Sagesse du deuil et de l’amour

Novembre : les jours raccourcissent, les arbres perdent leurs dernières feuilles, l’automne doucement s’enfonce dans l’hiver… Les commerçants sortiront bientôt leurs décorations de Noël, nos villes vont s’illuminer de guirlandes futiles. Ce n’est que du marketing. Ce n’est que de l’impatience.

Il n’est pas temps encore de penser aux cadeaux, aux fêtes, aux victuailles… La nature est plus vraie, le calendrier, plus exact. Novembre, mois de Toussaint. Il fait froid. Il fait triste. Les feuilles mortes se ramassent à la pelle ; les regrets, les souvenirs aussi. C’est le moment de penser à nos morts. Et à nous-mêmes, comme mortels.

Il y a ceux que nous avons perdus, nos parents, nos amis, nos enfants, hélas, parfois. Le cœur qui se serre, rien que d’y penser. Ce froid en nous et en tout. Cette nuit qui n’en finit pas de tomber. Et puis cette douceur pourtant, quand le temps a passé, cette chaleur, cette lueur, comme un amour préservé ou retrouvé. Heureux ceux qui n’ont pas perdu (pas encore perdu) l’un de ceux qu’ils aimaient plus que tout.

Mais plus heureux peut-être, en tout cas plus forts, ceux qui ont traversé l’horreur sans s’y perdre tout à fait, ceux qui ont retrouvé en eux, intacte ou augmentée, cette puissance de vivre et d’aimer sans laquelle rien n’a d’importance, ni de goût, ni d’intérêt.

C’est ce que Freud appelle le travail du deuil : il s’agit de retrouver la capacité d’aimer, explique-t-il, non certes en oubliant nos morts, ce ne serait que frivolité, mais sans que leur souvenir nous empêche de vivre, bien au contraire, ni d’agir, ni d’aimer. Ils étaient vivants, merveilleusement vivants. Ils nous aimaient. La seule façon de leur être fidèle, c’est de vivre, même sans eux, le mieux que nous pouvons.

C’est aussi la leçon d’Épicure : « Doux est le souvenir de l’ami disparu. » Ce n’est pas vrai tout
de suite. Au début, et pendant longtemps, il n’y a que l’horreur, la déchirure, l’absence insupportable : comme c’est atroce qu’il ne vive plus ! Puis le temps passe, le deuil se fait. La souffrance peu à peu s’apaise.

Quelque chose de fragile apparaît, qui ressemble à une force, à une joie, à un bonheur… Comme c’est doux qu’il ait vécu, que nous nous soyons rencontrés, connus, aimés  Les saints ? Ce n’est qu’un rêve. Ce n’est qu’un mythe.

Il n’y a que des vivants qui meurent : à nous de les aimer assez, même morts, pour qu’ils continuent de nous éclairer, de nous accompagner, de nous donner la force de vivre, même sans eux, et d’aimer.

Travail du deuil : travail non de l’oubli mais de l’acceptation et de la gratitude. Nos morts ne reviendront plus ; mais ce serait trahir les vivants qu’ils furent que de renoncer pour cela à la vie qu’ils ont aimée, qu’ils ont illuminée, et qu’ils continuent, en nous, à éclairer. Sagesse de la Toussaint : sagesse du deuil et de l’amour.

Et puis il y a notre mort à nous, qui viendra tôt ou tard. La craindre ? C’est avoir peur de rien (oui : ce rien qu’est la mort), et trembler, absurdement, pour une ombre. Mieux vaut vivre, tant qu’il est encore temps, et d’autant plus lorsque l’hiver approche, lorsque la vieillesse vient, lorsque le jour décroît. Comme la nuit tombe vite, en novembre, et comme la lumière est belle !

André Comte-Sponville

 

 

 

48 réflexions sur “Sagesse du deuil et de l’amour

    • Si nous ne connaissons pas l’heure de notre mort, à mon avis, il est bon d’avoir conscience de notre finitude, qui non seulement rend la vie plus précieuse mais permet aussi de préparer notre départ… surtout en avançant dans l’âge…

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  1. Bonsoir Elisabeth,
    très beau texte, très belle description si vraie … la tristesse de novembre en effet est là, novembre, le mois où est décédé mon père et mon grand-père … et il y a qq semaines ma grand-mère (paternelle) – et oui ces larmes qui coulent en ce moment je les relie au souvenir et je laisse mes émotions là où elles ont leurs place – je sais que la tristesse touche nos diparus car de là haut ils nous donnent tout leur amour, un amour que je ressent et avec lequel je vis en attendant de vraiment le partager de nouveau dans ma vie de chaque jour … l’automne saison dure et si douce à la fois par toutes ses couleurs, merci pour ce partage, merci de te trouver là Elisabeth dans des instants où écrire qq mots apporte un peu de bonheur.
    Bisous et pensées tendres

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    • Merci, Fabienne, touchée que tu viennes déposer ici le témoignage de ta tristesse. Nos disparus nous envoient tant d’amour mais exprimer la douleur de la perte est nécessaire, pour pouvoir revenir à la vie et rayonner à nouveau.
      Prend bien soin de toi et reçois toute ma tendresse

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  2. Peur de la mort…peur de ce grand vide laisser par ceux que l’on aiment et qui nous quittent..j’ai bien plus peur de la mort de mes proches que de la mienne…

    en toute simplicité….je dirait que la différence entre douleur et douceur…et nostalgie et désespoir face a un deuil réside certes dans l’acceptation de celui ci…

    oui…ça nous amène a apprécier la vie…la notre et celle de ceux que nous aimons…

    Amitié tendre…
    Sorcière

    ps.Je trouve très forte et puissante cette description de Novembre au début du texte…

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    • Les « survivants » sont en effet bien plus à plaindre que les disparus car ils restent dans cette douleur et ce vide.
      Belle simplicité que de transmuter la douleur en douceur, de la présence qui nous accompagne, comme de celle donnée à nous-mêmes. L’acceptation, face à cette finitude qui est notre lot commun mais qui donne à la vie toute sa valeur.
      Un peu à l’image de novembre… ce mois de passage.
      Merci, tendre Sorcière… mes amitiés profondes

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    • C’est exactement cela, Juliette, et notre cerveau est programmé pour « amortir » ce choc que nous ne pourrions pas supporter et c’est la première « étape », après le décès, surtout brutal. Mais ensuite, il y en a d’autres, et je suis d’accord avec les psychiatres qui disent qu’affronter cette douleur est nécessaire, pour la vivre… plus tard, bien sûr, l’exprimer, afin qu’elle ne nous empoisonne pas et nous permette de revenir à le vie.
      Le chagrin ne peut disparaître tout seul… comme une plaie, il cicatrise, et il est bon de s’en occuper car les deuils pas faits, reviennent nous hanter, des années après…

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  3. A reblogué ceci sur lacroisadedesjeuxet a ajouté:
    Novembre, le mois de la Toussaint, le mois des morts. Ma chère, tu as des sujets qui me tiennent à coeur souvent. Oui, j’ai des personnes que j’ai aimées très fort admirées, qui me manquent et qui sont parmi les étoiles. Mais j’ai aussi appris à faire le deuil. Il est important, si l’on veut continuer à vivre en harmonie avec soi même et avec autrui. Certes, il est difficile d’accepter, de passer à autre chose. Mais il est important de le faire, car nous sommes toujours vivants. Profiter de la vie, tant qu’elle veut de nous, tant que nous pouvons la savourer, y mordre à pleines dents.

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  4. Oui c’est très difficile de traverser un deuil.
    Il nous faut s’adapter à une toute autre vie.
    Mais on sent très bien leur présence et leur protection.
    -`☆´- *´¨)
    …… ¸.•´¸.•*´¨) ¸.•*¨)
    … … (¸.•´… (¸.•` -`☆´- Bon Mois de Novembre !

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  5. Qui a peur de la mort? Tout le monde.
    Qui évite soigneusement d’y penser? Tout le monde.
    La mort que nous connaissons ne concerne que les autres.
    Forcément.
    .
    On supporte parfois bizarrement la mort de nos proches. Quand mon père est mort d’un interminable cancer, je n’ai pas eu de choc sur le moment mais quelques mois plus tard; je me suis surprise à pleurer dans le métro en y pensant.
    Je n’étais pas particulièrement proche de mon beau-père mais après sa mort j’avais parfois l’impression de voir sa silhouette caractéristique en allant au marché ou à des lieux qu’il fréquentait.
    .
    Cette notion de « travail de deuil » (obligatoire?) m’a toujours agacée pour l’utilisation qu’on en faisait dans pas mal de films, surtout américains. Un peu comme pour beaucoup de notions freudiennes galvaudées à n’en plus finir dans le même genre de films. Je reconnais néanmoins que Hitchcock a réalisé quelques très bons films en exploitant le filon psychanalytique.

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    • S’il y a une chose, dont je me méfie à l’extrême, Mo, ce sont des généralisations. Non tout le monde n’a pas peur de la mort, je pourrais remplir une dizaine de pages, en t’évoquant tous ceux qui l’ont accepté sereinement, à commencer par Socrate, en passant par Janusz Korczak, un médecin juif polonais qui a accompagné volontairement ses orphelins dans les chambres à gaz de Treblinka, et tous ceux qui ont donné leurs vies pour en sauver d’autres ou pour défendre leurs idées.
      Toutes les sagesses anciennes nous recommandent de penser à notre mort, quotidiennement, et cela n’a rien de morbide car outre le fait de la préparer, la perspective de notre fin, inéluctable, ne rend la vie que plus précieuse.
      Il n’y a que dans nos sociétés où elle est devenue tabou, aucune culture « primitive » ne la cache car elle est normale et naturelle.
      Personnellement, j’y pense, j’en parle et je ne trouve rien de gênant ni de malsain là-dedans.
      Ce que tu nommes « bizarre », se sont des processus tout à fait naturels et ce travail du deuil, quoi que tu en penses, est non seulement une réalité nécessaire et vitale mais je peux te dire que je vois tous les jours les dégâts sur ceux qui en ont fait « l’économie ».
      Et si tu cherches les références dans les films, pardonne moi mais se sont rarement les bonnes.
      Freud en a effectivement décrit les étapes dans Deuil et mélancolie,, nombreux psychiatres et psychanalystes l’ont repris et il y a une personne qui en parle en véritable connaissance de cause… Elisabeth Kübler-Ross, psychiatre et psychologue, pionnière de l’approche
      des « soins palliatifs » et de l’accompagnement aux mourants. Elle a accompagné des milliers de personnes en fin de vie, et fut la première à étudier et formaliser les différents stades par lesquels passe une personne lorsqu’elle apprend qu’elle va mourir, mais également comment réagit l’entourage après le décès d’un proche.
      Merci pour ton témoignage, j’adore les films de Hitchcock également

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      • J’aurais dû mettre un smiley sur le premier paragraphe de mon commentaire pour bien faire comprendre que je tentais de faire de l’humour.
        Le sujet de l’article n’est pas censé porter à la plaisanterie mais c’est quand même tentant, non? 😉

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        • Oui, tu aurais dû, Mo, mon sens de l’humour n’est pas à toute épreuve, et cela m’aurait évité de me fondre de ce long commentaire 🙂
          Bien sûr que c’est tentant et en plus, je dis toujours que l’on peut rire de tout… mais pas avec n’importe qui. Vu ainsi, c’était une belle tentative de dédramatiser… désolée de l’avoir ratée… et merci 🙂

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    • Alors là, tu touches à un très grand mystère, Coquelicot… Excepté ceux qui communiquent avec les morts, dont je me méfie à l’extrême, comment savoir ?
      Personnellement, je crois plutôt que la vision des disparus change et que, dans les meilleurs de cas, seul l’amour qu’ils nous portent reste… mais je ne m’engagerai pas dans ce débat…

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  6. Bonjour Elisabeth,
    J’aime la perspective qui est développée dans ce texte. Tout se résume en ce paragraphe:
    « Travail du deuil : travail non de l’oubli mais de l’acceptation et de la gratitude. Nos morts ne reviendront plus ; mais ce serait trahir les vivants qu’ils furent que de renoncer pour cela à la vie qu’ils ont aimée, qu’ils ont illuminée, et qu’ils continuent, en nous, à éclairer.  »
    La peine est légitime, nécessaire même, mais ce n’est qu’un passage…obligé et douloureux certes, mais un passage vers le dépassement de soi….sinon….elle s’éternisera comme une finalité en soi. Et de ça, il faut savoir s’en extirper pour revivre et ainsi rendre hommage à l’être disparu.
    Mes amitiés et bon week-end!

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    • Oui, tout est dit, Kleaude, et ces passages que sont la mort et le travail du deuil, sont à mettre en perspective de notre propre fin, que souvent, nous craignos tant, qu’elle devient tabou…
      L’acceptation et la gratitude pour cette vie qui continuera, toujours et malgré tout, demandent beaucoup de sagesse.
      Merci et douce soirée à toi

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      • Oui…..effectivement. On évite d’envisager sa propre fin. On sera près à accompagner nos proches, nos amis… mais faute d’avoir même voulu y réfléchir ou d’envisager cette inéluctable fin pour soi-même, nous en faisons un tabou. Un sujet qu’on se refuse à soi-même.
        Oui… sachons apprécier le moment présent…. mais aussi notre cheminement.
        Bonne fin de soirée,

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        • Le moment présent et surtout le cheminement… qui s’achèvera inévitablement, alors, autant ne pas nous voiler la face, sachant que la perspective de la fin, ne peut que rendre la vie plus intense et précieuse.
          Si toutes les sagesses nous enseignent de penser tous les jours à la mort, ainsi que de la préparer, nos sociétés modernes, avec leur culte de jeunesse, de performance, ainsi que la médecine, qui la considérerait presque comme une maladie l’occultent et la cachent.
          Mais peut-on y échapper ? Sûrement pas, alors, autant avoir ce courage
          Merci, Kleaude

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  7. Bonsoir Elisabeth,
    Voilà une méditation d’un philosophe que j’apprécie Mr André Comte-Sponville, il est, d’ailleurs, dans ma bibliothèque.
    Pourquoi donc attrister plus encore un mois de novembre qui souvent n’est pas bien joyeux de par sa météo ? Pourquoi la toussaint devrait être triste ?
    En ce moment plutôt gris d’ordinaire, je préfère penser à Noel et ses préparatifs, réfléchir à la décoration de ma table, au choix du menu que je servirai, à écouter plus encore ceux qui m’entourent afin de leur faire plaisir au plus près de leur envie. Rêver aux illuminations de Noel…
    Et puis pour mes ancêtres, j’aime me souvenir de ceux dont j’ai eu la chance d’avoir à mes côtés, dans les bons moments, avec donc, le sourire sur mes lèvres. Je pense qu’ils ne voudraient pas me voir dans le chagrin et je pense plus encore honorer leur mémoire ainsi. En accord avec Mr Comte-Sponville « Doux est le souvenir »
    J’ai autour de moi, des personnes qui n’arrivent pas a se remettre du décès des leurs. Ces personnes ne vivent pas, que c’est triste, il sont continuellement dans le souvenir douloureux, cela malgré les années qui passent. Je peux le comprendre, mais je trouve cela extrêmement difficile de vivre ainsi, quelle tristesse…J’ai à ce sujet un questionnement dont je ne trouve pas de réponse, pourquoi cet état, ce deuil qui ne se fait pas ?
    J’aime beaucoup ceci de Mr Comte-Sponville: « Mieux vaut vivre, tant qu’il est encore temps, et d’autant plus lorsque l’hiver approche, lorsque la vieillesse vient, lorsque le jour décroît. Comme la nuit tombe vite, en novembre, et comme la lumière est belle ! »

    Bonne soirée Elisabeth et douce nuit 🙂
    Bisous de tendresse

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    • Pas étonnée qu’il soit dans tes lectures, Fanfan car André Comte-Sponville est non seulement un philosophe rare mais aussi un homme qui prône la « spiritualité laïque », dont je te sens proche.
      Et justement, je répondais tout à l’heure, que nos disparus ne voudraient pas nous voir affligés et que dans de nombreuses traditions on célèbre ce passage pour honorer le mort, et lors des veillés, on ne se souvient que de bons moments, on raconte des anecdotes, on chante, il arrive même que l’on rit.
      Certes, le travail du deuil est inévitable et douloureux mais une fois fait, la Vie reprend ses droits.
      Tu poses encore une question difficile, et je crois qu’il n’y a pas de réponse universelle… cela peut être la peur de la mort en général, y compris le rappel de notre propre finitude ou bien les regrets, les remords, la culpabilité… tout ce qui nous enchaîne au disparu ou encore la non-acceptation du départ de la personne aimée. Cette souffrance que nous chérissons, en croyant l’honorer… Mais sans jugement… quelle tristesse, en effet.
      Alors, qu’il y a tant de raison de vivre… comme dans cette belle chanson.
      Merci, doux dimanche et mes tendres baisers

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  8. Merci Elisabeth de nous faire partager ce très beau texte en ce jour de Toussaint .
    Je me souviens de la Toussaint à Cayenne en Guyane ( je vous parle d’un temps que les moins de vingt temps….). Le soir les gens venaient déposer de nombreuses bougies sur les tombes et dansaient une partie de la nuit . Cela ne semblait pas un jour triste , on célébrait les défunts plus que l’ont se recueillait . Je suppose qu’il en est toujours ainsi . Bonne soirée à toi 🙂

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    • Particulièrement touchée par ton commentaire car en Pologne, nous avons aussi la coutume d’allumer les bougies sur les tombes, et durant cette Fête, les cimetières illuminés, dans l’odeur des feuilles sont si émouvants. Cette tradition, inexistante en France me manque, et je n’ai appris que récemment que cela se faisait aussi en Guyane.
      J’espère aussi que cela continue, en Inde et ailleurs, les enterrements sont plutôt des célébrations joyeuses… les disparus sont souvent moins à plaindre que ceux qui les pleurent…
      Merci, Zenblogueur et beaux dimanche des Défunts

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    • Vivre, parce que c’est si précieux, et aussi, parce que nos disparus n’aimeraient pas nous voir si affligés par cette tristesse du deuil… même si ce « travail » est inévitable et nécessaire…
      Merci à toi, Manouchka et toute ma tendresse

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