Laisser le temps faire son œuvre

Gare à la précipitation ! Avoir la patience de s’écouter, de ressentir, de laisser monter en soi le désir d’agir est une étape cruciale. Petite leçon de pause bienfaitrice.

Laisser le temps

« Ne demande pas ton chemin, tu ne pourrais pas t’égarer », disait rabbi Nahman de Bratslav, grande figure du hassidisme. Le conseil peut paraître extravagant à nos contemporains, obsédés par l’efficacité, les résultats rapides et le profit immédiat, qui, à force de courir, s’éparpillent et se perdent.

Si la connaissance de soi et la réalisation de soi sont plus et mieux que trouver un emploi ou encore un hôtel pour la nuit, si elles concernent la vie entière d’une personne, le temps représente le matériau indispensable pour édifier la demeure intérieure, et d’abord en assurer les fondations.

Prendre son temps, ce n’est pas ne rien faire, mais partir à l’aventure : se découvrir, apprécier ses ressources personnelles, mesurer ses faiblesses, développer des qualités (écoute, patience, attention, discernement), étudier et approfondir toute chose. C’est aussi prendre du recul et de la hauteur par rapport au quotidien, aux modes et modèles imposés. C’est la voie d’apprentissage de la liberté.

Rien de bon ne survient dans la précipitation, qui s’avère souvent convoitise. On connaît l’histoire du roi Midas qui, pour avoir rendu un grand service au dieu Bacchus, obtint de formuler un vœu : sans réfléchir, Midas demanda que tout ce que son corps toucherait se transformât en or.

Et le roi infantile se réjouit, changeant à son gré un caillou, une branche en or, jusqu’au moment où il eut faim. Mais à son contact, les mets et les boissons devenaient métal précieux, immangeables. Et Midas supplia le dieu de le délivrer de ce pouvoir empoisonné.

La voie buissonnière paraît hasardeuse, risquée, mais elle est ouverte, dynamique, propice à l’inattendu, aux rencontres étonnantes. Déjà, ce temps de recul et de réflexion permet de se dégager des divers conditionnements et de ses propres illusions. Devenir soi, c’est d’abord ne pas imiter, ne pas suivre ni répéter, mais creuser sa propre route.

Se pose alors la question majeure, capable d’orienter toute une vie : quel est mon désir
essentiel ? Ce n’est pas : comment répondre à la demande, faire plaisir à mes proches, me conformer à ce que l’on attend de moi ? Ce désir, propre à chacun, ouvre de larges horizons. Comme l’affirment tous les mystiques, c’est la soif qui fait surgir la source.

Rester en silence, fermer les yeux, écouter, ce n’est pas s’enfermer, se couper des autres et du monde, mais aller vers l’intérieur, devenir attentif et disponible; c’est entendre sa petite musique à nulle autre pareille, accueillir les signes et les songes qui, pour l’âme, sont plus fiables que les cartes routières et les GPS.

Ainsi, dans la légende de Tristan et Iseut, le roi Marc refuse de se marier, malgré l’insistance de ses barons qui lui désignent de bons partis. Un jour, par la fenêtre ouverte, entre une hirondelle qui dépose sur l’épaule du roi un long cheveu blond étincelant au soleil. Le roi déclare que la femme qu’il épousera est celle à qui appartient ce cheveu. Et il la trouvera.

Il n’est pas si aisé de ne pas se presser : il faut résister au rythme ambiant et faire preuve d’une belle patience. Je me demande si la vertu de patience est comprise de nos jours, on la ressent plutôt comme une restriction, une résignation, une vie à petit feu.

Or, la patience est la mise à l’épreuve de la ferveur, elle permet de maintenir et d’affiner le désir. « Patiente, ô mon cœur », murmure à soi-même Ulysse, alors tout près du but puisqu’il est parvenu, après vingt ans de tourments et d’absence, à son île d’Ithaque où demeure Pénélope. Une colère intempestive, un instant d’inattention risquent de détruire toute son entreprise et de l’éloigner d’un amour si longtemps attendu.

Laisser le temps faire son œuvre est d’une grande sagesse sur laquelle toutes les traditions s’accordent. Lao-tseu énonce : « Le grand carré n’a pas d’angles, le grand vase est long à parfaire, la grande musique est au-delà du son. » L’Évangile rappelle qu’avant de bâtir une tour, il est bon de s’asseoir et de méditer afin d’aller jusqu’au bout de sa tâche.

C’est encore l’adage cher aux humanistes de la Renaissance, festina lente (« hâte-toi
lentement »); ou l’exemple de Socrate qui, condamné à mort, prend le temps de réunir ses amis et converse paisiblement avec eux tandis que la ciguë gagne son corps, mais n’atteint pas son âme immortelle.

C’est, plus légère, l’histoire du moine zen parti se promener dans la montagne. À son retour, le disciple intrigué et zélé demande avec insistance où le maître est allé, quel chemin il a emprunté. Et le moine répond simplement : « J’ai suivi l’odeur des fleurs du chemin et j’ai flâné au gré des jeunes pousses… »

La vie est vaste, si vaste. C’est nous, souvent, avec nos projets, nos calculs et nos plans, qui la rapetissons, la rendons triste et ennuyeuse. Se réaliser, c’est aussi respirer le parfum des fleurs et aller dans le vent.

Jacqueline Kelen

L’analyse de Michel Lacroix

« Prendre son temps est capital, car c’est ce qui permettra de bien choisir. Et si je ne choisis pas, je reste dans le virtuel et dans le rêve adolescent du “tout est possible”. L’existence se construit essentiellement à travers nos choix : choix d’un conjoint, d’un métier, d’un lieu de vie…

Le philosophe Soren Kierkegaard parle d’ailleurs du “baptême du choix” pour expliquer que notre personnalité est fouettée, dynamitée à partir du moment où nous avons choisi. Mais là où le philosophe me semble imprudent, c’est qu’il ajoute que tout choix est bon. Je pense le contraire.

Dès lors, choisir demande un grand discernement, donc de prendre le temps de la réflexion et de la maturation. Le temps de laisser monter en soi les désirs profonds. Cela n’empêche pas de se tromper de voie, mais au moins le choix aura-t-il été fait en conscience. C’est cela aussi, s’inventer. »

Michel Lacroix, Se réaliser Robert Laffont

 

 

27 réflexions sur “Laisser le temps faire son œuvre

  1. Bonsoir Elisabeth,
    « « Prendre son temps est capital, car c’est ce qui permettra de bien choisir. » J’enchérirais en disant que prendre son temps c’est choisir. Il faut laisser germer les idées créatives pour qu’elles prennent forme et qu’elles éclosent.
    Je manque parfois cruellement de temps, Je l’apprécie d’autant plus.

    Mes salutations sincères!

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    • Tu en manques mais tu connais sa valeur, alors que la plupart de gens se plaignent de ne pas en avoir mais ne font rien pour sortir du cercle vicieux des occupations si souvent inutiles et chronophages.
      Faire le choix de nos priorités, voire les choix de vie est si important, comme prendre le temps d’y réfléchir. Et en matière de création, le long mûrissement est indispensable.
      Amitiés, Kleaude

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  2. Me revoici !
    Je me disais que le temps nous façonne et avec lui nous apprenons beaucoup.
    Tout ceci n’est-il pas une maturité tout simplement dans la majorité des cas ?
    La patience semble ne plus être d’actualité dans notre société actuelle, tout comme la frustration. Pourtant elle est nécessaire. N’est-ce-pas avec elle que nous pouvons alors apprécier pleinement ce qui nous arrive ? !
    Je suis en harmonie avec cette publication Elisabeth 😉
    Je te souhaite une très belle et très bonne journée !
    Tendres bisous

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    • Dans la majorité des cas car, comme nous le disons souvent, le passage du temps ne profite pas à tout le monde…
      Et la patience, cette belle vertu est peu prisée dans cette société
      de « tout, tout de suite » où les désirs doivent être immédiatement satisfaits.
      Mais, nous pouvons aller à contre-courant et vivre cette harmonie intérieure.
      Merci de prendre le temps de passer, j’espère que tu profites bien de tes vacances.
      Doux bisous, Fanfan

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  3. Bonsoir, Elisabeth,

    Tout ce qui est ici écrit est juste. Mais nous ne sommes pas immortels. Et le tragique, comme la grandeur, de notre condition humaine est dans la conscience que nous avons de la tension qui existe entre la finitude de notre vie, et le rythme profond, puissant et lent du temps qu’il faut laisser aux grandes choses pour advenir.

    Il n’y a de réconciliation possible que dans l’abandon de toute prétention pour nous même en tant qu’individu – et ce n’est pas un abandon facile…

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    • « Vis comme si tu devais mourir demain. Apprends comme si tu devais vivre toujours »… disait Gandhi.
      Notre condition d’humain est si pleine de paradoxes, souvent douloureux mais cet abandon que vous évoquez dissout la tension et abolit le tragique, puisqu’il y a acceptation… pas facile non plus 🙂
      J’aime la profondeur de vos commentaires, merci, Alador

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  4. Prendre du temps pour soi. Merci pour ce billet qui tombe à point en ces périodes de vacances en cours ou à venir. Je fais partie de ceux qui fantasme le temps libéré, je ne pars jamais sans une liste de 1000 choses que je vais pouvoir faire enfin. Allez c’est décidé, cette année, pas de liste. Je vais prendre du temps pour moi et me perdre. Merci Elisabeth, bon temps à toi aussi 🙂

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  5. bonjour Elisabeth,
    et merci pour cet article qui me rappelle que ma patience est la plus belle vertu … je n’ai jamais été aussi patiente que depuis que j’ai ressenti au fonds de moi cet amour qui me lie à elle, celle que j’aime depuis 6 ans et avec qui je ne vis qu’à travers des silences depuis plusieurs semaines, pour lui laisser le temps de savoir ce qu’elle ressent et pour me laisser encore ressentir à quel point mon amour est puissant en moi et autour de moi ❤ elle me manque et je prie pour garder cette force qui m'a permis de tenir et d'arriver jusque là ………..
    je t'embrasse amicalement et encore merci
    ça faisait bien longtemps que je n'avais pas pris ce temps pour venir ici, je suis heureuse de ce que je viens d'y lire ❤

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