La crise est avant tout une crise de sens

Et si la crise que nous traversions n’était pas seulement financière, écologique ou technologique, mais aussi, et avant tout, une crise de sens ? C’est la réflexion menée par le philosophe Emmanuel Desjardins dans Prendre soin du monde

Crise de sens

En quoi la crise que nous traversons est-elle avant tout une crise de sens ?

Emmanuel Desjardins : En tant qu’individus, nous nous interrogeons : le monde dans lequel nous vivons a-t-il un sens ? Qu’est ce qui sous-tend les actions collectives ? Où va ce navire sur lequel nous sommes tous embarqués ?

Depuis le Moyen-Age, et particulièrement depuis la Révolution française, l’Occident tout entier était tendu vers le projet d’un monde sans souffrances, libéré du tragique.

Le progrès, avec des moyens nouveaux -progrès de la science, de l’instruction, de la démocratie…- devait participer à l’instauration d’un monde meilleur, d’un paradis sur terre. Aujourd’hui, ce projet moteur n’est plus crédible. La direction dans laquelle nous allons ne nous paraît plus si claire.

Qui peut encore croire à un monde où il n’y aurait ni guerres, ni violences, ni misère, ni dictature ? Ni catastrophes naturelles, ni maladies, ni morts ? Le tragique s’étale devant nous, et nous ne savons pas qu’en faire.

Quelles étaient les limites du projet du « paradis sur terre » ?

Emmanuel Desjardins : Ce projet promettait un monde parfait, mais il tenait surtout compte des besoins matériels de l’être humain. Le bonheur tenait au confort, à la sécurité… Cette approche ne prenait pas en compte le besoin de grandir de l’homme, son aspiration à la spiritualité, à la culture. Elle occultait aussi sa capacité à grandir dans l’épreuve.

Prenons l’exemple de l’accompagnement des mourants. Dans les années 60, on pensait que le progrès arriverait à vaincre les maladies. La mort était un sujet on ne peut plus tabou. Les mourants et leurs proches se trouvaient démunis devant l’épreuve.

Alors que l’accompagnement des mourants peut être une période très constructive, l’occasion de se réconcilier avec soi-même, de retrouver ses proches, de se dire ce que l’on ne s’est pas encore dit… De créer du sens au cœur de l’épreuve, en s’y confrontant. Oui, le réel est tragique, mais en y donnant du sens, la joie y est possible.

La crise peut-elle nous donner des raisons d’espérer ?

Emmanuel Desjardins : Elle apportera, comme toute crise, son lot de bienfaits et de souffrances. En attendant, elle est là parce que l’on a occulté des difficultés. Elle est le fruit du court terme. Les tensions se sont accumulées, des signes précurseurs sont apparus, mais nous n’avons pas voulu les regarder en face, préférant croire que l’on pouvait faire n’importe quoi, quelques soient les conséquences.

Le sens du long terme a été considérablement perdu, à cause de cet égoïsme aveugle qui consistait à dire je consomme et je jouis maintenant, et après moi le déluge… Mais l’un des avantages d’une crise, c’est qu’elle nous conduit à nous remettre en cause, au niveau individuel, comme collectif. Et maintenant que l’on ne peut plus occulter les difficultés, il va falloir retrouver un projet moteur, un sens.

L’avenir fait quand même bien peur…

Emmanuel Desjardins : Bien sûr. Il est incertain, rempli de menaces. Mais quand on se trouve confronté à une difficulté, la fuir n’aide en rien à la résoudre. Cette crise nous bouscule, c’est certain, et tous, moi y compris, nous aimerions entendre que tout va bien.

A partir de là, il faut se garder de tomber dans deux écueils : le premier est l’illusion de la toute-puissance, le second, la résignation. Non, tout ne va pas bien ; oui, nous pouvons encore faire quelque chose. Et l’expérience prouve qu’à chaque fois que des hommes ont fait front commun face aux épreuves, des solutions créatrices ont toujours émergé.

Dans votre livre, vous évoquez « l’éveil » lié à la spiritualité, en opposition à une « vie dans le sommeil ». Pensez-vous qu’avec la crise les hommes vont s’éveiller ?

Emmanuel Desjardins : Tous les hommes, je ne sais pas. Il y aura de la résistance. Il y a des gens qui ont intérêt à ce que le monde aille mal. Par exemple, certaines multinationales, certains dictateurs, terroristes, ou des groupes de pression puissants. Pour être efficaces, nous aurons à mélanger deux stratégies.

L’une, plus individuelle, d’éveil -c’est là le rôle de la spiritualité. Chacun doit se remettre en cause. Mais ce n’est pas pour autant qu’il y aura forcément du changement. La remise en cause de chaque individu y contribuera mais ne suffira pas. Il faut en plus des actions politiques de type classique où l’on prend des risques, comme Martin Luther King a pu le faire, et qu’un véritable combat s’engage entre les conflits d’intérêts –les écolos face aux pollueurs, par exemple.

La crise a déjà provoqué des changements de comportements chez nombre de nos semblables. Peut-on dire qu’elle nous pousse à revenir à l’essentiel ?

Emmanuel Desjardins : Absolument. A une forme d’essentiel, de lucidité, de profondeur. Et à cette complexité de l’être humain qui lui permet de grandir, de se structurer, d’être fier de lui. Trop souvent, nous compensons une difficulté intérieure en nous réfugiant dans le paraître, la séduction, la consommation, la sensation, la vitesse… Tout cela pour tenter d’y échapper.

Actuellement, nous ne pouvons plus recourir à toute cette frénésie, notamment de
consommation : nous nous retrouvons face à face avec la difficulté. C’est là qu’intervient le lien entre écologie et spiritualité : il ne suffit pas de dire aux gens qu’il faudra consommer moins ou différemment, il faut aussi proposer des outils de travail intérieur qui permettent de transformer la frustration première que l’on ressent, en richesse intérieure.

Et ainsi permettre à chacun de se reconnecter avec des besoins plus profonds, plus spirituels : le besoin d’être, de relation, de sens, de qualité, de beauté, de vérité…

Quels sont ces outils ?

Emmanuel Desjardins : Beaucoup existent déjà, mais sont souvent mal diffusés. A commencer par les bienfaits d’un psychothérapeute compétent face à une crise intérieure.

Vous dites que « la prise de conscience est planétaire, que des millions de gens de par le monde explorent des solutions nouvelles » mais que ce qui manque encore à ce mouvement d’ensemble, c’est la conscience de l’unité qui fait la force ». Qu’est-ce que cela signifie, concrètement ?

Emmanuel Desjardins : Il existe de nombreuses initiatives, mais l’ensemble reste disparate. C’est comme si un arbre faisait des tas de fleurs différentes… Qu’est-ce qui unit le patron qui explore un nouveau modèle de relations plus humaines au sein de son entreprise à celui qui trouve une solution, comme en Allemagne, pour recycler les déchets et transformer le compost en gaz pour faire rouler les cars ?

Le rejet de l’illusion de la toute puissance et du manichéisme. Mais au niveau positif, ce mouvement n’est pas encore représenté. La classe politique est, par exemple, très en retard sur le sujet. Ce qui serait intéressant serait de voir émerger un grand parti écolo doté d’une véritable vision de l’homme.

Reste-t-il une place pour le rêve dans ce monde troublé ?

Emmanuel Desjardins : Oui, si l’on entend par rêve, le fait non pas de fuir la réalité, mais de la vivre, en allant jusqu’au bout de soi-même, de ses projets et aspirations, d’être vraiment soi-même.

Propos recueillis par Margaux Rambert

Prendre soin du monde, Survivre à l’effondrement de ses illusions, d’Emmanuel Desjardins, Éditions Alphée

 

56 réflexions sur “La crise est avant tout une crise de sens

  1. Bonjour Elisabeth,
    Je crains, hélas, qu’il nous faille encore un peu de patience avant de voir un réel début de changement. C’est toute notre société actuelle qu’il faut revoir.
    Certains disent qu’il n’est pas possible de revenir en arrière, pourtant pour l’essentiel, il n’y a pas d’autre solution. Il est des bases qu’il n’est pas possible de réinventer car elles ne sont pas réinventables.
    Dans mon fonctionnement de vie, je ne trie pas les événements, j’accepte la vie telle qu’elle est, beaucoup ne comprennent pas cela, ils trouvent que je suis idiote de fonctionner ainsi. Pourtant la vie c’est tout sans exception, il n’est pas possible de tricher avec, de la négocier, de trier.
    Oups, je suis bien négative ce matin, ce n’est pas souvent, mais face à notre société, j’avoue avoir un peu de mal. J’ai souvent le sentiment d’être « une extra-terrestre » pensant à l’inverse de la majorité 😉

    Je te souhaite une très bonne fin de semaine Elisabeth et te dépose de doux bisous d’amitié

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    • Non seulement tu n’es pas négative mais je te trouve dotée d’une belle sagesse, dans ton acceptation totale de la vie où « il n’est pas possible de tricher avec, de la négocier, de trier ».
      Et tu devances déjà l’article suivant, avec la notion d’« accepter l’inacceptable », ce concept si cher à Dürckheim et à Christiane Singer, très difficile à admettre mais si plein de sagesse profonde pourtant.
      Quant à ceux qui ne te comprennent pas… laisse faire et continue, pour moi, tu es dans le vrai.
      Comme dans ce constat que le retour aux vraies valeurs est nécessaire, puisque c’est leur oubli ou rejet qui nous a plongé dans cette crise de sens.
      Et reste surtout cette extra-terrestre car comme le disait Krishnamurti :
      « Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale d’être bien adapté à une société malade ».
      Bisous tendres, Fanfan et gardons l’espoir

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  2. Merci Elisabeth pour cet article qui met du baume au coeur. Oui nous avons peur. En plus d’affronter un inconnu ce qui est toujours redoutable, l’ampleur de la tâche a de quoi effrayer. Mieux vaut donc en être conscient avant de s’engager… Amitiés

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    • Bien sûr que nous avons peur, et il y a de quoi…
      Mais nous aspirons à l’évolution et cela donne du cœur à l’ouvrage. Tu connais La Voie du Kaizen : « Même un voyage de mille kilomètres commence par un premier pas ».
      Merci à toi, Elisa, bisous

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  3. et dans la vie il faut tjs se battre non pas avec les armes, ni avec de mauvais mots, mais avec le coeur pour bâtir un monde de paix et que nous soyons des ouvriers pour l’amour, l’entente et faire avancer la société vers le positif

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  4. Bon ce n’est pas bien de copier… :D, mais j’aime bien le commentaire de bleuemarie.
    Maintenant de manière plus globale, il faut souhaiter que comme il est dit « l’expérience prouve qu’à chaque fois que des hommes ont fait front commun face aux épreuves, des solutions créatrices ont toujours émergé ».
    Bonne journée Elisabeth.

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  5. Bonjour Elisabeth,
    Un très bel article. Même si je trouve de plus en plus difficile d’aller au bout de mes rêves, de mes espoirs.
    Mais je pense que dans mon cas, c’est l’environnement qui est délétère. Et j’espère sincèrement que je vis dans un coin perdu et isolé qui ne peut pas se propager.

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  6. Bonjour Elisabeth,
    Oui, comme le dit Marie la photo de ton article est superbe et inspirante.
    Quant à l’article lui-même, je pense effectivement que toute crise en est une de sens…du moins elle le devient inévitablement par la force des choses. C’est au lendemain des plus grands remous que les prises de conscience s’imposent… et inévitablement bien des remises en question. Il en faut beaucoup pour que l’humain s’insurge et c’est dans ces moments qu’il sait enfin faire preuve d’une solidarité ,manifeste.; de-là les mouvements sociaux mondiaux… car ce sont les courants mondiaux qui changent le monde et les sociétés. N’assiste-t-on pas lors de ces dernières années à plus de manifestations dans plusieurs pays ces dernières années?…Printemps arabe…printemps érable… Je pense que c’est symptomatique d’un monde en changement…. Une remise en question des systèmes en place…
    Comme toujours chez toi… intéressant comme article…Je vais reprendre mon éternelle expression… Tu nous fait cogiter… 😉
    Mes salutations sincères

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    • Et je vais reprendre la mienne… si tout le monde avait ce niveau de conscience, le monde serait changé.
      Merci, Kleaude d’avoir souligné cette nécessité d’une remise en question des systèmes en place… dans leur globalité car par ces temps de crise planétaire, tous les nationalismes, haines raciales et autres tentatives de repli sur soi, avec la stigmatisation et le rejet de l’autre ont tendance à se renforcer.
      Alors, que seule la solidarité, l’entraide, le respect et la tolérance peuvent nous permettre de changer et de faire bouger les sociétés.
      Dommage qu’il faille à l’Homme d’être poussé dans ses derniers retranchements pour agir et donner le meilleur mais bon, il vaut mieux cela que de continuer à s’enfoncer dans cette crise de non-sens total.
      Amitiés sincères et belle soirée à toi

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  7. Un très beau texte, qui s’adresse au monde occidental, la prise de conscience n’est pas planétaire, il y a choc de civilisations, entre nous, et la barbarie et l’obscurantisme, pour devenir nous même, il faut un environnement paisible, pour l’obtenir on risque de passer par la case violence.

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      • Chère, Elisabeth, je ai étudié le français au lycée et est tombé en amour avec non seulement la langue, mais aussi de Paris, même si je ne avais jamais été là. Puis au collège je me suis spécialisé en français avec l’intention de finalement passer à New York pour travailler comme traducteur pour l’ONU. Ce était lors de ma deuxième année que je ai lu est Ae d’Ernest Hemingway dans un de mes cours d’anglais, et je savais que je devais aller un jour aujourd’hui Paris, si pas trop vivre ensuite au moins visite. Mais comme dit le poète, les « meilleurs plans des souris et des hommes vont souvent de travers», et ainsi ils l’ont fait. Avant Je suis diplômé de l’université, je assistais, je ai rencontré et épousé mon mari. Et même se il était un né et a grandi au Texas qui a juré qu’il ne avait jamais laisser ici, je pensais que je pourrais changer d’avis un jour. Et je l’ai fait, même si ça m’a pris 50 ans. À l’été 2012, lui et moi ainsi que notre fille, son mari et leurs trois enfants a fait un voyage de tourbillon de deux semaines à Londres, Edimbourg, St. Andrews, Dublin et Paris. Quand je suis descendu du métro près du Pont Alexandre et approché le tour sur le pont, je me suis arrêté là où je étais et je sentais les larmes coulant sur mon visage. Il a été un rêve devenu réalité et tout mon yeux le voyaient était plus belle et étonnante que je avais imaginé. Les larmes faisaient partie joie pour enfin être là et une partie de tristesse qu’il avait mis tant de temps et parce que je étais assez vieux pour ne pas être en mesure faire une maison là-bas puisque tous mes racines et la famille sont ici au Texas. Mais je suis tellement reconnaissante que je ai pu voir au moins une fois avec mes propres yeux. Je ai adoré chaque minute des quatre jours et demi nous avons passé là et pleuré à nouveau que nous roulions le long de la Seine jusqu’à la gare de quitter.

        Par la façon dont je utilise Google translate pour écrire ce parce que je ne veux pas que vous pensiez que je me souviens bien de mon étude de 4 années de la langue il ya 50 ans, mais je ne me souviens assez étonnamment certaines d’entre elles pendant notre séjour et étais ravie quand je pourrais rappeler comment dire quelque chose et a été effectivement entendu.

        Les bonnes nouvelles sont que nous sommes en train de planifier de visiter Paris l’été à nouveau la prochaine si tout va bien avec ma chirurgie de remplacement du genou le mois prochain. Je suis sûr que ce est beaucoup plus que vous avez voulu savoir, mais je travaille sur un billet de blog à ce sujet et ne pouvait pas résister à raconter mon histoire et de voir apparaître en français. Cordialement, Natalie

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  8. Chaque crise, par la prise de conscience qu’elle provoque, et par l’obligation qui nous est faite de nous surpasser, de trouver un chemin, est , à n’en pas douter un moteur stimulant, mais, combien d’efforts, de désillusions parfois, n’engendre-t-elle pas !

    Très intéressant cet article d’Emmanuel Desjardins
    bien amicalement

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    • Je suis bien d’accord, Marie, les désillusions cruelles, douloureuses, qui nous marquent et laissent souvent des cicatrices profondes, surtout, si par la sensibilité, comme la tienne, nous sommes souvent exposés à ces crises à répétition.
      Les prises de conscience se payent cher mais elles nous font tout de même avancer.
      Merci et mes amitiés tendres à toi

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