiques. Dans l’histoire des religions, le jeûne a été au cœur de nombreuses initiations, à commencer par les expériences chamaniques.

Il y a derrière la similarité des mots français « inanition » et « initiation » plus qu’une coïncidence. Par la capacité de jeûner, l’adolescent s’éloigne de l’état de bébé qui ne peut se passer du sein de sa mère pour se diriger vers celui d’adulte capable d’endurer la faim quand il est pris par l’action, par exemple, dans le cas de l’homme, par la chasse ou la guerre.

L’anorexie typique arrive à l’adolescence, un âge où il devrait y avoir normalement des rituels initiatiques, ceux-ci comprenant régulièrement des jeûnes dans les sociétés traditionnelles.

Comme cet aspect rituel est mis de côté dans la société occidentale moderne, est-ce que l’anorexie ne serait pas déjà un retour de ce refoulé-ci ? Par ailleurs, l’anorexique vit de façon encore plus intense un paradoxe typique de l’adolescence : il désire sentir un soutien familial solide, il en a grand besoin, mais en même temps il veut avoir l’impression d’être complètement indépendant.

Pour respecter à la fois ces deux tendances, les parents doivent marcher sur la corde raide, comme des funambules, et essayer de faire au jour le jour ce qu’ils peuvent. Chez les garçons, il est moins fréquent que les problèmes d’adolescence se fixent sur une restriction de l’appétit, ils ne représentent peut-être que 10% des cas. Cependant, si l’on regarde les anorexies qui se sont installées à long terme, les chiffres sont sans doute plus élevés, il est bien possible qu’ils montent à 25% chez les hommes, bien que ceux-ci aient moins tendance à consulter et être hospitalisés que les femmes. Ceci a pu perturber l’élaboration de statistiques précises jusqu’ici.

Dans les sites dédiés aux anorexies, qui sont souvent prosélytes dans leur valorisation de la restriction alimentaire (on les appelle pro ana, le terme ana désignant, et en quelque sorte personnalisant, l’anorexie), il y a un mélange de certaines aspirations spirituelles au dépassement de soi par la discipline alimentaire, et de dérapage plutôt dangereux dans le sens d’appels radicaux à la famine volontaire. On peut certes critiquer facilement l’ascétisme naïf de l’anorexique en le taxant de fausse spiritualité, et en mettant le doigt sur un intellectualisme exacerbé qui a peur d’intégrer le corps et les émotions. Cependant il ne faut pas, à mon sens, jeter le bébé avec l’eau du bain, il s’agit d’un départ.

Le rôle de l’entourage ou du soignant est d’aider au discernement pour développer une vraie spiritualité. Après tout, nous sommes en face d’adolescentes qui s’essaient pour la première fois à la vie intérieure, elles ont droit à l’erreur, elles ne peuvent pas tout réussir du premier coup. On a souvent relié le mode de pensée des anorexiques loin de leur corps à la mode des modèles des magazines féminins qui se présentent souvent efflanquées.

Les anorexiques elles-mêmes démentent en général que leurs troubles soient dus simplement à un effet de mode. Ils ont des racines plus profondes. Une des raisons pour lesquelles elles ne s’identifient pas aux modèles qui participent aux défilés de mode, c’est qu’elles se trouvent elles-mêmes laides à cause de leur maigreur, qui certes peut être bien effrayante. Elles n’ont pas envie d’être séduisantes et elles savent de toute façon qu’elles ne correspondent pas aux canons de la beauté. Il faut cependant noter que les normes édictées progressivement au XXe siècle de la « beauté libérée » qui insistent sur la maigreur excluent la plupart des femmes. Pour celles-ci, ce canon de la beauté représente donc beaucoup plus un carcan qu’une libération.

Il est licite d’évoquer ici la possibilité que les anorexiques vivent dans leur corps un conflit latent ou patent entre la société de consommation et les idéaux chrétiens beaucoup plus ascétiques, qui se sont mis dès le début dans la ligne d’un Christ qui, dit-on, avait jeûné quarante jours dans le désert ; nous y reviendrons dans le chapitre sur le christianisme. J’ai déjà évoqué dans le livre Marcher, méditer la question des ascèses excessives qu’on dénommait épascèse dans l’Église grecque.

Une lumière au bout du tunnel

Quel que soit le handicap psychologique des patientes, quel que soit l’embarras des familles, il est important de montrer une lumière au bout du tunnel, et pour cela l’approche spirituelle dans son côté fondamentalement positif a une place de choix. Dans cette perspective, la profondeur de l’individu n’est pas un sac de nœuds, de souffrances, de refoulements, de névroses ou un noyau psychotique, mais s’avère, derrière tout cela, sous tout cela, pure conscience et félicité. Cela est à l’opposé de la vision pessimiste de Freud, que beaucoup de thérapeutes occidentaux ont « avalé » comme un postulat, sans plus de réflexion et sans mot dire.

C’est sans doute parce que les Indiens se souviennent confusément au moins de cela, que le taux de suicide chez eux est quatre fois moindre qu’en Occident. Il faut même faire rentrer dans ces statistiques le fait que c’est le plus souvent un groupe très particulier de sujets qui se suicident en Inde : il s’agit des jeunes filles juste avant ou juste après leur mariage. C’est le plus grand changement de leur vie, elles n’ont pas une personnalité suffisamment assurée pour l’affronter et, s’il y a de sérieux problèmes, elles préfèrent à ce moment-là fuir dans la mort volontaire.

Nous avons déjà vu que la définition du spirituel était plutôt vaste, et que c’était au fond bien comme cela. Une spiritualité bien comprise ouvre joyeusement sur l’infini ; en cela elle ne s’accommode guère des petites boîtes. Par ailleurs, le regard d’un thérapeute sur son patient pour discerner si oui ou non celui-ci a une demande spirituelle est éminemment variable. Je me souviens d’une amie psychanalyste qui avait une trentaine d’années de pratique derrière elle.

Au début, quand elle venait me rendre visite en Inde, elle ne s’était jamais intéressée aux questions spirituelles en tant que telles, et me disait avec grande conviction qu’une demande de ce type chez ses patients était très rare, et bien sûr suspecte des pires névroses. Au fur et à mesure de son évolution intérieure, elle s’est mise à la reconnaître de plus en plus souvent, et a finalement estimé qu’elle était présente chez la majorité d’entre eux. Tout cela est évidemment bien difficile à mettre en statistiques dans un rapport de l’INSERM pour demander des fonds au ministère de la Santé… Mais au fond, n’est-ce pas tant mieux ?

10 réflexions sur “Jacques Vigne : La faim du vide

  1. Bonjour Eliza,

    Je crois aussi, qu’il existe un autre problème à l’anorexie, et si au départ, c’était tout simplement le fait de n’avoir jamais la sensation de la faim, après hélas, ça devient une sale et méchante habitude ???? Je ramène à moi, mais j’ai rarement faim, je mange souvent par habitude, car c’est l’heure et qu’il faut du caburant à mon corps !
    Belle journée avec le retour de la pluie sur Paris, hélas !
    Des grosses bises – Lili

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    • Bonsoir Lili,
      Convaincue que les causes de l’anorexie sont si nombreuses, variées et souvent enfuies profondément dans l’inconscient, nous les chercherons encore longtemps. Merci pour ton témoignage, précieux car ce sont celles qui l’ont vécu qui en parlent le mieux.
      Bien entendu, je ne crois pas que tu sois anorexique, tout simplement le fait de te nourrir et plus une nécessité qu’un plaisir.
      Du moment où tu te sens bien… et je te confirme que tu n’es pas la seule.
      Mon corps se satisfait aussi de peu de nourriture, parfois j’ai l’impression que sa vue et son odeur me remplissent.
      Peut-être tirons nous notre énergie du prana 😀
      J’ai eu une belle et douce journée, habitons nous la même ville ?
      A moins qu’il ait plu pendent que je dormais encore 😀
      Gros bisous à toi.

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      • Bonjour Eliza,
        Je ne suis pas anorexique du tout, j’ai même 5 kilos en trop depuis quelques temps, grrrr !!!!
        Mais franchement les fois où j’ai vraiment faim…. sont rares ! Alors je me dis dans tite tête, que je ne dois pas être la seule dans ce cas-là, d’où dérivesssss peut-être par la suite !?
        J’habire en région Parisienne dans l’Essone ! où il vient de tomber une bonne douche pour ton réveil ! 😉
        Belle journée à toi et des gros bisous – Lili

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        • Bonsoir Lili,
          Comme je t’avais dit, je ne te croyais pas anorexique, juste quelqu’un qui n’a pas besoin de beaucoup de nourriture.
          Ce trouble se manifeste surtout à l’adolescence et souvent il est provoqué par le refus de voir le corps se métamorphoser, voire quasiment celui d’exister. Les psys donnent des nombreuses pistes, souvent justes mais j’aime l’approche de Jacques Vigne et de Jacqueline Kelen car ils introduisent cet élément du manque de quelque chose « de plus grand que nous » qui est sous-jacent à ces comportements à l’époque où les jeunes s’interrogent beaucoup et où la société ne leur propose rien pour combler ce manque fondamental.
          Oui, sur Paris temps gris, aujourd’hui mais je crois que ce sont les Saintes-Glaces.
          Bisous, Lili et bonne soirée.

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    • Oui, effectivement, cela est bien loin de notre approche occidentale et de toutes ses théories, souvent justes mais réductrices.
      Sans parler de la souffrance de ces jeunes femmes et de la culpabilité de leurs parents.
      Il y a aussi un très beau livre de Jacqueline Kelen « La faim de l’âme, une approche spirituelle de l’anorexie » où elle propose son approche entièrement nouvelle de cette maladie. Selon elle, l’anorexie est une métaphore criante de la faim de l’âme qui révèle une quête de transcendance, ainsi que le refus d’un monde sevré d’un idéal.
      Je l’ai lu il y a fort longtemps car il est paru en 2002 mais cela me donne envie d’y revenir et peut-être écrire sur ce sujet si grave et si vaste.
      Merci Ayo Délé, tu apportes de la joie sur ton passage.
      J’espère ne pas trahir ton secret, en expliquant que ton beau prénom veut dire « celle qui apporte de la joie dans la maison » et de conseiller à tous d’aller voir ton si beau blog.
      Je t’embrasse.

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      • Merci! Je suis toute rouge.
        Je vais chercher le livre dont tu as parlé. Je crois que les derniers rites initiatiques officiels si je puis dire était liés aux sacrements chrétiens or avec la désafection des fidèles il n’y a effectivement plus grand chose. Cela favorise très probablement l’émergence de troubles alimentaires, abus d’alcol, drogues et Cie.

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        • Tu n’es pas rouge, tes lèvres sont roses 😀
          Oui, le monde moderne repose sur les trois piliers : avoir, valoir, pouvoir.
          Et l’Être représente bien peu de valeur, tendis que nombreux sont ceux qui aspirent à quelque chose de plus grand, auquel ils puisent se relier.
          Les rites de passage, que cela soit dans les sociétés anciennes ou bien modernes n’ont été remplacé que par une seule possibilité : « je consomme, donc j’existe ». Je simplifie à outrance, bien sûr mais notre monde est dur à vivre pour les jeunes qui ont gardé leurs idéaux.
          Alors ils cherchent et parfois se perdent en route.

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