Le temps, cette notion si relative

Pourquoi cette impression de passer notre vie à courir ? Ne savons-nous plus savourer le présent? Réponses de la philosophe Brigitte Sitbon.

Professeur à l’École pratique des hautes études et chercheuse au CNRS, Brigitte Sitbon est agrégée de philosophie. Ses recherches portent sur les rapports entre sociologie et philosophie dans la perception du fait religieux. Férue de psychanalyse, elle est également connue pour ses travaux sur Henri Bergson. Elle a dirigé l’ouvrage Bergson et Freud (PUF, 2014).

Temps

Psychologies : Comment notre rapport au temps et sa définition ont-ils évolué au fil des siècles ?

Brigitte Sitbon : Ce lien que nous entretenons avec le temps est relatif. Il est lié à la diversité des individus, à leur singularité, et surtout à l’histoire humaine elle-même. Dans la Grèce antique, par exemple, le temps, souvent personnifié dans la mythologie par Chronos dévorant ses enfants, est conçu comme cyclique, à l’image des révolutions planétaires ; d’où l’idée chez le sujet grec d’un éternel retour du même.

Platon pense ainsi le temps comme l’image immobile de l’éternité. Plus tard, les monothéismes, juif puis chrétien, introduiront la vision linéaire du temps, qui prédomine aujourd’hui en Occident, imposant l’idée d’un progrès orienté d’un début vers une fin. Notre rapport au temps reste hanté par cette perspective, l’idée que nous sommes mortels.

En ce qui concerne la définition même du temps, si on a pu mesurer celui-ci très tôt et le quantifier grâce à la répétition régulière de certains phénomènes naturels (les saisons, le jour, la nuit, etc.), aucun philosophe, mystique ou scientifique n’a jamais vraiment réussi à en montrer l’identité objective.

D’ailleurs, à quoi bon le définir puisque, comme l’écrivait si bien Pascal, « tous les hommes conçoivent ce qu’on veut dire, en parlant du temps, sans qu’on le désigne davantage ». Sa définition se fait donc le plus souvent à partir d’images, de métaphores et d’approximations.

Qu’est-ce que Bergson et Freud ont à nous apprendre sur notre rapport au temps ?

Brigitte Sitbon : Le temps bergsonien est d’ordre psychologique et implique l’idée fondamentale de mémoire. Nous sommes à chaque moment de notre vie la résultante de tous nos moments passés et à venir, même si tous ne sont pas conscients. Bergson a découvert et mis en lumière la « durée pure », désignant un temps vécu, calqué sur nos états de conscience.

Les êtres et l’univers « durent », c’est-à-dire qu’ils manifestent du changement, se transforment, à l’image d’un verre d’eau sucrée où l’eau et le sucre prennent leur temps pour se mélanger. À chacun son rythme, sa durée. Et cette dernière n’est pas constituée par une succession d’instants juxtaposés, comme dans le temps des physiciens et des horloges, mais plutôt par leur fusion. 

Comme dans une mélodie, chaque note de musique engendre la suivante et est inséparable de la précédente. Freud rejoint Bergson, car, pour lui, chaque sujet possède son histoire propre, mélange entre son passé refoulé et son présent actualisé. Mais le psychanalyste va plus loin avec sa découverte de l’inconscient, dans lequel le temps objectif n’existe plus : passé, présent, futur peuvent s’y chevaucher, voire se mêler. Le temps ne se résume pas pour l’homme à une donnée purement quantifiable et mesurable.

Qu’est-ce que le temps met intimement en jeu chez chacun d’entre nous ?

Brigitte Sitbon : Deux choses fondamentales : notre « inquiétude » originelle et notre volonté de maîtrise qui, finalement, sont liées. L’homme est naturellement « inquiet », car il est en permanence mû par des désirs multiples, toujours nouveaux, qu’il cherche frénétiquement à satisfaire. Mais il a aussi conscience qu’il est mortel et ne peut les assouvir tous. D’où cette impatience qui le caractérise.

Impatience et désir de « jouir à tout prix », selon l’expression du psychanalyste Charles Melman, se sont accentués avec la démultiplication des besoins (réels ou virtuels) et un effondrement des limites. Cette recherche éperdue d’objets de plaisir toujours plus nombreux, que nous imaginons nécessaires à notre bien-être, est la cause de l’angoisse existentielle des temps modernes. Le temps est aujourd’hui facteur de dépression, car il met en cause notre frustration et notre désillusion face à la jouissance, qui se dérobe à nous sitôt atteinte.

Est-ce pour cette raison que nous avons l’impression que le temps s’est accéléré, qu’il nous échappe et nous déborde ?

Brigitte Sitbon : Il ne peut pas s’accélérer en soi, il peut paraître s’accélérer pour soi. « C’est en toi mon esprit que je mesure le temps », écrivait saint Augustin dans ses Confessions. Le temps ne change pas de vitesse. Ce qui a changé, c’est notre attention, « divertie » par nos rythmes de travail, la nécessité du rendement, de la productivité, l’incitation à la consommation, etc. ; d’où cette impression d’une « fuite du temps ».

La sensation qu’il nous échappe provient du fait que nous ne sommes jamais dans le temps présent, mais toujours occupés par nos souvenirs ou dans l’attente d’un futur où nous nous projetons. « C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse », affirme Pascal, car s’il est agréable, nous voulons le retenir, s’il ne l’est pas, nous nous tournons vers l’avenir. « Ainsi nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre », ajoute-t-il.

Tenter de vivre l’instant présent serait donc un leurre ?

Brigitte Sitbon : Pas forcément. C’est ce que préconisait la célèbre formule d’Horace inspiré par Épicure, « carpe diem », qui signifie « cueille le jour présent sans te soucier du lendemain ». Vivre l’instant présent, c’est savourer le présent et en tirer toutes les joies, sans s’inquiéter ni du jour ni de l’heure de notre mort, qui est inscrite en nous (consciemment ou non).

C’est, en définitive, se dégager de la représentation angoissante de notre mortalité et donc de l’urgence à vouloir tout faire dans un temps trop restreint. Bref, c’est vivre en quelque sorte dans l’idée que l’on est éternel. C’est possible, mais cela suppose de détacher la vie de la matérialité qui nous déborde véritablement.

Est-il possible de décélérer ?

Brigitte Sitbon : Cela semble difficile à imaginer, à moins de réprimer en nous cette nécessité qui nous pousse à agir vite, dans un laps de temps fini. Cela impliquerait de renoncer à l’individu agissant qui peuple nos sociétés modernes et de se tourner vers l’homme contemplatif, oisif, qui vivait dans le mythique et paradisiaque Éden ; de faire l’éloge de la paresse et de stigmatiser le travail plutôt que de le survaloriser !

Mais ces efforts nous imposeraient de renoncer un moment à l’action, qui nous fait justement exister. Le monde représente aujourd’hui, pour nous, un ensemble d’outils. Il faudrait apprendre à ne plus considérer ce qui nous entoure de manière instrumentale, ne plus raisonner en termes d’objectifs à atteindre, mais s’arrêter à l’acte même qui nous pousse vers eux ; par exemple, ne plus penser que les aliments sont là pour notre bonne santé, mais s’attacher au plaisir de manger lui-même ; ne plus croire que le grand air nous oxygène, mais apprécier la joie de marcher. Au fond, notre rapport au temps révèle notre disposition profonde à vivre heureux.

Hélène Fresnel

TEST

Savez-vous vivre dans le présent ? Le rapport au temps présent, nous rappellent les psys, est le reflet du rapport que nous entretenons avec nous-mêmes. Ce rapport est-il serein ? Faites le test

 

 

19 réflexions sur “Le temps, cette notion si relative

  1. Bonjour Elisabeth,
    plus sensible à Bergson ;
    il me semble qu’il est si difficile de séparer nos corps ( psychique, physique, esprit ) ; ils sont si intimement liés les uns dans les autres même si parfois « on n’est pas là » ou même si parfois la douleur nous plombe là. Tellement imbriqués et toujours en mouvement. Oui c’est bien sûr très difficile à expliquer mais pour le temps vécu, cela me parait similaire.
    Ce qui m’interpelle aussi dans ce texte par rapport à moi-même ( car on ne peut que partir de son point de vue pour s’expliquer le monde, s’ouvrir ensuite au point de vue des autres pour agrandir le cercle ) , c’est que j’ai toujours eu une base de patience, peu d’inquiétude, bien que ne supportant pas de voir ou d’assister à la souffrance et l’agressivité. La vie moderne m’a toujours dépassée et j’ai toujours eu l’impression d’avoir un rythme interne très lent, même par rapport à mes semblables. Je me suis toujours posée pour rêvasser ou réfléchir, seule.
    Je te souhaite une bonne fin de nuit Elisabeth. J’espère que je ne t’ai pas importunée.

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    • Comment peux-tu penser m’avoir importunée, chère amie ?
      Tu sais combien j’apprécie tes commentaires, toujours pleins de sagesse et de réflexion bien nourrie.
      Je vois très bien ce que tu veux dire par cette analogie entre le temps et nos vécus intérieurs, dans ces corps qui me semblent indissociables.
      Quant aux rythmes, je suis aussi quelqu’un de très lent, du moins dans mes apprentissages, ce qui n’a rien à voir avec la rapidité nécessaire dans la vie courante.
      Et si j’ai peu de patience pour les choses quotidiennes, concernant l’existence, elle est infinie.
      Je sais aussi combien tu aimes cette solitude, nécessaire à la véritable construction de soi, pour ensuite « agrandir le cercle », comme tu le dis si joliment.
      Merci et toute ma tendresse, Prunelles

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      • Merci Elisabeth, je sais que tu es occupée, et que tout accumulé, cela prend du temps à répondre. Et puis il y a beaucoup de passage, beaucoup de monde, cela peut impressionner ; et qui suis-je pour « ramener ma fraise » lol ?
        Ce que tu décris là de toi ne m’étonne pas du tout. Cette patience ancrée chez toi, on la ressent dès le premier instant, comme … non pas une forteresse ( mais un peu ), mais plutôt comme une « force tranquille ». Cela doit revenir de loin car c’est imposant ; ça va avec la lenteur intérieure ; ça a quelque chose de commun avec l’aspect protecteur de la tortue couplé avec l’aspect stabilité de la montagne en feng shui . Oui tu es bien préparée, je confirme.

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        • Tu es une amie très chère, et si tous m’apportaient de si belles fraises, j’en serai heureuse et enrichie…
          Bien vu pour la forteresse, qui va avec La Maison Dieu, décoiffée par Son souffle mais si souvent assiégée aussi…
          L’image de la tortue me plaît beaucoup mais la montagne serait plutôt celle à gravir.
          Tu sais si bien percevoir les gens mais surtout les voir avec les yeux du cœur et une tendresse immense.
          Alors, je te renouvelle ma gratitude, Prunelles

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  2. Je me suis amusée à faire le test, merci. A priori je suis attentive 🙂 On peut toujours dire STOP
    Il faut apprendre à gérer des temps d’Instants présents et comprendre que c’est une priorité pour avoir une bonne santé au même titre que bien se nourrir… mais ça peu de gens le comprennent. Cette fuite en avant c’est aussi une manière de se fuir soi, d’éviter de se regarder dans le miroir par peur de je ne sais quoi. Il y a peu je disais à mon ainée : trois minute par jour à ta pause déjeuner, pour écouter autour de toi les bruits ou regarder les couleurs, et tu te sentiras déjà mieux… qu’est-ce que trois minutes ? Mais bon, chacun vit sa vie à sa manière. gros bisous Elisabeth

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    • Chacun vit à sa manière, certes mais est-ce toujours un choix ou bien juste parce que l’on croit ne pas pouvoir faire autrement ?
      Et je disais la même chose, hier, cette fuite dans l’action est une manière de ne pas savoir passer du temps en sa propre compagnie.
      Merci pour ta sagesse et gros bisous, Cathie

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  3. Bonsoir Elisabeth,
    « Mesurer le temps, c’est déjà en perdre,,, » de moi… 😉
    Et à la question d’entrée d’article: « Pourquoi cette impression de passer notre vie à courir ? Ne savons-nous plus savourer le présent? »…Il est dit aussi: « À chacun son rythme, sa durée. »..Justement, je crois que de moins en moins on sait se respecter dans cela. On ne s’accorde plus le temps de savourer le temps ou beaucoup trop rarement. Je peux en témoigner… je roule à un train d’enfer…mais même si trop rares, je me garde de savoureux moments pour vivre le beau….pour me ressourcer avec l’être cher et surtout mes épisodes d’évasions littéraires.

    Décélérer? Encore faut-il le vouloir…. 😉

    Mes amitiés sincères

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    • Très belle maxime, comme le reste de ton témoignage. L’homme moderne est en effet trop coupé de ses besoins, et a complétement oublié les rythmes naturels, soumis à cette obligation de « toujours plus et plus vite ».
      Mais comme tu dis, on peut avoir une vie très active mais savoir se ménager des moments pour vivre ce qui est le plus important pour nous.
      Merci, Kleaude, amitiés

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  4. Bonjour Elisabeth,
    Mon grand-père disait « vous prendrez bien le temps de mourir » 😉
    Nulle n’est parfait, mais combien de personnes je vois autour de moi qui sont dans le devancement, courant leur vie inlassablement. Je t’avoue que cela m’attriste et me fatigue, oui je suis fatiguée pour eux. Triste, car ils ne profitent de rien, dévorant tout, dans cette course au temps…
    C’est encore une histoire de juste milieu. Il ne faut pas vivre dans le passé nous le savons bien, car nous faisons du surplace, alors. Mais il ne faut pas non plus, vivre à cent à l’heure et ne rien vivre du tout. Se projeter dans l’avenir est vital, mais pas dans l’extrême 😉
    Oui il faut vivre le temps présent, cela avant qu’il ne soit trop tard, profitons de cette vie qui est donné.
    Qu’en dis tu Elisabeth ?
    Bonne et heureuse après-midi à toi !
    Bisous bisous

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    • Je retiendrai la maxime de ton grand-père, elle est excellente.
      Je dis souvent aux gens que s’ils ont bien le temps de prendre une douche ou se laver les dents, ils peuvent très bien prendre
      5 ou 10 minutes pour ce qui leur fait plaisir.
      Le passé n’est plus, le futur pas encore, alors… les penseurs en parlent si bien, dans l’article à suivre.
      Nous faisons des projets, c’est normal et souhaitable pour avancer mais outre cette pression de la vie moderne, pour moi, cette obsession
      du « faire » résulte de la fuite… de soi-même.
      Et cette course effrénée m’attriste, comme toi, puisqu’il est impossible de ne pas la payer d’une façon ou d’une autre.
      D’ailleurs, je suis effarée aussi par toutes les sortes de « coupures », les gens n’écoutent plus, s’isolant sous leurs casques, même en pleine nature, et ils sont rivés à leurs portables… pour ça, ils ont toujours du temps 🙂
      Merci, douce Fanfan, gros bisous

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  5. « Est-il possible de décélérer ? …/…Cela impliquerait de renoncer à l’individu agissant qui peuple nos sociétés modernes et de se tourner vers l’homme contemplatif……ne plus raisonner en termes d’objectifs à atteindre » Cette dernière phrase est « contre-productive » pour les politiques, les économistes, les financiers, les … et les petits chefs 😆
    Donc, comme tu le dis si souvent : Arrêter le mental (les plans sur la comètes 😉 ) = Être Là, Ici et Maintenant = Apprécier chaque toute petite chose « ridiculement banale »
    Ouiiiii….. pas facile du tout !!! Mais quand on y arrive oh merveille de la nature le temps est comme suspendu, c’est l’effet que cela fait. Bon après tu as différentes « personnes » qui viennent te rappeler à l’ordre pour te dire, que tu as 2 heures pour remettre un rapport, que tu dois faire la lessive avant d’aller chercher les mômes, que tu dois économiser pour ceci ou cela, etc. sans parler des « projets »…. 😈 , alors ceux-là ce sont des chronophages car cela va toujours trop vite ou pas assez vite!! huuuu
    C’est un peu des fois un cercle vicieux mais, petits instants, après petits instants , on peut grignoter le temps 😉 🙂
    Aller, j’arrête …… de faire perdre du temps 😉 😀

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    • Bien dit, comme d’habitude, Catherine…
      Allergique, depuis fort longtemps à « tu dois », je fais ce que j’ai à faire, et parfois, en m’y prenant bien, j’arrive à transformer les « corvées » en moments moins désagréables. Si, si, je peux méditer en faisant la vaisselle ou en épluchant les légumes.
      Et bien sûr, notre vie est remplie d’obligations auxquelles il est difficile de se soustraire mais en essayant de ne pas stresser un max et en gardant des petits moments de contemplation, un arrêt, juste pour respirer. Voire des plages plus vastes que nous pouvons nous accorder, si nous arrêtons de nous dire que nous n’en avons pas le temps, puisque, très souvent, c’est juste une question d’état d’esprit.
      Merci d’avoir pris le tien et gros bisous

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