Il est urgent de ralentir

Nous sommes submergés, débordés, pressurés… Et nous accusons le temps de ne pas se soumettre à nos exigences. En renonçant à courir contre la montre, nous en ferons notre meilleur allié. Pour une vie réellement bien remplie.

Ralentir

Bravo ! Si vous lisez ces lignes, c’est que vous vous accordez implicitement dix minutes. Et même si c’est pour zapper vers d’autres pages, votre choix de vous poser et de lire est de toute façon un luxe qui vous honore. Vous avez su trouver du temps. Ou, plutôt, vous avez su le prendre. A une époque où beaucoup, entraînés dans le tourbillon du « marathon quotidien », se plaignent de voir ce bien précieux leur échapper, c’est une attitude quasi héroïque !

Voilà l’un des grands paradoxes de notre… temps. Depuis un siècle, ce capital s’est réellement accru : notre espérance de vie a augmenté de 10 %, nous dit le sociologue Gérard Mermet (in Francoscopie (Larousse, 2005). Tous les autres chiffres cités proviennent également de cet ouvrage) : sept ans pour les hommes, neuf pour les femmes.

Et notre durée de temps libre s’est dilatée de façon spectaculaire, augmentant de près de deux heures par jour, en semaine, depuis 1975. Jamais nous n’avons disposé d’une telle tranche
de vie ! Or 34 % d’entre nous éprouvent le sentiment de manquer de temps (contre 33 % en 1997). Et notre sensation de pénurie n’a pas cessé d’augmenter. Pourquoi ? Comment enrayer une telle frustration ?

Un quotidien à choix multiples

Si les journées font pour tout le monde vingt-quatre heures, les possibilités de les remplir se sont, elles, démultipliées. Bruno Koeltz, médecin psychothérapeute, résume ainsi la situation : « Dans un passé lointain, il suffisait de satisfaire des besoins assez basiques (manger, dormir, travailler…), ce qui n’impliquait pas mille choix à faire pour remplir son temps.

Aujourd’hui, l’accès aux moyens techniques, notamment aux nouvelles technologies, oblige à faire des choix moins essentiels, certes, mais vertigineux en nombre et en fréquence, ce qui provoque chez certains l’impression de perdre pied. »

La confusion – voire des dilemmes cruels – nous frappe par intermittence : « Ce soir, qu’est-ce que je fais ? Je téléphone à cette vieille amie, je termine ma recherche sur Internet ou je regarde un film avec mes enfants ? »

Une situation qui se généralise et crée, pour Gérard Mermet, un mode de vie très contraignant :
« Comme le téléphone portable, le téléviseur ou l’ordinateur, chaque individu reste aujourd’hui en état de veille permanente ; comme eux, il dépense ainsi une partie de son énergie. On peut alors se demander si l’augmentation du temps libre se traduit pour le bénéficiaire par une plus grande liberté ou par un asservissement accru », ose-t-il interroger.

Les nouveaux esclaves, ce sont tous ceux que l’on appelle « les malades du temps ». « Ils se disent : “Je dois tout faire, entreprendre tout ce qui m’est proposé, et tout réussir !” » résume Bruno Koeltz. Ils essaieront de tout caser dans le même laps et, en perdant le sens des réalités, bourreront leur agenda telle une valise sur laquelle on s’assoit pour la fermer. De là à s’asseoir sur sa propre vie…

Les renoncements nécessaires

Peine perdue : même en faisant au plus serré et au plus rapide, c’est la frustration et le sentiment de vide qui l’emportent. « Même en courant, je n’aurai pas le temps », chantait-on dans les années 1960. Comment se libérer d’un tel joug ? Certains refusent l’état d’urgence, en privilégiant systématiquement un rythme plus lent dans leur vie.

D’autres travaillent leur conscience du moment présent, leur perception intérieure du temps plutôt que sa seule consommation. Après tout, des occupations a priori agréables, comme aller à un cours de yoga ou faire l’amour, peuvent être entreprises de façon mécanique, urgente. En revanche, il arrive que l’on achève dans une grande joie des travaux difficiles, contraignants. Cela prouve l’extrême relativité du temps.

En réalité, il n’y a sans doute qu’une issue face à la spirale d’un temps qui nous dévore : renoncer. Privilégier certaines activités, en éviter d’autres. En ce sens, le temps est vraiment un maître impitoyable. Il nous oblige à nous sonder régulièrement : « Qu’est-ce qui est le plus important pour moi ? Qu’est-ce qui compte vraiment ? »

Une introspection qui demande, elle aussi, du temps, et qui, en plus, n’aura pas forcément d’effet! Car les professionnels de la psyché, notamment les psychanalystes, le savent bien : derrière la phrase « Je n’ai pas le temps » se cachent des croyances qui nous gouvernent à notre insu !

Parmi elles : « Je ne mérite pas (d’aller à ce cours de chant) », « Je vais prendre le temps des autres (si je leur rends visite) », « Je ne dois pas réussir (donc je ne révise pas mes cours) »…

« Dire ”Je n’ai pas le temps” est un système de défense, résume la psychanalyste et coach Luce Janin-Devillars. Une façon de se dédouaner pour éviter à la fois ce que l’on a envie de faire et ce que l’on n’a pas envie de faire. »

Autrement dit, de ne pas assumer ses désirs. Observez donc comment une personne occupe son temps, le gère ou le libère, l’habite ou le néglige, et vous en saurez plus sur elle que par ses plus beaux discours.

S’accorder l’illimité

Le temps est vraiment une étrange matière, qui se dérobe lorsqu’on veut le saisir et se donne généreusement quand on oublie son existence. Alors comment s’en sortir ? « Bien vivre son temps implique d’être réflexif, d’être en lien avec soi, rien d’autre, précise Luce Janin-Devillars.

A savoir, à travers les choix que nous faisons, les activités que nous privilégions, ne pas oublier de rejoindre régulièrement le “cœur de nous-même”. Certaines activités seront plus propices que d’autres à cela : des rencontres qui nous nourrissent, des moments créatifs ou qui demandent de la concentration… »

Une façon de dire : peu importe le temps que nous avons pourvu que nous soyons là pour le vivre! Mais aussi un moyen pour que nous nous accordions régulièrement des miniplages de temps… illimité, des plongées dans des moments où il est possible de ne pas se sentir pris à la gorge : week-end sans contrainte, après-midi sans rendez-vous, flânerie saisie à l’improviste lorsque, au détour d’une journée, quelques heures s’offrent à nous.

Alors nous serons comblés et courrons après moins de lièvres. Cela vous semble difficile ? Impossible ? N’oubliez pas ceci : ce que vous appelez « temps », c’est votre vie. Votre durée de vie. Ni plus ni moins. S’en souvenir peut vraiment aider. De temps à autre.

Pascale Senk

A lire

Carl Honoré Eloge de la lenteur Éditeur : Marabout

Vivre le temps autrement de Pierre Pradervand.
Un sociologue propose des pistes pour nous aider à améliorer notre rapport au temps et nous réapproprier le présent (Jouvence, 2004).

L’Art de ne rien faire de Catherine Laroze.
L’auteur, docteur en philosophie, nous emmène à la reconquête de nous-même via un autre rapport au temps (Aubanel, 2002).

 

 

26 réflexions sur “Il est urgent de ralentir

  1. Je suis fascinée par le titre … si paradoxal et réussi au même temps …
    Il faux que l´urgence de nos vies ne nous empêche pas de oublier les choses nécessaires.
    Je pense que l’essence est intemporel, pour paraphraser Platon.
    En diminuant la marche, nous pouvons même capturer les synchronies et les convergences temporaires. Le temps passe autant que nous… Il faut ralentir pour vivre mieux, t´as raison ma chère Elisabeth!. Bisous et bonne semaine à toi! Aquileana ⭐

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    • Belle paraphrase de Platon, qui ne pouvait dissocier le temps du Cosmos.
      D’ailleurs, les grands penseurs l’admettent tous, bien que mesurable et pouvant être représenté par des symboles, le temps n’a aucune réalité physique. Hors du « réel » il n’y a pas de durées et il est ainsi une « potentialité » sans dimension.
      Alors oui, il est urgent de ralentir ou du moins prendre le temps pour les « essentiels » que tu évoques.
      Merci pour la sagesse de ton commentaire, bisous et belle semaine, Aquileana

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  2. Bonjour Elisabeth,
    Je me disais, le souci n’est-il pas éducatif encore une fois ? !
    Car je me souviens parfaitement, il y a 40 ans de cela, toute personne qui prenait du bon temps était « fainéante ». Il n’y a pas si longtemps de cela, la vie n’était que labeur…
    Entre autre, car effectivement, il y a d’autres facteurs qui entrent en jeu.
    Lorsque mes enfants étaient petits j’ai eu aussi ce mode de fonctionnement…un peu plus de 15 ans…maintenant, je prends du temps pour moi et cela sans aucune culpabilité et j’apprécie ! 😉
    Profitons !
    Vivre sa vie pleinement sans pour autant la surbooker 😉
    A vite Elisabeth !

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    • Certes, la vie était plus difficile par certains côtés mais je crois que les gens prenaient tout de même le temps de se réunir, se parler, échanger, en vrai et pas en virtuel.
      Mais, comme tu dis, il est difficile de généraliser ou radoter sur le bon vieux temps 🙂
      J’imagine combien tu as pu être prise car éduquer les enfants est une tâche immense, alors, je suis ravie que tu puisses prendre du temps pour toi à présent et bien en profiter.
      Tendres bisous, Fanfan

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  3. Dans notre société d’ultra-consommation, le temps est effectivement devenu un objet qu’on voudrait posséder et maîtriser. En fait c’est je crois une illusion car le temps n’existe peut être pas (voir des astrophysiciens comme Thibaud Damour…). Il faut effectivement attacher de l’importance à l’être et au Soi.

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    • Comme vous le démontrez dans vos articles, les théories des scientifiques modernes relativisent tout, comme le faisaient déjà les sagesses ancestrales…
      Ce qui ne peut que faire du bien, dans cette société qui tente de tout maîtriser, alors qu’au fait, tout nous échappe.
      Alors, restons humbles et surtout, comme nous le soulignons toujours, revenions à l’Être, au présent…

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  4. Quand je n’avais pas la chance de pouvoir écouter les petits zozios, de regarder pousser les haricots ou rougir les tomates, j’écoutais avec ravissement une superbe émission qui disait ; « qu’il est doux de ne rien faire quand tout s’agite autour de vous »… c’était avant l’éloge de la lenteur et la journée de la procrastination 😆 il est vrai que j’avais été, dans une vie antérieure traumatisée, par le film « Alexandre le bienheureux »
    Je ne sais pas comment on peut vivre sans se poser, au calme, ne serait-ce que 5 minutes tous les jours, pour moi c’est vital.

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  5. C’est tellement vrai! Les exigences du monde d’aujourd’hui prennent beaucoup trop au large de notre «vie» loin de nous, et puis quand nous sont assez vieux pour se retirer de la force de travail, souvent notre santé a été compromise et nous avons littéralement passé trop de nous-mêmes.
    Quel monde, hein ?! Câlins, N 🙂 ❤

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    • Quel monde, en effet, qui n’est que course folle et poursuite des désirs éphémères…
      Mais celui qui sait raison garder saura sauvegarder ses véritables valeurs.
      Et comme dans l’Ecclésiaste, que vous citez souvent :
      Vanité des vanités, tout est vanité.
      Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ?
      Une génération s’en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours.
      Le soleil se lève, le soleil se couche ; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau.
      Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord ; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits.
      Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est point remplie ; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent.
      Toutes choses sont en travail au-delà de ce qu’on peut dire ; l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre.
      Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

      Tendresses à vous, Natalie

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  6. Bonsoir Elisabeth,
    Ma réaction à cet article ne peut qu’être des plus paradoxales…. 😉
    Je cours tellement dans une journée et je suis impliqué dans tant de choses que je ne sais souvent pas comment je parviens à tout faire…. Par contre, je suis fier de mon efficacité.
    D’un autre côté, je savoure si pleinement tout ce que je fais… et surtout mes moments de lâcher prise….autant ils sont rares..autant ils me sont savoureux!!!
    Je sais que je suis un passionné….et rire…sûrement parfois excessif…. 😉
    Il n’y a qu’une manière d’être….c’est d’être entier… Jamais de demi-mesure….
    Et le temps..il faut s’en faire un allié…. pas un bourreau.
    Mes amitiés sincères

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    • Lu dans le contexte : « Jamais de demi-mesure » ton commentaire n’est pas paradoxal ou du moins, je le comprends bien, puisque je suis comme toi 🙂
      Tous les passionnés sont un peu excessifs, puisqu’une forme de « feu sacré » les dévore.
      Et tu ne cours pas derrière les choses vaines ou futiles, puisque tu aimes ce que tu fais. Être efficace est une belle qualité, tant que nous ne jouons pas les surhommes, et surtout si nous savons savourer ces moments de lâcher-prise.
      Tu as une belle lucidité et tu vis en conscience, c’est cela qui compte.
      Merci et toutes mes amitiés, Kleaude

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  7. Bonjour, Elisabeth.

    Bergson explique bien l’illusion dans laquelle nous sommes parfois, qui nous fait traiter le temps comme l’espace et nous fait croire qu’on peut y accélérer ou y ralentir. Mais non ; ça n’est pas vrai: le temps n’est pas compressible ou extensible ; on ne peut pas le ralentir ou l’accélérer ; il faut le prendre tel qu’il est, et, qu’on veuille aller vite ou lentement, on le prend forcément tel qu’il est…

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    • C’est une belle vérité, et l’humain, dans son orgueil immense tente de se convaincre qu’il peut se rendre maître de ce qui l’a toujours dépassé. Alors que justement, le temps est le plus grand des enseignants, si on a l’humilité de l’admettre et la sagesse de profiter de son passage.
      Merci, Alador pour votre si juste compréhension

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  8. En y réfléchissant bien, c’est fou comme on se néglige oui, combien de fois allons-vous vers ce qu’on a envie de faire ? au lieu de ça, on fait des choses futiles, pas essentielles et on passe à côté du plaisir. Je me demande si l’humain n’est pas un peu masochiste 😉

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