Khalil Gibran : L’orage

A trente ans, Youssef Alfakhri se retira du monde : il devint ermite. Il devina ma pensée.

L'ermite

Tu es étonné de trouver dans une cabane d’ermite du vin, du café, et du tabac ? Crois-tu que la retraite implique le rejet des plaisirs de ce monde ?

Nous avons l’habitude de voir les ermites se contenter d’eau et de végétaux pour se nourrir, et se livrer à la prière.

Je pouvais prier Dieu sans m’éloigner de ses créatures.

Je suis parti parce que mes valeurs n’étaient pas celles des hommes,

Mes aspirations encore moins.

Je tournais à droite quand toutes les roues tournaient à gauche.

J’ai quitté la ville lorsque j’ai compris qu’elle n’était qu’un vieil arbre obscène,
fort et immense. Se nourrissant de l’obscurité de la terre, ses branches
dépassent les nuages.

Ses fleurs sont avidité, méchanceté et crimes. Ses fruits sont malheurs, misères et souffrances.

Nombreux sont ceux qui ont essayé de le soigner, ils ont tous fini désespérés et malmenés.

Non, je ne suis pas venu dans cette cabane pour prier et méditer.

La prière est le chant qui part du cœur, il atteint directement l’oreille de Dieu.

Quant au renoncement aux plaisirs, je n’y crois pas.

Le corps est le temple de l’âme. Nous devons le chérir, en prendre soin, c’est en lui que réside la flamme sacrée.

Non, ce n’est pas pour Dieu que je suis parti,

Mais pour fuir les hommes,

Leurs dogmes, leurs lois, leurs valeurs,

Leurs traditions, leurs idées,

Autant que leurs bruits et leurs complaintes.

J’ai choisi la solitude pour ne plus les voir vendre leur âme contre ce qui est moins précieux et moins noble.

J’ai choisi d’être seul pour ne plus croiser les femmes souriantes, le regard séducteur, alors qu’au fond, elles n’ont qu’un seul but.

J’ai cherché la solitude pour ne plus tenir compagnie aux faux intellectuels qui se prennent pour les gardiens du savoir absolu.

J’ai préféré me retirer plutôt que devoir fréquenter les brutes qui prennent la politesse pour de la faiblesse, l’indulgence pour de la lâcheté, et l’arrogance pour de la distinction.

Je suis parti épuisé de voir les financiers; ils s’imaginent que le soleil, la lune et les astres se lèvent de leurs coffres, et se couchent dans leurs poches.

J’ai fui les politiciens qui se jouent des aspirations des peuples, les aveuglant d’une poignée de poussière dorée et de discours pompeux.

Je suis dégoûté des prêtres qui prêchent ce qu’ils trahissent, et exigent des gens ce qu’ils n’appliquent jamais.

J’ai voulu la solitude parce que je n’ai jamais rien obtenu d’un homme avant de le payer de mon cœur.

Je me suis retiré car j’en avais assez de ce monument gigantesque appelé civilisation, si précise et ingénieuse, pourtant édifiée sur un tas de crânes.

J’ai voulu la solitude afin de sauver mon âme, mon esprit, mon cœur, et mon corps.

Je suis venu vivre dans les bras de la nature, jouir de ses merveilles, explorer les secrets de la terre et approcher le trône de Dieu.

Il s’interrompit et laissa planer le silence. Son visage rayonnait de force, de volonté et de grandeur.

Vous avez raison, repris-je. Pourtant, ne croyez-vous pas avoir un rôle et une mission dans la société, vous qui connaissez ses problèmes ?

Il me répondit d’un ton amer :

Nombreux sont les médecins qui ont tenté en vain de soigner ce malade
chronique : il ne veut pas guérir. Pire, il passe sa main à travers les couvertures, achève le médecin; une fois sûr de sa mort, il le déclare excellent médecin. Non, personne ne peut secourir les hommes. Le meilleur des paysans peut-il faire verdoyer les champs en hiver ?

Puisse l’hiver de ce monde se terminer, et que le printemps fleurisse et s’installe.

Sur un ton pensif, il s’interrogea à voix haute :

Serait-il possible que la vie de l’humanité ait des saisons ?

Que dans « un millier de mille ans », la terre soit peuplée d’hommes qui vivent d’esprit et de justice ?

Viendra-t-il le jour où l’homme vivra sa propre gloire, s’installera à la droite de la vie, saura être heureux de la lumière du jour comme de la quiétude de la nuit ? Ce jour viendra-t-il quand la terre aura assez dévoré de corps et bu assez de sang.

 

36 réflexions sur “Khalil Gibran : L’orage

  1. Merci Elisabeth pour ce partage si lucide de Khalil Gibran!
    J’ai aussi pensé à un moment partir hors du monde comme le dit ce poème… Et c’est Gandhi qui m’inspire maintenant: « Sois le changement que tu veux voir dans le monde. » Si on s’y met tous et toutes, on peut inverser le sablier 🙂

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    • Je crois que c’est une tentation assez rependue parmi les gens qui aspirent à d’autres valeurs que celles de nos sociétés corrompues. Mais en effet, sans porter aucun jugement sur ceux qui le font, et en reconnaissant la contribution qu’ils apportent en priant et méditant dans leurs monastères (que j’ai mentionnés dans une autre réponse), suivre l’exemple de Gandhi est une belle façon d’amorcer le changement. Jusqu’à cette « masse critique » démontrée par le phénomène du centième singe.
      Merci à toi, Nathalie

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  2. Ce texte me touche bien sûr, et je crois que je n’ai pas besoin de t’en faire commentaires. Nous commencons à bien nous connaître… Il y a une tentation au renoncement que je sais permanente chez moi : renoncement au monde bien sûr. Pour l’heure, je fais confiance encore à quelques signes qui m’invitent à rester dans la ronde 😉 Bonne journée à toi amie !

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    • C’est une évidence, cet ermite, cela pourrait être toi. Tu as ce regard lucide sur tous les travers de ce monde et la tentation de le quitter est grande.
      Mais tu n’es pas de ceux qui renoncent, de cela, j’en suis certaine.
      Plus tard, peut-être… un repos bien mérité
      Belle semaine, Stéphane

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  3. Bonjour Elisabeth….

    J’ai relu 2 fois …J’ai beaucoup frissonné. émue par la lucidité des réflexions de Gibran….mais
    encore plus à ceux-là et je cite :
     » Serait-il possible que la vie de l’humanité ait des saisons ? Que dans « un millier de mille ans », la terre soit peuplée d’hommes qui vivent d’esprit et de justice ? Viendra-t-il le jour où l’homme vivra sa propre gloire, s’installera à la droite de la vie, saura être heureux de la lumière du jour comme de la quiétude de la nuit ? Ce jour viendra-t-il quand la terre aura assez dévoré de corps et bu assez de sang ?… »
    Une note d’espoir en finale …J’aime …!
    Cette espérance est si belle et son ton me donne le courage de continuer sur ce chemin sinueux…où parfois dans un de ses détours nous croisons des gens extraordinaires, investis d’un amour et d’une foi inébranlable en cette humanité en marche vers sa divinité …!

    Merci et très bonne soirée amie
    Tendresse

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    • Ah, ma douce Manouchka, merci de tout cœur car tu es quasiment la seule à avoir bien vu cette note d’espoir qui nous fait croire et avancer malgré la tristesse de ce constat. S’il est bon d’être lucide, garder la foi est un acte de courage, et continuer sur la voie, même étroite et sinueuse le choix difficile mais porteur de lumière et d’espérance.
      Merci pour ta sensibilité et pour ton engagement et toute ma tendresse

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  4. Oui, beaucoup d’hommes et de femmes se laissent emporter par les valeurs immorales de la société que l’on veut nous imposer. Mais si ceux qui ne sont pas d’accord pour cela fuient au lieu de se battre pour le changement, alors tout est perdu ! Et ce sont ces politiciens, religieux, financiers et autres personnes qu’il a voulu fuir, qui gagnent.
    Pour moi, tant que l’on oeuvre, à son humble niveau, pour apporter au monde le changement que l’on souhaite y voir, rien n’est perdu et tout est à gagner. Si on accepte de voir la personne telle qu’elle est, et non telle qu’elle paraît, alors on la reconnaît comme digne et capable d’ouvrir les yeux et de changer si elle le souhaite.
    Bien sûr, pour cela il faut une certaine endurance et accepter que nous ne verrons peut-être pas les fruits des germes que l’on plante… Mais personnellement, je préfère cela à rester cloîtrer chez moi à attendre ma fin ou un hypothétique sauveur… Et c’est une ermite-née qui parle! 😉
    Après, chacun son choix et chacun sa voie !

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    • Exactement, « à chacun son choix et chacun sa voie », alors, s’il y en a qui décident de se retirer du monde, cela leur appartient et nous n’avons pas à les juger lâches. Bien sûr je suis plutôt de ceux qui préfèrent œuvrer pour le changement mais ne crois-tu pas que ceux qui, du fond de leurs monastères prient et méditent chaque jour, apportent une grande contribution, sans laquelle nous serions encore plus perdus ?

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      • En parlant de « fuir », je ne le jugeais pas, je reprenais simplement les termes qu’il a lui même utilisé « Non, ce n’est pas pour Dieu que je suis parti / Mais pour fuir les hommes […] ».
        Et je ne renie aucunement l’apport de ceux qui choisissent de se retirer à l’intérieur d’eux-mêmes et du monde pour méditer, prier et développer leurs compréhensions.
        Je comprends ce constat et je comprends cette envie. Et chacun y répond à sa façon. Je pense simplement que c’est sa réponse et que ce n’est pas la seule possible. Je voulais en présenter une autre. Et j’espère que d’autres encore se présenteront ! 😉
        J’aime méditer, me retirer du monde pour mieux le voir et m’en détacher. J’aime aussi y revenir, plonger à pieds joints dedans pour offrir et agir ce que j’ai compris, à mon humble niveau.
        Pour moi, il y a une parfaite complémentarité entre la pensée et l’action, et je veux faire les deux. C’est ma réponse. 😉
        Et d’ailleurs, c’est aussi un peu ce qu’il fait, vu qu’il ne garde pas ses compréhensions pour lui, mais les offre au monde! Etait-ce son but que de faire réagir? Si oui, il a réussi avec moi!

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  5. Bonjour Elisabeth,
    Nous ne pouvons que constater l’extrême négativité de ceci, pourtant comme tu le sais, j’aime non que dis-je j’adore Khalil Gibran 😉
    Le monde comme la mode serai un éternelle recommencement alors ? ! Car dans ces écrits qui ne sont pas nouveaux, je retrouve notre société actuelle.
    Je crois et souhaite le changement, mais pour cela ne faut-il pas avant toute chose prendre conscience qu’il y a un réel souci au lieu de se cacher la réalité ? !
    Merci pour ce partage Elisabeth, bonne journée avec mes tendres bisous

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    • Mais ce sont ces « soucis » qui empêchent le changement que Gibran montre, avec une profonde connaissance de l’humain, et je ne dirais pas qu’il soit négatif ou pessimiste, juste lucide. Voire visionnaire car, comme tu dis, tu y retrouves l’image de notre société.
      Et il y a beaucoup d’espoir dans ses vers :
      Puisse l’hiver de ce monde se terminer, et que le printemps fleurisse et s’installe.
      Sur un ton pensif, il s’interrogea à voix haute :
      Serait-il possible que la vie de l’humanité ait des saisons ?
      Que dans « un millier de mille ans », la terre soit peuplée d’hommes qui vivent d’esprit et de justice ?

      Mais le jour où l’homme vivra sa propre gloire, s’installera à la droite de la vie, saura être heureux de la lumière du jour comme de la quiétude de la nuit ne viendra que quand l’humanité aura subi assez d’épreuves.
      Doux bisous et bon dimanche, Fanfan

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  6. Bonsoir Elisabeth,
    J’aime la notion que l’humanité ait des saisons. Vrai que l,humanité évolue de tout temps par cycle. Se pourrait-il que le processus soit cyclique?
    On a déjà constaté, par exemple, qu’en temps économique difficile, l’humain cherche à se réfugier dans une spiritualité plus omniprésente… à laquelle il adhère avec plus de ferveur… Je croyais que cela était en réaction à l’état des choses à ce stade-là… Se pourrait-il que ce soit plutôt cyclique telle une saison? Intéressant comme piste de réflexion…
    Mes amitiés sincères

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    • Je crois que si temps ordinaire est linéaire, le sacré a une dimension cyclique, comme la danse des saisons.
      Si le retour à la spiritualité n’est pas une sorte de fuite ou le désir d’être secouru mais un véritable refuge, je crois qu’en effet, les crises servent aussi à cela.
      Amitiés et bon week-end, Kleaude

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  7. Très intéressant.
    Oui la prière est un chant qui part du coeur.

    Bon week-end.
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    • Khalil Gibran est chantre de l’amour, de la liberté et de l’espoir, toute son œuvre en est imprégnée. Et il y en a aussi dans ce poème, certes, un peu sombre mais lucide aussi.
      Je crois profondément au changement. Bisous, Cathie

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