Les crises génèrent des forces créatrices

Toute crise porte en elle un risque et une chance, affirme Edgar Morin, sociologue et philosophe. Le risque, vraisemblable, de voir le marasme s’amplifier. La chance, peut-être, de nous réinventer pour construire un avenir meilleur. Son livre, La Voie, est une invitation à réveiller l’espoir, la fraternité, l’amour.

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Psychologies : Nous vivons, dites-vous, « une crise de l’humanité qui ne parvient pas à accéder à l’humanité »…

Edgar Morin : Nous avons longtemps cru que la science pouvait résoudre les grands problèmes du monde. Si elle a suscité des applications bénéfiques, elle a également produit les armes de destruction massive et des possibilités de manipulation des gènes aux effets incertains.

La technique a, elle, permis d’asservir les énergies naturelles, mais aussi les humains. L’économie a produit des richesses, mais aussi des misères inouïes. Son manque de régulation permet le déchaînement des côtés les plus sombres de l’individualisme.

À cela se combine l’aggravation de diverses crises enchevêtrées, manichéismes aveugles, hystéries de guerre. Nous avons quitté la foi dans le progrès. Notre confiance en l’avenir a laissé la place à une incertitude immense et à un vide existentiel qui nous font recourir aux psys, aux sagesses traditionnelles, à tous les marabouts qui pourraient apaiser nos esprits désemparés. Plus que jamais, l’état du monde nous renvoie à la question fondamentale d’améliorer les relations humaines.

Quelles sont, malgré tout, vos raisons d’espérer ?

E.M. : S’il est probable de voir l’accélération des phénomènes en cours nous mener vers l’abîme, l’improbable réinvention de la société est aussi possible. Car là où croît la désespérance croît également l’espérance. De tout temps, l’humanité a aspiré à l’harmonie. Cette aspiration a irrigué le socialisme, l’anarchie, Mai 68.

Elle irrigue aujourd’hui l’écologie. Les crises ont cette vertu de générer des forces créatrices en même temps qu’agissent des forces régressives. La globalisation constitue à la fois le pire et le meilleur qui soient arrivés à l’humanité : pour la première fois sont réunies les conditions d’un dépassement de notre histoire faite de guerres s’aggravant jusqu’à permettre le suicide global de l’humanité.

Il y a interdépendance accrue entre chacun et tous – nations, communautés, individus. En dépit des processus d’homogénéisation qui tendent à détruire les diversités, les métissages culturels se multiplient, accroissant notre conscience d’appartenir à une même terre patrie, sans que cette « patrie » nie les patries existantes, mais au contraire les englobe.

Cette conscience constitue le terreau d’un nouvel humanisme planétaire, dont nous pouvons espérer qu’il permettra de faire face à nos problèmes communs – santé, faim, préservation de la biosphère, protection des richesses culturelles, économie soutenable… – et de donner lieu au grand rendez-vous du donner et du recevoir dont parlait Léopold Sédar Senghor.

Percevez-vous déjà les signes d’un changement ?

E.M. : Tout a recommencé sans que nous le sachions. Pas à la manière d’une révolution, plutôt d’une métamorphose. Nous en voyons d’innombrables exemples dans le règne animal : la chenille qui s’enferme dans une chrysalide entame un processus d’autodestruction qui est à la fois auto reconstruction, pour former un papillon qui n’est autre que la chenille sous une forme nouvelle.

L’idée de métamorphose est plus riche que l’idée de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la lie à la conservation de la vie, des cultures, des sagesses. Il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d’initiatives locales,
dans le sens de la régénération économique, sociale, éducationnelle ou éthique.

Elles partent de la base, d’initiatives déviantes, marginales, souvent invisibles et dispersées. Elles constituent pourtant le vivier du futur, pourvu qu’elles parviennent à se conjuguer pour
former une voie nouvelle, laquelle ferait reculer l’hégémonie de l’économie et du calcul au profit d’une plus grande solidarité.

Comment pouvons-nous, chacun, contribuer à la métamorphose ?

E.M. : Elle n’est possible que par une réforme globale. Changer l’économie ne sert à rien si l’on ne change pas l’éducation ou la santé, mais il faut le faire aussi. Tout est lié. L’objectif n’est plus le développement des biens matériels, de l’efficacité, de la rentabilité, du calculable.

Il est à un retour sur ses besoins intérieurs, à la stimulation de nos aptitudes à comprendre autrui, notre prochain et notre lointain, à retrouver un temps long et non chronométré. À nous de travailler à relier, à encourager les initiatives auxquelles nous croyons. À inventer, en marchant, notre propre chemin.

L’important est de connaître le problème humain fondamental. Nous avons longtemps cru que c’était le bonheur. Or le bonheur est fragile, éphémère. Que disparaisse un être aimé et notre bonheur se meurt.

Le véritable but, à mon sens, est la poésie de la vie. Il ne s’agit pas de lire des poèmes, aussi magnifiques soient-ils. Mais de vivre dans l’exaltation de soi, dans l’exaltation de l’amitié, de la fête, de la communauté.

Par opposition à cela, la prose est ce qui nous ennuie : payer ses factures, perdre sa vie à la gagner. Le politique a oublié nos vérités fondamentales. Mais la société résiste, elle veut de l’amour, des loisirs, de la communion, des apéros géants !

La philosophie de « la voie », c’est de se donner les moyens de réaliser la poésie de sa propre vie. Et, chemin faisant, de ressusciter l’espérance pour générer non pas le meilleur des mondes, mais un monde meilleur.

Propos recueillis par Laurence Lemoine

Edgar Morin est directeur de recherche émérite au CNRS et président de l’Association pour la pensée complexe (APC), dont le but est de promouvoir la transdisciplinarité. Il est l’auteur, notamment, de Dialogue sur la nature humaine, avec Boris Cyrulnik Éditions de l’Aube, de Comment vivre en temps de crise ?, avec Patrick Viveret Bayard, et La Voie : Pour l’avenir de l’humanité, Éditions Fayard

43 réflexions sur “Les crises génèrent des forces créatrices

  1. A reblogué ceci sur UN AVIS : Petit Blog Avisé ??et a ajouté:
    Comme actuellement je suis un peu en peine pour poster : trop de choses à dire et surtout un travail de recul, de compréhension à faire. Aussi, je relaye ce qui me semble important et judicieux de partager.

    Aujourd’hui, ce que propose Elizabeth avec cet interview d’Edgar Morin qui est assez éclairant sur ce qui se passe, le pourquoi, le comment et peut-être ce qu’il faudrait entreprendre. Vous pouvez parcourir les coms, c’est intéressant .

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  2. ça fait du bien ! J’aime : « inventer, en marchant, notre propre chemin », la quintessence de la démarche Sans Adjectif, sans dogme préalable ni direction obligée. J’aime aussi qu’il soit rappelé que la démarche poétique ne s’arrête pas aux rimes riches ni aux vers de génie. Merci pour ce partage Elisabeth ! Que voilà soudain des mots qui défatiguent 😉

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  3. Cependant, la métamorphose, c’est du long terme. Elle se façonne au fil des révoltes ou des résignations, des aveuglements et des prises de conscience. Elle n’appartient pas au temps humain individuel.
    « vivre dans l’exaltation de soi, dans l’exaltation de l’amitié, de la fête, de la communauté. (…) La philosophie de « la voie », c’est de se donner les moyens de réaliser la poésie de sa propre vie. » Aujourd’hui ou entend beaucoup parler de liberté et je me dis qu’une petite évolution qui pourrait contribuer à la métamorphose serait de ne plus dire : « la liberté s’arrête là où commence celle des autres » mais « ma liberté commence avec celle des autres. »

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    • Je crois qu’il y a les deux, Anna, celle de l’humanité, dont parle l’article mais aussi nos métamorphoses à nous, qui se font selon le rythme individuel et avec des ingrédients que tu mentionnes. Et ces dernières peuvent influencer la collective.
      Quant à ta définition de la liberté, je la trouve merveilleuse de sagesse, tu es vraiment une femme épatante !

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  4. Quand je te parlais de miroir avec le chiffre 8 et de ce reconnaitre en toute chose, il serait aussi bénéfique, à l’occasion de ce drame, d’identifier les germes de violence qui existe en nous, et pas seulement chez les terroristes, afin de les désamorcer le plus possible et que la métamorphose ait lieu.

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    • Merci, Anna, pour ce commentaire, si juste, courageux et lucide, je crois d’ailleurs t’avoir répondu dans ce sens, en parlant du miroir déformant qui nous renvoie à travers l’autre ce que nous n’aimons pas, et surtout n’acceptons pas chez nous. En général, et plus encore, dans les situations pareilles, un manichéisme est de mise, il y a des gentils et des méchants. Mais pourquoi les méchants le deviennent-ils ?
      Et nous, dans certaines circonstances, ne pourrions-nous pas déchaîner une sorte de violence aveugle ?
      Il est bon de reconnaître qu’en chacun de nous sommeillent toutes les pulsions et que le choix de libérer l’amour ou la haine nous appartient.
      D’ailleurs, je le disais dans l’article sur le 8, qu’à l’instar de son graphisme il est double, et peut délivrer le meilleur, comme le pire et ça, tu l’as si bien saisi. Comme la nécessité de nous débarrasser de tout ce qui pollue, afin que la métamorphose puisse avoir lieu.

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  5. Si chaque crise annonce la fin d’un cycle, elle ouvre une brèche pour trouver une belle échappatoire, avec l’occasion de se bousculer pour changer de direction. Merci pour ces mots, Elisabeth. Je me fais plus rare sur la toile mais je te suis toujours avec autant de fidélité.

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  6. « L’idée de métamorphose est plus riche que l’idée de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la lie à la conservation de la vie, des cultures, des sagesses. » Une belle phrase qui casse l’idée que toute révolution passe par le sang et les larmes. J’ai couru acheter La Voie et j’ai ajouté Dialogue sur la nature humaine qu’il a coécrit avec Boris Cyrulnik. Merci Elisabeth pour ce billet qui replonge dans ce que l’homme peut faire de bon. Si tu permets, j’aimerais rebloguer cet article 🙂

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    • J’en serai heureuse, Elisa, d’ailleurs, ces écrits ne m’appartiennent pas, je partage juste la sagesse de ce grand homme. J’adore aussi ce concept de métamorphose car à regarder toutes les révolutions que l’homme a faites, elles ont entrainé tant de souffrances. Ravie de te voir si enthousiaste, d’ailleurs, je vais relire les deux livres aussi.

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  7. Merci d’avoir partager ce texte, cette parole de E.Morin 🙂
    « L’idée de métamorphose est plus riche que l’idée de révolution » Oui!

    Mais, la métamorphose fait PEUR à l’homme, car c’est laisser sa vielle carcasse, ses vieux paradigmes, vielles habitudes… pour passer à autre chose et l’humain souvent n’aime que ce qu’il connaît! Aussi souvent je parle d’évolution, c’est plus lent, plus doux… mais actuellement je me demande comme E.M. si on ne doit pas laisser notre vielle chenille rampante et gluante pour faire naître le papillon caché derrière et vite??
    J’en viens à espérer que le symbolique « JeSuisCharlie » soit la première étape de cette métamorphose et que celle-ci ne s’arrête pas en chemin par….peur de l’inconnu…!

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    • Tu as bien raison, Catherine, de parler d’évolution, qui effraie bien moins que le changement. Et s’il est certain que la peur de l’inconnu est l’une de plus puissantes que l’homme connaisse, nous n’évoluerons jamais sans sortir de notre « zone de confort », alors, qu’en l’osant, nous pouvons trouver non seulement la force d’avancer mais aussi la joie de voir les transformations bénéfiques s’opérer.
      La chenille est un état bien plus qu’inconfortable car enfermée dans son cocon, elle ne sait même pas ce qui lui arrive. Mais quel joie de découvrir ses ailes de papillon.
      Merci à toi

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  8. Bonjour Elisabeth,
    Je ne connais ce monsieur, il me semble de grande sagesse 😉
    Deux phrases me parlent : « une crise de l’humanité qui ne parvient pas à accéder à l’humanité »
    Et le véritable but, à mon sens, est la poésie de la vie.
    Il faut vivre d’espoir, chaque jour je m’agace des décisions prises, des attitudes, pourtant je veux y croire encore, je pense que cela finira bien par aboutir sur quelque chose de positif pour notre société. Parfois hélas il faut en venir à des choses très négatives pour qu’enfin le début d’un changement s’opère.
    Ta publication est donc une bouffée d’oxygène, merci Elisabeth !

    Belle et bonne journée à toi, doux bisous
    🙂

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    • C’est exactement cela, Fanfan, malgré la lourdeur, la lassitude qui nous gagne si souvent, que cela soit dans nos vies ou face à ce monde si triste parfois, si nous perdons l’espoir, alors, comment avancer ?
      Tant de gens ne croient plus en rien, et cela rend non seulement leurs existences si mornes mais nous enfonce davantage dans la crise.
      Pourtant, comme tu dis : « parfois il faut en venir à des choses très négatives pour qu’enfin le début d’un changement s’opère ».
      Alors, merci d’y croire, encore et toujours, ton témoignage est une magnifique bouffée d’oxygène aussi.
      Merci, tendres bisous et douce semaine à toi

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  9. Bonjour Élisabeth 🙂
    Tu sais, quand je regarde autour de moi, je fais le triste constat que l’homme ne sait pas vivre sans conflit.
    Hier, j’etais avec une copine et on se disait que tout ce que nous voulions, c’etait qu’on nous fiche la paix, qu’on nous oublie dans nos ateliers…
    Mais non! T’as toujours celui (celle) qui vient créer un conflit où il n’y a même pas matière.
    Je suis écoeurée qu’une tuerie rassemble (enfin, en apparence) les gens alors que chaque jour, nous laissons mourir des SDF de faim et de froid : pourtant c’est aussi une tuerie quotidienne, non?
    De toute façon, les 3/4 ne se souviendront plus pourquoi ils se sont rassemblés dans quelques semaines.
    Bon, je suis encore légèrement sortie du sujet.
    Bises.

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    • Tu as donné ton opinion et je suis juste triste que tu rencontres tant de conflits partout.
      Bien d’accord que beaucoup de personnes qui se sont rassemblées, l’ont fait juste en suivant un effet de masse mais il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet.
      Quant aux SDF, je suis parfaitement d’accord, encore un symptôme de notre société malade, qui se focalise sur certains combats, en oubliant les autres, tout aussi essentiels.
      Mais tout ce que tu écris, nécessiterai un débat de fond sur la marche du monde et un simple commentaire n’y suffit pas.
      Bisous, Annawenn

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      • Tu as raison, il y a de quoi écrire un bouquin. Quand je vois les « Charlie hebdo » qui se vendent à prix d’or sur eBay, je me pose des questions sur la moralité.
        Mais nous en avions parlé, je constate chez les enfants un manque de respect …. ce sont bien les adultes qui en sont responsables.
        Petite lueur d’espoir dans mon groupe pour cette période : parents et enfants disent au moins « bonjour », « au-revoir ». J’ai établi 2/3 règles de politesses que les enfants respectent.
        Alors je me dis joyeusement que tout n’est pas perdu 😉

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        • Ah bon, on en est là ? Attendons donc un monument à la gloire… ces anars qui se voulaient libres et à contre-courant, doivent se retourner dans leurs tombes… Il est bien sûr question de respect mais surtout de l’esprit moutonnier des hommes, et celui-là, je le déplore vraiment.
          Félicitations pour ta victoire, petit à petit, tu arriveras à apporter des changements, et même les petits comptent. Bravo Annawenn

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  10. Bonsoir Elisabeth,
    J’ai accroché dès le départ à cette phrase: « « une crise de l’humanité qui ne parvient pas à accéder à l’humanité »…Tout est là selon moi.
    Des solutions techniques, des innovations…on en trouvera toujours. Je crois aussi que ce sont dans les pires épreuves que l’humain redevient humain…C’est dans ces moments qu’il fait preuve de solidarité et d’empathie. C’est dans le pire qu’il peut offrir le meilleur. Alors je crois que nous sommes à la veille d’un renouveau… au-delà de la mondialisation économique….l’homme revient à la terre…. Au-delà des catastrophes écologiques, l’homme reprend conscience de sa terre et de ses ressources…. Je dis sa terre..mais justement l’homme réalise qu’elle ne lui appartient… il n’y est que de passage. Alors au-delà des drames humains sous l’égide des religions… je crois que l’homme saura revenir à ses valeurs de base..ses valeurs fondamentales d’empathie et d’ouverture.
    Alors…espérons que l’humanité accèdera à elle-même.

    Mes amitiés sincères

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    • Oui, tout est là, et non pas dans « les progrès de l’humanité » qui nous en éloignent bien plus qu’ils nous en rapprochent mais dans ce retour à son centre, à cette « poésie de la vie qui permet de ressusciter l’espérance pour générer non pas le meilleur des mondes, mais un monde meilleur ».
      Tu as raison que l’Homme donne souvent le meilleur de lui dans les pires épreuves, d’où l’utilité des crises mais il serait bon qu’il puisse rester connecté à l’amour, le respect et la joie au quotidien.
      Alors, espèrerons…
      Merci Kleaude

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  11.  » La philosophie de « la voie », c’est de se donner les moyens de réaliser la poésie de sa propre vie. Et, chemin faisant, de ressusciter l’espérance pour générer non pas le meilleur des mondes, mais un monde meilleur. »

    Magnifique Elisabeth ….merci !
    Tendresse

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