Seule la lenteur permet d’être à la hauteur des choses et dans le rythme du monde

Pour l’anthropologue David Le Breton, le zapping permanent nuit au développement des individus. Il propose de se réapproprier la lenteur.

Lenteur

Les chemins de sens qui menaient au-delà du présent immédiat sont aujourd’hui rompus, la transmission cède le pas à l’expérimentation du fait de la multitude des transformations qui affectent la trame sociale sous l’égide notamment des technologies. Ainsi, toute déduction du futur au regard du présent est rendue impossible.

Nous sommes dans une société de l’éphémère, de l’instant, de la volatilité, une société liquide dit Baumann. Le zapping et le surfing deviennent des morales essentielles du rapport au monde, une manière de se jouer de la surface pour éviter de choisir et multiplier les expériences sans s’engager.

Un individu contemporain qui ne se soutient que de lui-même est confronté en permanence à une multitude de décisions. Il est soumis à l’écrasement du temps sur l’immédiat puisque le monde n’est plus donné dans la durée.

La fragmentation de l’existence rend difficile l’établissement d’un sentiment d’identité solide et cohérent, susceptible de s’inscrire dans la durée ou de mobiliser les ressources pour rebondir d’une situation à une autre. L’individu doit être en mesure pour lui et les autres de produire la cohérence d’un récit sur soi.

Il lui revient de suturer les éventuelles failles, d’opérer des jonctions sans toujours savoir d’où il vient et où il va. D’où le succès de la notion de résilience, le fait de ne pas être démoli par l’adversité mais de faire face pour se reconstruire ; l’importance croissante dans les librairies des rayons d’ouvrages consacrés aux recettes pour se venir en aide soi-même ou même « devenir soi-même ». Le mot d’ordre est de tenir le coup, de s’ajuster au changement. Dans le monde de l’obsolescence généralisée, il faut se faire soi-même obsolescent, fluide, recyclable.

Hantise de la désynchronisation

La hantise est celle de la désynchronisation, celle de ne plus être en phase avec l’actualité de sa propre vie prise dans le filet de l’actualité sociale et professionnelle. Cet effacement permanent de soi dans une urgence qui n’en finit jamais empêche de jouir de son existence, et amène à un temps séquencé allant d’une tâche à une autre, ou plutôt de la résolution d’une tension à une autre. Mais les capacités de résistance ne sont pas extensibles à l’infini, elles épuisent l’individu et aboutissent à la fatigue d’exister.

Pourtant une forte résistance politique et citoyenne se mobilise peu à peu en faveur de la lenteur. Slow food, slow cities, etc. Et surtout, des centaines de millions de nos contemporains découvrent la marche avec jubilation. Ils s’immergent dans une durée qui s’étire, flâne, se détache de l’horloge.

Cheminement dans un temps intérieur, retour à l’enfance ou à des moments de l’existence propices à un retour sur soi, remémoration qui égrène au fil de la route des images d’une vie, la marche sollicite une suspension heureuse du temps, une disponibilité à se livrer à des improvisations selon les événements du parcours.

Il ne s’agit plus d’être pris par le temps mais de prendre son temps et de le perdre avec élégance. La frénésie de la vitesse, du rendement, appelle en réaction la volonté de ralentir, de calmer le jeu. La marche est une occupation pleine du temps, mais dans la lenteur.

Elle est une résistance à ces impératifs du monde contemporain qui élaguent le goût de vivre. Aujourd’hui les forêts, les sentiers sont emplis de flâneurs qui cheminent à leur guise, à leur pas, en leur temps, en conversant paisiblement ou en méditant le nez au vent. Seule la lenteur permet d’être à la hauteur des choses et dans le rythme du monde.

David Le Breton Marcher : éloge des chemins et de la lenteur, Métailié 2012

 

19 réflexions sur “Seule la lenteur permet d’être à la hauteur des choses et dans le rythme du monde

  1. C’est pour cela que j’aime tant la photo… impossible de courir 🙂 Va-t’en prendre un papillon en courant, il faut marcher à pas d’escargot, en cessant de penser d’ailleurs… en se rendant invisible tout axé sur le souffle et le moment présent. Photographier c’est un acte méditatif 🙂 bises

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  2. Bonsoir Eisabeth,
    Apprendre à respecter son propre rythme. Se permettre d’être déphasé par rapport au rythme collectif et justement ne pas prendre cette différence de synchronicité comme un « déphasement ». Apprendre à prendre du recul face à l’euphorie collective. Ce n’est pas s’en dissocier mais de s’offrir une saine perspective face à tout cela. Apprendre à respecter le rythme qui nous est propre… un travail de toute une vie,,,, 😉
    Mes amitiés!

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    • Un gros travail, effectivement, surtout dans nos sociétés. Et si nos métiers ne nous permettent pas toujours de vivre à notre rythme, savoir au moins le faire dans nos vies ou bien avoir le courage de choisir celle qui nous convient.
      Et surtout, échapper à cette pression permanente, s’accorder le droit d’être différent… pas facile mais là, encore, avec le temps, on y arrive…
      Merci et bon week-end, Kleaude

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  3. Un zapping qui nous éparpille, intérieur en kaléidoscope… Qu’il est difficile de ne pas répondre à toutes ces injonctions… Merci de nous emmener nous ressourcer dans les forêts, à l’ombre des arbres centenaires 🙂

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