Noël et le poids du passé

Décembre et ses traditionnelles réunions de famille. Des moments que nous rêvons chaleureux et sans tensions… Or, il suffit souvent d’un rien – une remarque, un regard – pour que l’enfant malheureux que nous avons été surgisse en nous, prêt à se venger.

Revoilà Noël. Son sapin, ses cadeaux choisis dans l’urgence, sa dinde, ses marrons, sa bûche glacée et… son cortège de retrouvailles parfois aussi lourdes à digérer que le repas. Certains en rêvent et se réjouissent des mois à l’avance. Pour d’autres, le cauchemar n’est pas loin.

Impossible d’échapper à cet archétype de la fête familiale qui les angoisse. « L’idée de me retrouver assise en face de mon frère que je déteste, à côté de ma mère, qui passe son temps à critiquer la manière dont je suis coiffée ou habillée me tord l’estomac, grince Juliette, 32 ans. Souvent, au milieu du repas, je n’ai qu’une envie : tirer sur la nappe et renverser le chapon sur le “si beau” kilim que papa-maman ont déniché lors de leur dernier “formidable voyage en amoureux” à Istanbul. »

Des histoires d’enfant

Pourquoi cette envie d’exploser ? Pourquoi un besoin irrépressible de « tout balancer », d’enfin dire leur fait à cette sœur, à ce père qui nous ont, pensons-nous, gâché ce qui aurait dû être nos plus belles années ? « Dans ces fêtes, il nous faut composer à la fois avec la famille que nous avons formée en tant qu’adulte et, surtout, avec celle de notre enfance, analyse Nicole Prieur, thérapeute familiale. Nous régressons et les contentieux non réglés de cette époque resurgissent inéluctablement. »

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Différentes facettes de notre identité et de notre histoire se télescopent. Il suffit d’un rien, une remarque, un regard et, subitement, l’adulte que nous sommes devenu disparaît derrière l’enfant que nous avons été. Nous ne sommes plus Iris, 38 ans, belle et brillante vétérinaire, mariée, deux enfants, nous redevenons « Iristrion », petite fille « difficile », troisième d’une fratrie où il fallait se battre pour exister aux yeux d’un père trop absent, de sœurs aînées que nous trouvions distraites et méprisantes.

Elle confie, humiliée : « Je me souviens encore de ce jour où nous étions, mes parents, mes trois sœurs et moi, réunis dans la maison familiale pour Noël. Nous, adultes, observions nos enfants qui dînaient. Tout à coup, Victoire, ma sœur aînée, a critiqué la manière dont je parlais à mon fils. Je ne sais pas ce qui m’a pris : je lui ai sauté dessus en hurlant qu’elle n’avait pas d’ordres à me donner, que j’étais beaucoup plus équilibrée qu’elle, que j’en avais marre qu’elle se mêle de tout.

Nous nous sommes battues devant les petits, nos deux autres sœurs et mes parents médusés. Résultat : j’ai eu l’air d’une folle dangereuse devant la famille tout entière. Rien n’avait changé et je me suis une fois de plus sentie disqualifiée, tellement moins aimable et aimée que Victoire. » Iris a l’impression d’avoir répété un scénario dont elle pensait s’être extraite.

La faute à qui ? Au psychisme, aux traces intemporelles laissées par le lien familial et, plus particulièrement, celui noué avec nos parents, notre premier grand amour. Nous attendons, nous espérons être reconnus par eux à notre juste valeur : « C’est le lien dont nous sommes faits, le premier, éclaire la psychanalyste Marie-Hélène Brousse (L’Enfant dans la civilisation, Quarto, 2007).

Il allie le sentiment d’amour, la sensualité – les câlins, les papouilles –, et le désir inconscient et interdit que nous ressentons pour eux. Quoi qu’il se passe dans notre parcours ultérieur, nos père et mère font partie de nous, de notre scène intérieure. »

Chacun ses images idéales

Iris voulait se venger, obtenir « réparation ». Impossible, expliquent les psychanalystes. Parce que nos parents ne sont jamais, dans la réalité, tels que nous les imaginons. Nous réglons nos comptes, non pas avec des êtres humains, mais avec des acteurs du roman familial que nous avons intérieurement écrit. Sigmund Freud et la psychanalyste Melanie Klein s’en sont aperçus les premiers : les « héros des histoires » en chair et en os n’avaient rien à voir avec les descriptions de leurs patients sur le divan.

Éric Trappeniers, psychologue et thérapeute familial (S’épanouir en couple et en famille, InterEditions, 2003), confirme : « Quand je rencontre et écoute les membres des familles que je reçois, j’ai l’impression qu’ils n’ont pas vécu ensemble. Chacun a sa propre vision. C’est une erreur de penser que tous pourraient avoir la même version. »

D’ailleurs, nous n’avons souvent pas les mêmes souvenirs ni la même image des comportements des uns et des autres. Antoine, 36 ans, a essayé de confronter son père à la réalité : « Il nous a abandonnés ma mère, ma sœur et moi quand j’avais 3 ans. Il a essayé de se trouver des tas de bonnes raisons de ne pas avoir pu s’occuper de nous.

J’ai protesté : “Non, ce n’est pas cela. Tu mens.” Mais contester sa version n’a servi à rien. Mon père n’avait aucune envie d’entendre un autre son de cloche que le sien. En fait, j’aurais voulu qu’il soit différent et je tentais de redéfinir la représentation qu’il donnait de lui. Je voulais lui dire ses quatre vérités. J’ai renoncé. » De contestation en contestation, Antoine a fini par se détacher. Aujourd’hui, il voit très peu son père.

Des reproches nécessaires

disputeFaut-il renoncer à dire
ce que nous avons sur le cœur ? Se taire ? Pas forcément. Nous ne pouvons pas changer notre interlocuteur, mais nous pouvons ouvrir une brèche et l’amener à entendre notre point de vue. « Nous ne nous projetons pas contre un écran blanc, rassure Éric Trappeniers.

Il peut être pertinent de dire à ses parents : ‘’J’ai mal vécu cet événement. Cela m’a fait souffrir. ‘’ Mais pour être écouté, il importe de s’exprimer après avoir réfléchi et en renonçant au ton vindicatif. »

Le reproche est une étape nécessaire, souvent incontournable, notent les thérapeutes. Seulement, il s’inscrit plutôt dans le registre de la crise d’adolescence. « Tant que nous voulons que notre parent sache qu’il a été méchant, nous sommes dans la demande, décode Marie- Hélène Brousse.

Et nos propos, qui se chargent d’une jouissance destructrice, reflètent une volonté de continuer à nourrir le lien. Alors nous ne pensons plus qu’a cela. » Il est préférable de s’attaquer aux représentations de nos parents dans notre tête : « Si nous lavons notre linge sale en famille, il ne sera jamais propre, poursuit la psychanalyste. Mieux vaut le laver en tête à tête avec soi-même, sur le divan. »

Nous en aurons fini quand nous pourrons dire simplement à notre interlocuteur : « C’est terminé. Cela n’arrivera plus. » Non pas parce que nous en attendons quelque chose, mais parce que nous ne voulons pas qu’il recommence. Promesse de Marie-Hélène Brousse : « L’idéal serait d’en arriver au point où nous puissions nous dire que finalement nos parents, nos frères et sœurs ont fait ce qu’ils ont pu, ont été ce qu’ils ont été.

Se libérer de nos parents, c’est renoncer à toute demande à leur égard. Le jour où nous y parviendrons, la réalité se modifiera d’elle-même. Et c’est nous qui aurons changé. Nous serons libre et libéré. »

Familles recomposées : des risques décuplés

Au sein des familles recomposées, trois niveaux potentiels de souffrance se superposent, explique la psychologue et psychanalyste Catherine Audibert : « Aux difficultés présentes – l’organisation d’une nouvelle famille – s’ajoutent les blessures du passé récent – l’échec de la famille précédente – et ancien – les blessures de l’enfance. » Et un enfant ou un adolescent peut se sentir d’autant plus autorisé à exprimer ses ressentiments qu’il n’a pas en face de lui son « vrai » père ou sa « vraie » mère. Pour éviter les conflits violents,

Catherine Audibert conseille de parler, plus encore que dans une famille classique. Et de bien définir la place de chacun : « Un beau-père ou une belle-mère a le droit d’exiger des enfants le respect de règles dans le nouveau foyer. À vouloir protéger la place du père ou de la mère, nous avons oublié qu’il faut reconnaître la responsabilité des beaux-parents. C’est comme si nous disions aux élèves de ne pas obéir à leur maîtresse sous prétexte qu’elle n’est pas leur mère. »

Hélène Fresnel pour le magazine Psychologies

 

16 réflexions sur “Noël et le poids du passé

  1. En lisant un tel article, je suis heureuse de venir d’une famille dont les liens sont si lâches, je suis exemptée de certaines choses. Très peu de noëls en famille, ça peut en faire rêver certains. Merci la vie. Ceci dit, je n’ai pas échappé à la réconciliation possible, qui prend un temps infini et là … rien n’est totalement acquis. C’est pourquoi cela ( des « résidus » je sais le terme n’est pas très élégant ) peut se réveiller sans crier gare.

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    • Merci à la Vie, toujours car, même si elle nous fait vivre des expériences difficiles, comme ton histoire familiale, elles ne sont jamais les fruits du hasard et ont leur utilité. A condition, bien sûr de l’accepter, le comprendre et faire ce travail de réconciliation, qui peut s’avérer encore plus difficile « à distance ». Mais tu le sais bien et tu évacueras ces « résidus » par ta capacité d’amour et du pardon.

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  2. C’est un article très juste Elisabeth. Je viens de passer 5 jours en famille et je ne cache pas que des fois, certains comportements de mes parents m’ont exaspérés. Ce sont des reflex, des mauvaises communications, leur façon à eux d’exprimer leurs manques, je ne peux rien y changer et je l’accepte même si ça m’agace puisque ça fait référence à ce que j’ai vécu étant enfant…
    Je note une phrase en commentaire : « Essentiellement, en te donnant assez d’amour pour compenser celui que tu n’as pas reçu » et je te dis merci pour ce partage 🙂

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    • Merci à toi d’être venu le lire. J’ai bien suivi le récit de ton séjour dans les Pyrénées et, effectivement, j’ai ressenti que tout n’était pas si rose. Très sage attitude, que d’accepter tes parents, tels qu’ils sont car si tu ne peux pas les changer tu peux essayer de les comprendre et ne plus subir, comme tu l’as fait enfant. Ces souvenirs réveillent les blessures que nous avons récoltées mais c’est à nous de décider si nous voulons continuer à en être affectés.
      Heureuse que tu aies retenu cette phrase, pour moi, c’est la seule solution et vouloir l’appliquer, nous permets de nous libérer du poids du passé et aller de l’avant.
      Merci pour ton commentaire.

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  3. Ah Noël et son cortège de repas familiaux. Cela fait maintenant plusieurs années que ce jour-là est devenu un jour de plus dans le calendrier. Un jour comme un autre. Ce qui me désole le plus c’est ce qu’on en fait, ça ne ressemble plus à rien, société de consommation oblige et pendant que les uns et les autres pèsent et soupèsent qui a offert et reçu les plus beaux cadeaux, le temps manque pour la paix des coeurs… Je ne crois pas que ce jour-là apporte une magie quelconque qui répare quoi que ce soit, bien au contraire. Il me semble même qu’on souffle plutôt sur les braises des souffrances trop longtemps tues. C’est au jour le jour, pas à pas, que les blessures cicatrises pour peu qu’on en prenne soin, qu’on les regarde pour ce qu’elles sont: des expériences que nous avons vécu et que nous ne souhaitons plus revivre. Nous avons loupé le coche une fois alors ne loupons pas la leçon, et sachons éviter cette bifurcation à la prochaine croisée des chemins.
    merci de ce partage

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    • Merci à vous pour ce si juste commentaire. Noël est devenu un fête commerciale et les gens ne pensent qu’à la nourriture et aux cadeaux.
      Même le côté « réunion de famille » peut souvent réveiller des vieilles blessures, surtout si nous ne travaillons pas à les cicatriser, comme vous le dites. Toute la magie a disparu, même les enfants ne croient plus au Père Noël.
      Et sans forcément évoquer la dimension religieuse, nous avons perdu cette précieuse notion de temps sacré, en opposition au temps profane, dont parle si bien Mircea Eliade et des traditions diverses.
      Comme vous, je souhaite vivement que cette période redevienne un temps de paix de sérénité, de recueillement et surtout de l’amour partagé.

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  4. C’est marrant cela me fait penser à ce que je lis actuellement : le pouvoir du moment présent d’eckhart tolle, je ne sais pas si tu l’as lu … lui parle de temps horloge et de temps psychologique, tant que l’on ne se libere pas des douleurs du passé nous restons dans le temps psychologique, quand nous l’avons dépassé nous sommes dans le temps horloge …

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    • Effectivement, belle synchronicité, Élodie. Oui, je connais bien sûr les écrits d’Eckhart Tolle et même, si je ne suis pas entièrement d’accord avec tout, l’exemple que tu cites est parfait et correspond si bien à l’article. Merci à toi.

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  5. Bonjour Elisabeth,
    C’est un sujet super sensible que tu nous donne à lire là…
    C’est vrai qu’on peut se sentir comme des enfants à Noël, en famille, cette belle fête symbole d’amour et de partage. C’est vrai et tellement handicapant d’arriver à Noël avec la boule au ventre et l’angoisse de revivre les souffrances passées.
    Moi ce n’est pas un évènement que j’ai mal vécu, c’est des millers… J’ai souffert toute mon enfance.
    Même si je pense que mes parents ont fait ce qu’ils ont pu, et que j’ai renoncé à toute demande à leur égard, cela ne changera rien au fait qu’eux ont fermé définitvement la porte de leur côté.
    Comment faire pour recréer un inexistant?

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    • Bonsoir Myriam,
      Effectivement, le sujet est sensible et Noël, qui devrait être la Fête de la joie et d’amour partagé est une épreuve pour beaucoup d’entre nous.
      Tu as beaucoup souffert et souffres encore mais si tes parents refusent toute possibilité de discussion, tu admets qu’ils ont fait ce qu’ils ont pu, ce qui est déjà un grand pas en avant, puisque tu ne leurs en veux pas.
      Ils sont peut-être encore enfermés dans leurs propres blessures qu’ils n’arrivent pas à guérir, alors, revenir dans le passé leur est trop pénible ou réveille un sentiment de culpabilité. Difficile de le dire, sans connaître la situation exacte.
      Je n’ai pas bien compris quant à « recréer un inexistant ? ». Parles tu du lien ?
      Ce travail de libération, tu peux le faire en toi et pour toi, en te faisant aider, si nécessaire. Comprendre, pardonner, admettre que tu ne changeras pas le passé mais que tu peux modifier le point de vue sur ton enfance.
      En te disant, que toi, adulte tu as toutes les cartes en main pour ne plus te laisser affecter et redevenir cette enfant blessé.
      Essentiellement, en te donnant assez d’amour pour compenser celui que tu n’as pas reçu. Et si tu aimes et tu pardonnes, les relations changeront automatiquement.

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  6. Encore un très bel article et une réflexion très juste que tu nous fait partager Elisabeth. Je suis totalement en accord avec les propos. Souvent, il m’est arrivé de dire que l’on pouvait faire des reproches à ses parents jusqu’à un certain âge, mais qu’à un moment donné les choix étaient entre nos mains et que c’était à nous de tracer notre chemin. Décider que c’est terminé, que cela n’arrivera plus, choisir de se libérer des souffrances de l’enfance, comme il est dit dans l’article, c’est devenir adulte. Nous ne le devenons pas tous au même âge…parfois, cela peut-être très long au final.

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    • Merci, Yveline, je retrouve encore dans ton commentaire la démarche que tu suis dans ta vie. Nous ne pouvons plus revenir dans le passé, pour changer nos parents et notre enfance mais le travail de réparation est possible. Conscientiser, pardonner et nous libérer de nos fardeaux par un travail approprié. C’est à ce prix que nous devenons adultes, même si, comme tu le dis le processus peut être long.

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