André Comte-Sponville : Sagesse du deuil et de l’amour

Philosophe, il a notamment publié Le Bonheur, désespérément (Pleins Feux), L’Amour, la Solitude (Albin Michel) et Petit traité des grandes vertus (Livre de Poche).

Novembre : les jours raccourcissent, les arbres perdent leurs dernières feuilles, l’automne doucement s’enfonce dans l’hiver… Les commerçants sortiront bientôt leurs décorations de Noël, nos villes vont s’illuminer de guirlandes futiles. Ce n’est que du marketing. Ce n’est que de l’impatience.

Il n’est pas temps encore de penser aux cadeaux, aux fêtes, aux victuailles… La nature est plus vraie, le calendrier, plus exact. Novembre, mois de Toussaint. Il fait froid. Il fait triste. Les feuilles mortes se ramassent à la pelle ; les regrets, les souvenirs aussi. C’est le moment de penser à nos morts. Et à nous-mêmes, comme mortels.

Il y a ceux que nous avons perdus, nos parents, nos amis, nos enfants, hélas, parfois. Le cœur qui se serre, rien que d’y penser. Ce froid en nous et en tout. Cette nuit qui n’en finit pas de tomber. Et puis cette douceur pourtant, quand le temps a passé, cette chaleur, cette lueur, comme un amour préservé ou retrouvé. Heureux ceux qui n’ont pas perdu (pas encore perdu) l’un de ceux qu’ils aimaient plus que tout.

Mais plus heureux peut-être, en tout cas plus forts, ceux qui ont traversé l’horreur sans s’y perdre tout à fait, ceux qui ont retrouvé en eux, intacte ou augmentée, cette puissance de vivre et d’aimer sans laquelle rien n’a d’importance, ni de goût, ni d’intérêt.

C’est ce que Freud appelle le travail du deuil : il s’agit de retrouver la capacité d’aimer, explique-t-il, non certes en oubliant nos morts, ce ne serait que frivolité, mais sans que leur souvenir nous empêche de vivre, bien au contraire, ni d’agir, ni d’aimer. Ils étaient vivants, merveilleusement vivants. Ils nous aimaient. La seule façon de leur être fidèle, c’est de vivre, même sans eux, le mieux que nous pouvons.

C’est aussi la leçon d’Épicure : « Doux est le souvenir de l’ami disparu. » Ce n’est pas vrai tout de suite.
Au début, et pendant longtemps, il n’y a que l’horreur, la déchirure, l’absence insupportable : comme c’est atroce qu’il ne vive plus ! Puis le temps passe, le deuil se fait. La souffrance peu à peu s’apaise.

Quelque chose de fragile apparaît, qui ressemble à une force, à une joie, à un bonheur… Comme c’est doux qu’il ait vécu, que nous nous soyons rencontrés, connus, aimés  Les saints ? Ce n’est qu’un rêve. Ce n’est qu’un mythe.
Il n’y a que des vivants qui meurent : à nous de les aimer assez, même morts, pour qu’ils continuent de nous éclairer, de nous accompagner, de nous donner la force de vivre, même sans eux, et d’aimer. Travail du deuil : travail non de l’oubli mais de l’acceptation et de la gratitude. Nos morts ne reviendront plus ; mais ce serait trahir les vivants qu’ils furent que de renoncer pour cela à la vie qu’ils ont aimée, qu’ils ont illuminée, et qu’ils continuent, en nous, à éclairer. Sagesse de la Toussaint : sagesse du deuil et de l’amour.

Et puis il y a notre mort à nous, qui viendra tôt ou tard. La craindre ? C’est avoir peur de rien (oui : ce rien qu’est la mort), et trembler, absurdement, pour une ombre. Mieux vaut vivre, tant qu’il est encore temps, et d’autant plus lorsque l’hiver approche, lorsque la vieillesse vient, lorsque le jour décroît. Comme la nuit tombe vite, en novembre, et comme la lumière est belle !

 

 

 

20 réflexions sur “André Comte-Sponville : Sagesse du deuil et de l’amour

  1. Ils ne meurent pas quand on vie avec eux par la pensé, c’est quand tous ceux qui les ont connus ont disparu qu’ils disparaitront a leur tour, a moins d’êtres célèbres et un petit sursit supplémentaire leur serras accordaient.

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    • Oui, tant que nos disparus vivent dans nos cœurs, leur mémoire n’est pas perdue.
      Celle des célébrités demeure mais nous n’entretenons pas avec eux le même rapport affectif.
      Ta réflexion est très juste, toutefois, combien les exemples des grands Hommes nous inspirent encore, parfois plusieurs siècles après

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  2. Bons jours

    Lorsqu’il est l’heure la feuille se détache
    et l’hiver invite l’ermite à méditer.
    Toutes les feuilles d’automne ensemble
    vont s’enfoncer au sol et vont se transformer
    en nourriture.
    La période de dormance en sous-bois
    terminée, les jeunes feuilles en fin d’hiver sous le duvet
    se préparent.
    La feuille est un organe :
    Que vivent nos saisons,
    nos nervures si fines soient-elles
    rejoindront le ruisseau.
    en attendant, elles rêvent d’être rivières.
    Bien à toi mon amie, bien à vous qui passez,
    tendresse

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  3. Nous tirons profit de tout ce que nous avons pu engranger dans le passé, afin de créer notre présent le mieux possible. Seulement voilà, il y la mort ce lien subtil avec la nature qui porte en elle le germe de sa propre mort. Oui préparez votre mort à chaque instant, souriez-lui ! Elle n’est pas notre ennemie. La mort est un déplacement d’existence, elle nous ouvre la porte de l’éternité………… Amicalement Bruno

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    • Merci Bruno pour ce commentaire plein de votre sagesse habituelle.
      J’adore l’expression : « La mort est un déplacement d’existence », c’est exactement ce que je ressens.
      Et la préparer tous les jours fait partie de la sagesse des anciens, dans nos sociétés elle est niée ou soigneusement cachée.
      Toutes mes amitiés

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  4. En effet, l’hiver arrive très vite. Le temps agit sur nous, jour après jour, sans se fatiguer.
    On se retourne tout à coup et on prend conscience du temps passé, des moments dont nous aurions pu profiter davantage.
    Je pense particulièrement à Eckart Tolle qui a écrit : « Le pouvoir du moment présent ».
    Croquons la vie à pleine dent.

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    • Le temps n’est jamais fatigué, c’est nous qui le devenons…
      Pas de regrets, juste des leçons, tu sais qu’il n’y a pas de hasard.
      Oui, le moment présent, ce « ici et maintenant », prôné par tous les grands sages. A nous de décider, la Vie est toujours pleine de promesses et tout est là, si nous le voulons.
      Merci pour cette conclusion si optimiste

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  5. Bonjour
    Merci pour ce texte rempli de sagesse et d’espoir
    Profitons bien de l’automne, aprécions le, avant que l’hiver n’arrive!
    Le temps passe si vite, aprécions le temps présent, traversons les épreuves de la vie, au bout du tunnel, il y a toujours de la lumière…
    Une lectrice

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    • Merci beaucoup pour votre commentaire et votre appréciation mais concernant André Comte-Sponville, je ne parlerais pas vraiment du matérialisme. C’est un bel esprit, grand ouvert et très humaniste. Il parle souvent de la spiritualité laïque. Connaissez vous d’ailleurs son livre L’Esprit de l’athéisme, introduction à une spiritualité sans Dieu Albin Michel, 2009
      Dont voici un résumé :
      « Dieu existe-t-il ?
      Les athées sont-ils condamnés à vivre sans spiritualité ?
      Autant de questions décisives en plein « choc des civilisations » et « retour du religieux ». André Comte-Sponville y répond avec la clarté et l’allégresse d’un grand philosophe mais aussi d’un « honnête homme », loin des ressentiments et des haines cristallisés par certains.
      Pour lui, la spiritualité est trop fondamentale pour qu’on l’abandonne aux intégristes de tous bords. De même que la laïcité est trop précieuse pour être confisquée par les anti-religieux les plus frénétiques.
      Aussi est-il urgent de retrouver une spiritualité sans Dieu, sans dogmes, sans Église, qui nous prémunisse autant du fanatisme que du nihilisme.
      André Comte-Sponville pense que le XXIe siècle sera spirituel et laïque ou ne sera pas. Il nous explique comment. Passionnant. »

      Je publierai, lundi un extrait du dossier Une spiritualité sans Dieu est t-elle pensable
      Cela vous plaira, j’espère à vous qui êtes un chercheur infatigable

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