« Aimer, c’est changer de registre »

Vous connaissez la chanson. C’est si simple d’aimer, de sourire à la vie – naïve, volontariste et surtout très mensongère ode au pays romand. Non, aimer n’est pas simple, c’est même « la tâche humaine la plus périlleuse », nous dit Lytta Basset dans son nouvel essai intitulé Aimer sans dévorer. 

C’est le plus beau livre de la philosophe et théologienne romande, son plus abouti, émouvant, convaincant, personnel, humble et joyeux à la fois. Son plus ambitieux aussi, tant le thème est à la fois évident et difficile.

C’est audacieux de parler d’amour, plus encore que de pardon, de culpabilité, de deuil, de colère ou de malheur, pour évoquer quelques-unes des thématiques empoignées par Lytta Basset dans des livres précédents.

L’amour, piétiné par les armées efficaces que sont la psychologie, le développement personnel ou l’art, n’est-il pas épuisé, à force d’être rebattu, remâché, décortiqué, analysé, idéalisé, dénigré ?

Lytta Basset prouve que non et, se tenant subtilement à la lisière de la spiritualité, de l’éthique et de la psychologie, réussit le tour de force de nous faire chausser des lunettes nouvelles pour regarder ce qui constitue le cœur même de notre vie: la relation à l’autre.

Jamais trop tard

Aimer sans dévorer commence par un aveu: « J’avoue qu’il m’a fallu du temps, beaucoup de temps (…) pour parvenir à lâcher la hantise d’être aimée, vraiment aimée. Et, par la même occasion, celle d’aimer suffisamment. (…) Je fais partie de tous ceux pour qui cela ne va pas de soi. (…)

La peur d’être dévorée m’a peu à peu quittée sans que j’aie besoin de me fabriquer une armure. Par ailleurs, je suis libérée de mon propre besoin de fusionner, donc de dévorer (…) sans pour autant m’enliser dans l’indifférence. » Consciente de n’être pas la seule dans ce cas, convaincue qu’à « aucune période de la vie les jeux ne sont faits », elle se livre non pas à un énième éloge de l’amour, mais à une transmission de ce qui l’a « aidée à avancer vers une manière d’aimer bonne à vivre ».

En traitant de ce qui « paralyse, pervertit, met en péril nos liens affectifs », elle croit possible de « déparasiter, désencombrer, désamorcer » pour « rendre la vie quotidienne plus respirable ». Théologienne, croyante, Lytta Basset ouvre plus profondément sa réflexion à un « absolu
d’amour » dont on ne sait « rien, ou si peu », un « souffle divin » qui n’exclut cependant personne de cette lecture.

Société malade du lien

Forte de longues années d’accompagnement spirituel (elle lance d’ailleurs à l’Université de Neuchâtel une formation continue en accompagnement spirituel), Lytta Basset fait le constat que « nous faisons partie d’une société malade du lien ». Le mode de vie matérialiste nous isole les uns des autres, la technologie vise à nous rendre autosuffisants et nous nous retrouvons
« piégés », pris dans les dégâts causés par la tendance au repli sur soi.

Nous cherchons à investir dans de grandes causes communes, mais avons « mal à ces autres » avec lesquels nous ne trouvons plus la force de nous lier. Et nos contemporains ne sont plus, comme aux siècles passés, « désespérés par la perspective du Jugement dernier ».

Ce qui leur importe, c’est de se « sentir aimés. » Et, si l’amour « bon à vivre » existe, il nous fait trop souvent défaut: « Nous voudrions être capables d’aimer vraiment, de nous sentir aimés, mais nous allons d’échecs en désillusions. »

souffle

Ce qu’il nous manque, ce dont Aimer sans dévorer est tout entier traversé, c’est de « souffle. Tout part de là, soit prendre la pleine mesure de cette aspiration. » Une aspiration qui sourd des blessures d’amour initiales et fondatrices – « Il est certain que nos premiers modèles d’amour comptent lourd » –, à commencer par le manque consécutif à la séparation de la mère.

« Il n’y a pas d’âge pour apprendre à assumer que chacun est fondamentalement seul, même au sein de la relation la plus aimante, même dans l’intimité de l’union sexuelle. Seul, pour une bonne raison: malgré une telle proximité, la femme est incapable de savoir ce que ressent l’homme dans son corps, et vice versa. »

Si cette solitude commence par isoler, « partagée avec autrui tout aussi radicalement seul, elle donne du fruit contre toute attente. » C’est que « le vrai amour ne prend rien; il vous laisse même à votre solitude, la bonne solitude où vous pouvez aller par vous-même, indépendant. »

Lytta Basset relève plusieurs manières de pallier l’angoisse de l’abandon par la fusion, cousine de la dévoration. D’abord, le besoin incessant d’être rassuré sur la solidité du lien. On n’en a jamais assez – de déclarations d’amour, de relations sexuelles. Puis, besoin qui va souvent avec le premier, celui de combler le manque d’autrui.

« Pour ma part, je me suis laissé dévorer trop longtemps pour ne pas connaître le bénéfice de ma propre dévoration: elle servait à endiguer le raz de marée de l’abandon que je portais sans le savoir. » Du coup, on rend vraiment service à son enfant quand on accepte son impuissance à lui éviter la douloureuse solitude.

Quand et comment décide-t-on de ne plus fuir systématiquement la souffrance du manque ?
« Je pense qu’on y est contraint par les événements. Il vient un moment où l’on ne peut plus colmater. »

Comportements

Dans cette logique, Aimer sans dévorer commente quelques pistes de comportements pour qu’aimer ne rime plus avec dévorer : renoncer à absolutiser la relation – « Mon mari est tout pour moi »: je plains le mari. Mais pauvre épouse aussi : elle n’a pas fini de souffrir –, renoncer à l’autre imaginaire – « L’autre imaginaire est comme un cancer qui ronge les couples, les familles, les amitiés. » –, renoncer à aimer « à condition de », renoncer à la comparaison.

Et sortir du mythe occidental de l’amour passion qui « continue à hanter la société ». Cependant, Lytta Basset, avec d’autres observateurs, tels Jean-Claude Kaufmann ou Jean-Claude Guillebaud, constate un désir grandissant, notamment chez les jeunes, de relations affectives durables.

« L’accroissement du taux de divorces y est pour quelque chose : de plus en plus nombreux sont ceux qui ont vu de près les “logiques infernales” de l’amour, et en ont connu les conséquences déstabilisantes. Ils cherchent à vivre autre chose. Je pense aussi à tous ces suicides de jeunes à la suite d’une rupture amoureuse.

Comme on en parle plus qu’autrefois, leurs copains réfléchissent (…) à ce qu’est l’amour et je perçois chez eux une maturité que nous n’avions pas au même âge. (…) Notre société semble aspirer de plus en plus à construire la “maison des petits bonheurs”, où l’on se sent bien avec l’autre, sans que la routine vienne à bout de l’élan et de la tendresse. »

Ce n’est pas que le « grand amour » n’existe pas : c’est que, au lieu de tomber du ciel, il se bâtit au jour le jour sans modèle préétabli – l’absolu dans le relatif. On y gagne la disparition de l’ennui: « On ignore ce que le grand amour deviendra dans un an, dix ans. » La « nostalgie de la passion, congénitale à l’homme occidental », selon Denis de Rougemont, perdrait du terrain à mesure que s’édifie une fidélité ne rimant plus avec incarcération. C’est la bonne nouvelle de Lytta Basset.

Par Isabelle Falconnier

Aimer sans dévorer.  Lytta Basset. Albin Michel, 2010

29 réflexions sur “« Aimer, c’est changer de registre »

  1. J’aime beaucoup la façon dont elle parle du verbe aimer. J’aimerais trouver son essai qui doit être passionnant. Elle dit, « ’amour, piétiné par les armées efficaces que sont la psychologie, le développement personnel ou l’art, n’est-il pas épuisé, à force d’être rebattu, remâché, décortiqué, analysé, idéalisé, dénigré ? » Elle a sans doute su trouver un chemin pour éviter ce piège et le piège de la science qui a force de comprendre et de décortiquer ne voit finalement plus le monde qu’elle explique, mais dont la technologie veut seulement le posséder et le maîtriser. Alors, oui ce que je découvre dans cet article va dans le bon sens. Je retiens cet essai comme livre à lire. Merci Elizabeth pour le partage, bonne journée.

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  2. Coucou Elisabeth,
    Elle est super Lyta Basset, sa manière de nous faire partager ce qu’elle à compris au sujet, grand sujet, merveilleux sujet de l’Amour… Elle y met tout son cœur pour que nous arrivions à y voir plus clair nous aussi… Elle nous materne même…Elle nous y emmène avec des mots magiques, plein de puissance… le Feu… le souffle… Beaucoup la connaisse déjà, la chanson de Garou et Céline Dion, « Sous le vent » mais je la mets en lien ici car elle y trouve bien sa place… C’est un ange qui me l’a soufflé… http://www.youtube.com/watch?v=a2_ss9y-VjE
    Je t’embrasse,
    Myriam

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    • Bonsoir Myriam,
      Heureuse de te lire et contente que tu aimes cet article. Lytta Basset met toute son expérience d’une vie si difficile et les enseignements qu’elle en a récoltés dans ce partage sur l’Amour, dont elle parle avec vérité et passion.
      Tu as raisons, ses mots ont une puissance du feu de la Foi.
      Je ne connaissais pas cette belle chanson… merci à ton Ange et bisous à toi

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  3. @ »Jamais trop tard… » – oui, c’est vrai…
    http://balauru.wordpress.com/2013/10/18/wisdom-common-sense-of-the-day/
    personne ne peut revenir en arrière – nobody can go backwards
    et reprendre un nouveau départ, – to restart a new beginning
    mais n’importe qui peut commencer – but anyone can begin
    dès aujourd’hui une nouvelle vie… – a new life this very day… 🙂
    – – –
    bonne santé, bonne soirée et un week-end parsemé de moments essentiels… 🙂

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  4. Il existe un proverbe qui dit « Charité bien ordonnée commence par soi-même ».
    Aimer, je le sais maintenant, c’est d’abord s’aimer. Comment vouloir aimer l’Autre si on ne s’aime pas? Retrouvons la source d’Amour qui réside au fond de nous… et tout un monde merveilleux s’ouvrira… et l’amour s’écoulera indéfiniment 🙂

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  5. Bonsoir Elisabeth,
    Décidément Lytta Basset, me convient, son discours me parle. Je pense que je vais mettre quelques uns de ses livres sur ma liste de livre à lire, histoire de creuser un peu plus dans un proche avenir, je trouve passionnant et très formatrice ce style de lecture. Décoiffant des aprioris datant de la nuit des temps 😉
    Bonne soirée Elisabeth !
    Tendres bisous

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    • Très décoiffant, Fanfan mais qui remet les choses à leur juste place, surtout que tout ce dont elle parle, elle l’a bien vécu et intégré.
      Je trouve ses livres si profonds, contente de t’avoir donné envie de les lire.
      Bisous et belle journée à toi.

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    • Le mythe largement rependu par les livres, les films et les croyances si ancrées, que nous finissons par croire que c’est cela, un véritable amour.
      Heureux ceux qui finissent par comprendre que ce ne sont que des illusions, si éloignées de l’amour qui est acceptation et construction constante.

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      • Tu vois si j’avais lu tes articles sur le sujet (car je crois qu’il y en a eu d’autres) il y a quelques années, je crois que ça m’aurait évité bien des erreurs… mais tel devait être mon chemin sans doute ! L’essentiel est de finir par ouvrir les yeux 🙂

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        • Effectivement, il y a eu d’autres sujets sur l’amour et ils présentent tous une approche semblable. Mais pour les comprendre vraiment, il nous faut parcourir notre propre chemin et faire des expériences qui nous permettent d’adhérer à cette vision.
          Et l’essentiel est, comme tu le dis, d’ouvrir les yeux car nombreux sont ceux qui ne le feront jamais et continueront à courir derrière un rêve illusoire.

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        • Merci, Biche, j’accorde beaucoup d’attention à ce que les choses soient exprimées clairement, surtout quand les sujets sont complexes…
          Le véritable dialogue avec les lecteurs ne peut s’établir qu’à condition que nous nous comprenions mutuellement.
          Toutes mes amitiés

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  6. Très belles vidéos. « Accepter que l’autre soit autre ». Quand une relation amoureuse début par une fusion, une passion, irrémédiablement il est nécessaire de faire un chemin pour accepter que l’autre est autre pour grandir soi-même et casser cette relation fusionnelle afin que chacun soit l’un. Je pense que c’est une nécessité car la fusion est trop souffrante. Le chemin passe par un sentiment de solitude profond mais quand on accepte cette solitude alors on commence à s’aimer soi-même et on peut regarder l’autre comme autre…et aimer sans dévorer…Un chemin qui nous rend plus fort…
    Merci Elisabeth pour tes choix qui sont matière à profondes réflexions.
    Tendresses

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    • Le premier stade de la relation amoureuse est souvent une fusion mais si nous n’en sortons pas, c’est catastrophique, aussi bien pour la relation que pour nous. Je suis toujours terrifiée quand j’entends dire : « voici ma moitié »…
      Le chemin passe inévitablement par la reconnaissance de cette solitude fondamentale, que l’on ne peut apprivoiser que par l’amour de soi.
      Et celui-là nous permet d’accepter l’autre, comme un être à part entière, différent de nous, et d’admettre que nous ne le connaîtrons jamais vraiment.
      Un chemin qui nous rend plus fort et permet d’être dans le partage et non pas dans l’envie de nous approprier notre partenaire ou bien exiger qu’il vienne combler nos manques.
      Merci à toi, Marylaure, de bien saisir toutes ces subtilités et les exprimer si bien.
      Tendresses

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  7. J’aime beaucoup ce passage porteur d’espoir :  » Comme on en parle plus qu’autrefois, leurs copains réfléchissent (…) à ce qu’est l’amour et je perçois chez eux une maturité que nous n’avions pas au même âge. (…) Notre société semble aspirer de plus en plus à construire la “maison des petits bonheurs”, où l’on se sent bien avec l’autre, sans que la routine vienne à bout de l’élan et de la tendresse. »

    J’observe déjà ces changements chez mes enfants …

    Merci Elisabeth
    Bonne journée et semaine
    Tendresse

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    • La plupart de jeunes sont des enfants du divorce et ils ont vécu les dégâts des mariages qui finissent si mal. Alors, je suis ravie de cette maturité, qui leur permettra d’aimer et de construire mieux que leurs parents.
      Tendresses, Manouchka et belle semaine à toi.

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  8. Il faut souvent toute une vie pour savoir aimer et surtout pour savoir se laisser aimer.
    Ainsi s’assumer est un long cheminement… parfois tortueux….
    Je suis content de lire cet article. La notion de « seul » y est bien discuté. Réaliser qu el’on est avant tout seul permettra de mieu xêtre ensemble par la suite.
    Que voilà une si belle piste de réflexion!
    Mes amitiés

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    • Oui, Kleaude, nous sommes bien loin des amours rêvées et idéalisées, et comme vous dites, c’est un très long apprentissage, qui demande aussi de ne pas se décourager par ce chemin tortueux.
      Se laisser aimer est parfois bien plus difficile que de donner son amour car il y a tant de barrières à faire tomber, avant de véritablement s’ouvrir à l’autre.
      Et vous avez bien saisi cette notion de solitude fondamentale de chaque être, et la nécessité de l’assumer pour que « partagée avec autrui tout aussi radicalement seul, elle donne du fruit contre toute attente. »
      Merci et toutes mes amitiés

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