Coupables, certes… Mais de quoi ?

Difficile de cerner ce sentiment qui dépend de notre personnalité, de notre histoire, de nos valeurs… Il peut même nous torturer intérieurement à notre insu !

De-quoi-nous-sentons-nous-coupables

C’est papa qui m’a donné l’amour de la musique, explique Sonia, 28 ans, pianiste. Il aurait tellement aimé être musicien professionnel ! J’ai voulu accomplir son rêve, qu’il soit heureux et fier de moi. Mais plus je suis applaudie, plus je me sens mal.  » Depuis peu, en effet, après chaque concert particulièrement réussi, Sonia a une crise d’angoisse.

Comme si elle ne s’autorisait pas à se réjouir de son succès qui, pour elle, inconsciemment, est synonyme de  » dépasser papa  » et donc, symboliquement, de le tuer. Ce « meurtre », sa conscience ne saurait le tolérer et lui inflige une angoisse à valeur de punition : tout  » coupable  » mérite un châtiment.

Nous sommes tous sujets à la culpabilité, à des degrés divers, dès lors que nous transgressons un interdit – ou que nous avons la sensation de le faire –, que nous manquons à notre devoir ou qu’un décalage se produit entre l’image idéale que nous avons de nous et la réalité. Pour la psychanalyse, c’est parce que nous avons des désirs que nous nous sentons coupables. Premier désir, première apparition de la culpabilité.

Mais, pose Jacques Lacan, céder sur son désir y expose tout autant : le renoncement culpabilise. Il y aurait en fait quelque chose d’originel dans cet affect, ce qui rejoint la croyance biblique en un  » péché originel « , suite auquel tout être humain naîtrait coupable.

Mais, et l’exemple de Sonia le prouve, ce sentiment est également déterminé par une foule de facteurs subjectifs et pas forcément rationnels (notre histoire personnelle, notre problématique inconsciente, nos valeurs, etc.). De plus, on peut être torturé intérieurement par la culpabilité sans même le savoir.

De ce fait, il est impossible de distinguer avec précision culpabilité normale et culpabilité pathologique, sauf en cas de pathologie avérée. Pour parvenir à cerner plus précisément cet affect protéiforme, il convient donc de suivre à la trace le trajet sinueux de ses métamorphoses.

Se permettre ou non des écarts

 » Quand j’étais ado et que tous mes copains volaient des disques au supermarché, je n’ai jamais pu les suivre, j’avais trop peur. En fait, un rien me culpabilise.  » Pourquoi certains s’autorisent-ils des écarts que d’autres ne sauraient s’accorder ? La loi, la morale ne sont pas seules à indiquer la frontière entre le bien et le mal, le permis et l’interdit. Notre surmoi estime avoir également son mot à dire.

Oedipe 2Cette instance psychique s’élabore au cours du complexe d’Œdipe et sera notre vie durant notre juge intérieur. Elle est le produit des interdits posés par nos parents, mais aussi de leur propre rapport à la loi, à la faute : un héritage transmis d’inconscient à inconscient.

Pourquoi certains d’entre nous se sentent coupables de traverser la rue en dehors des clous quand la plupart des gens le font sans problème ? Comment un assassin peut-il ne pas se sentir fautif, alors qu’il arrive qu’un écolier se suicide pour un zéro en maths ? Pourquoi l’infidélité conjugale ne pose-t-elle aucun problème de conscience à Jean, alors que la seule idée de frauder le fisc le met dans tous ses états ?

En fait, c’est le degré de sévérité de notre surmoi, plus que l’acte délictueux en lui-même, qui détermine notre ressenti. Si ma conscience, accommodante, m’assure que mon sommeil passe avant tout, je ne serai absolument pas gêné d’arriver en retard à ma réunion du matin.

En revanche, si elle martèle implacablement :  » Ton retard va retentir sur la bonne marche de cette séance de travail, perturber tous les autres participants « , je me sentirai terriblement coupable. Autre raison pour laquelle il y a fréquemment une grande disproportion entre la gravité de l’acte et la souffrance éprouvée : derrière la cause apparente de la culpabilité s’en tient une seconde, dissimulée.

Exemple :  » J’ai eu des mots avec le policier qui voulait me mettre une amende, et maintenant, j’en suis malade. Pourtant, la scène n’a pas été violente. Je ne saisis pas la raison de mon malaise…  » Il faut ici se poser la question :  » Avec qui me suis-je réellement disputé ?

N’y aurait-il pas dans mon esprit une confusion entre ce représentant de la loi et mon père ?  » La réponse est oui ! Dans mon imaginaire, je me vois en petit enfant qui n’a pas été gentil avec son papa et s’est fait gronder.

N’être pas à la hauteur de ses propres attentes

 » Mon mari n’est pas toujours tendre avec moi, mais si je pense à le quitter ou à le tromper, je me sens aussitôt coupable.  » Personne n’aime à s’imaginer en traître !  » Dès que le moi se sent “coupé” de ce qu’il doit être, que nos actes, nos pensées cessent d’êtres conformes à l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, la culpabilité surgit, pose Pierre Goldberg dans la Culpabilité, axiome de la psychanalyse”. Elle est un effet de notre sens moral : nous sommes tous coupables, et plus moraux que nous ne le croyons. « 

Ainsi, je peux me sentir coupable de n’être pas suffisamment performant ou pas assez aimable, sentiment particulièrement présent chez les personnes narcissiques, qui éprouvent un besoin constant de briller, d’être admirées.

La culpabilité d’exister

 » Ce matin, je ne comprends pas pourquoi, j’ai mauvaise conscience, je me sens en trop, pas à ma place. Pourtant, je n’ai rien fait de mal.  » Pour les psychanalystes, ce mal-être que tout le monde a pu expérimenter un jour ou l’autre renvoie à un affect archaïque : la culpabilité d’exister, présente en nous dès la naissance.

Naître, c’est se placer sous la coupe de la pulsion de mort, de l’autodestruction. Par conséquence, vivre revient à désobéir à l’appel du néant. En ce sens, c’est une forme de transgression. Tout être humain, de façon plus ou moins aiguë, se sent coupable d’exister. Mais plus un enfant aura été désiré par ses parents, moins le fait d’exister sera pour lui synonyme de faute.

En général, cette culpabilité-là s’exprime à bas bruit. Pourtant, en certaines circonstances, elle jaillit avec fracas. C’est le cas pour le survivant d’un accident, d’un attentat, d’un massacre, qui a vu les autres périr et s’en sort indemne ou  » seulement  » blessé. Il s’en veut d’être encore en vie –  » Pourquoi ai-je été épargné ? Pourquoi n’ai-je pas péri moi aussi ?  » –, comme si survivre était le plus grand des péchés.

Le besoin de punition

 » Je ne comprends pas pourquoi le sort s’acharne sur moi, pourquoi j’ai si peu de chance. Ma vie – ou ce moment de ma vie – n’est qu’une série d’échecs. Mes partenaires amoureux me trahissent, mes “amis” me lâchent régulièrement, tous mes projets capotent ! « 

Cette situation se nomme la  » névrose d’échec « , une des manifestations les plus ordinaires de la culpabilité inconsciente. Découverte par Freud, elle est un reliquat du complexe d’Œdipe. Nos désirs interdits pour le parent du sexe opposé au nôtre et nos sentiments hostiles pour le parent du même sexe ont été refoulés, mais ils n’en continuent pas moins de subsister en silence. Et, chez certains individus – pour des raisons liées à leur histoire et à la sévérité de leur surmoi –, ils deviennent source de culpabilité intense.

Les autres formes d’expression courantes de la culpabilité inconsciente sont la dépression, l’angoisse – un état anxieux chronique ou des crises d’angoisse survenant, comme dans le cas de Sonia, quand un acte particulier et anodin est associé dans l’inconscient à l’idée de faute – et, surtout, le besoin de punition.

« Mon fils ne fait que des bêtises et il ne travaille pas en classe. » Variante : « Mon enfant tombe sans cesse malade et il a tendance à se faire mal plus souvent que ses copains. C’est comme s’il recherchait les coups », s’étonne une mère. A tout âge, la culpabilité inconsciente pousse, malgré soi, à rechercher la punition sous toutes ses formes : de la gifle à la maladie en passant par la jambe cassée.

Trop envahissante, elle mène parfois aussi à la délinquance. Elle est à l’origine de bien des crimes effectués sans mobile apparent. A son insu, l’individu agit pour que des mots soient mis sur un malaise intérieur indéfinissable, pour être officiellement déclaré coupable et puni par la loi.

La culpabilité pathologique

la culpabilité 1Les psychanalystes s’accordent pour situer la culpabilité entre le normal et le pathologique, sans qu’il soit possible de véritablement trancher. Sauf quand elle prend des dimensions démesurées, ou dans le cas d’une névrose obsessionnelle, lorsque la personne se sent perpétuellement coupable : « J’ai sans cesse l’impression d’être en faute, même quand je n’ai rien fait.

En plus, j’ai très souvent la sensation d’avoir lésé des gens à qui, objectivement, je n’ai causé aucun tort. J’ai peur de perdre le contrôle, ne serait-ce que cinq minutes: et si, pendant ce temps, j’allais agresser ou insulter quelqu’un, ou dire d’affreuses obscénités ? Rationnellement, je pense que ça n’arrivera pas, mais je ne peux m’empêcher d’avoir ce genre d’idées. »

Plus grave encore, la psychose mélancolique, qui nécessite un véritable traitement psychiatrique : le mélancolique vit en effet dans un authentique délire. Il s’imagine être responsable de tous les malheurs de l’humanité, de tous les conflits meurtriers, bref, de tout ce qui se passe mal dans le monde.

Il est donc intimement convaincu d’être indigne de vivre. Dans certains cas, cette pathologie peut mener au suicide. On le voit, les visages de la culpabilité sont pluriels, et souvent difficilement reconnaissables. Un phénomène récurrent toutefois : la culpabilité fait souffrir.

Pourtant, bien qu’on tende à l’oublier, elle peut être également une stratégie pour éviter d’avoir à assumer le poids de ses actes.  » Je suis coupable, je suis un grand pécheur, regardez comme je me punis, regardez comme je souffre… « 

Se présenter ainsi à la face du monde, en se fustigeant, en attendant le pardon, l’absolution, est bien souvent une solution de facilité pour se déresponsabiliser vis-à-vis de soi-même, de ses désirs. C’est une façon de dire :  » Ne me reprochez rien, car c’est moi, et moi seul, qui fixe le prix de mes fautes.  » Et, par là même, de réduire autrui au silence.

Isabelle Taubes pour le magazine Psychologies

 

A lire aussi : https://tarotpsychologique.wordpress.com/2012/05/11/lytta-basset-pourquoi-se-sentir-coupable-du-matin-au-soir/

 

 

48 réflexions sur “Coupables, certes… Mais de quoi ?

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      • I look forward to learning more from your blogging. I use the « translate » feature on your page for reading because I do not understand French. The English translation is not ideal, however I believe I am comprehending most of what you intend to convey. What I gain from the content of your post is very much worth overcoming the language barrier.

        I liked this article very much. However, I am left wondering about the last few statements about people who may use psychological disabilities (for lack of a better word) as excuses for not fulfilling responsibilities. , or hoping to minimize the repercussions of their failures. In America, that kind of very mild malingering might perahaps be jokingly referred to as « playing the card »

        I think such mild malingering probably most often truly innocent and symptomatic of the psychological issue, rather than being an intentional social manipulation. I think that in society (at least here in the US) is enough predisposed to « blame the victim » so that it is better to err on the side of empathy for anyone who is being self-effacing.

        Best regards to you, too, Elisabeth. So good to meet you.

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        • Dear Vicki,
          Even however affected you take the trouble to read my articles, thank you a lot.
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          Thank you for this comment, I also like your blog.
          My best regards, enraptured to exchange with you

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  3. Bonsoir Elisabeth,
    j’ai rayé la culpabilité de mon vocabulaire, et j’étais une hypersensible de la culpabilité…du moment où on est responsable de sa vie, chaque chose, chaque personne est à sa juste place!
    Tendresse.

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    • Bonsoir Marylaure,
      Je te félicite encore très chaleureusement, j’imagine le travail que tu as du faire sur toi, pour arriver à changer ainsi.
      Oui, tout à un sens à celui qui sait regarder au delà des apparences…
      Tendresses à toi

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  4. Merci Elisabeth ….
    J’ai beaucoup aimé ma lecture …tellement intéressant …!
    Je me suis parfois reconnue à certaines étapes de ma vie …
    Le fait d’avoir été en thérapie, voilà plusieurs années, m’a vraiment aidé à me sortir
    de cette délirante culpabilité, issue d’une éducation judéo-chrétienne …
    Je ne sentais obligée d’être toujours bonne avec tout le monde ….de tout écouter….d’aider tout le monde, et ce au détriment de mon propre bien-être …J’ai perdu des amitiés, mais je me suis retrouvée….
    Aujourd’hui, je continue d’aimer les gens…mais pour les bonnes raisons …Je me sens bien…!

    Tendresse amie
    Manouchka

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    • Oh, cette fameuse éducation judéo-chrétienne, combien de dégâts a-t-elle provoqué… et combien de temps, et des années de thérapie et du travail sur soi cela prend pour s’en débarrasser. Un véritable poison qui nous pourrit la vie.
      Si heureuse que tu aies réussi à t’en sortir, mieux à te retrouver.
      Merci pour ce beau témoignage et toute ma tendresse…

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  5. Il est loin d’être positif ton article Élisabeth, tu va bien pour l’avoir choisi ???
    Cet article relève de cas cliniques isolés , heureusement que ce n’ai pas le lot de la majorité des individus.
    La solution pour éviter ces névroses c’est de pratiquer la résilience cher à Boris Cyrulnik , le détachement du passé et vivre au temps présent en recherchant à accomplir une bonne action chaque jour, voilà l’un des remèdes efficace qui aide à mieux vivre …
    Bonne soirée et passe une bonne semaine 😉

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    • Oui, Lune, je vais très bien, merci 😀
      Notre psyché contient de nombreux aspects, positif et négatif, c’est comme noir et blanc et tu sais bien que dans la vie rien ne l’est jamais…
      Nous avons tous nos culpabilités, conscientisées ou non et il me semble que tu as lu juste la fin car il n’y a que le dernier paragraphe qui traite de la culpabilité pathologique.
      Et permet moi de te dire que déjà, la culpabilité « normale » est difficile à dépasser, alors pour les cas graves, tes solutions sont absolument utopiques…Il n’y a pas de remèdes universels, à chacun le sien et certaines personnes ont besoin d’un bon suivi thérapeutique.
      J’évite les conseils, à moins que l’on me les demande 😀
      Belle semaine à toi

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        • Il est certain que la culpabilité est un poison qui nous empêche de vivre normalement, donc le travail pour en guérir est nécessaire.
          Je connais cette belle vidéo, elle a beaucoup circulé sur Facebook. Justement, la compassion pour ceux qui en soufrent est à appliquer, sans aucune forme de jugement…

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              • La culpabilité peut-être avant tout Élisabeth , qu’un mythe fondateur comme évoqué dans mon dernier article avec Éris de l’ordre de l’âme du monde et l’homme est prisonnier dans l’histoire de l’humanité. Lorsque tu élargies ta conscience, cela te permet je pense de te libérer de schèmes qui ne sont que la matérialité de formes avant tout illusoire …

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                • Bien sûr, Lune, je ne crois pas que nous naissions avec le sentiment de culpabilité, il vient par notre éducation, les schémas de pensée que nous adoptons et les expériences de la vie. Et certaines personnes sont marquées par ce lien avec l’âme du Monde (en numérologie le Nombre 36) ce qui provoque une sensibilité particulière, elles ressentent vraiment les émotions ambiantes.
                  Il y a aussi la culpabilité du survivant et celle de nations, le sujet est bien trop vaste mais la souffrance qui en découle est réelle.

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  6. Je ne vais pas résister à te raconter l’histoire du Maso qui demande au Sadique :
    – Fait moi mal !!!
    Et le sadique de répondre avec un sourire démoniaque : Non !!!
    Biz et bonne semaine Élisabeth 😉

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