Jusqu’où pouvons-nous changer ?

Il est dans notre nature d’aspirer à un mieux-être, mais aussi de résister aux évolutions. Dans un monde en mutation, saurons-nous nous réinventer ?

Changer

Le besoin de changer procède le plus souvent d’un mal-être. Ce que nous avons construit ne nous satisfait plus. Notre existence semble s’être rétrécie, l’ennui s’est installé, ou bien le sentiment d’être prisonniers d’un fonctionnement, d’une situation que nous aimerions pouvoir transformer. Comment ? Chacun a son idée : changer de métier, arrêter de fumer, perdre du poids, changer de coiffure, oser aimer, se séparer, quitter la ville, s’installer à l’étranger, se mettre à son compte, aller voir un psy, débuter une formation…

Changer un peu ou changer tout, l’envie s’exprime individuellement, collectivement : il est question aujourd’hui de changer d’économie, de société, de paradigme. Elle implique, dans une certaine mesure, de se dégager du connu, de se séparer d’une part de soi.

« La tâche, écrivait le psychanalyste J.-B. Pontalis, est aussi douloureuse qu’inéluctable et même nécessaire pour qui ne consent pas à rester sur place et que porte le désir d’avancer. » (in Le Dormeur éveillé, Gallimard, Folio, 2006). Pourtant, nous avons parfois du mal à reconnaître celui-ci à nous l’autoriser, à l’accueillir. À quoi correspond-il ? Sommes-nous d’éternels insatisfaits, d’incorrigibles utopistes ? Pouvons-nous réellement changer ?

Un refus inconscient

Le psychiatre et psychothérapeute Christophe Fauré, dont l’ouvrage Maintenant ou jamais ! a été couronné par le prix Psychologies-Fnac, s’est intéressé à la transition du milieu de la vie. Chez nombre de ses patients, il a constaté, généralement entre 45 et 60 ans, mais aussi parfois plus tôt, la survenue d’un moment de tristesse et de confusion semblable à une dépression. Sans que rien ne puisse vraiment le justifier, leur vie semble avoir perdu de son sens.

Pour l’avoir éprouvé lui aussi, Christophe Fauré décrit ainsi le sentiment qui domine : « Tout se passe comme si l’identité que nous nous étions construite dans la première moitié de notre vie ne correspondait plus à la personne que nous sommes en train de devenir. »

Il explique ce décalage comme la manifestation de ce que Carl Gustav Jung appelait
le « processus d’individuation », une expérience psychique à laquelle aucun de nous n’échappe : il s’agit de devenir enfin qui nous sommes profondément, de laisser advenir le sujet qui, dans l’enfance et dans les premiers temps de construction de sa vie d’adulte, a d’abord appris à se réprimer pour se conformer à ce qui était attendu de lui. Cette transition peut être subtile et progressive, ou nous déséquilibrer brutalement, affectant nos vies amoureuse, familiale, professionnelle.

Idées clés

Il ne suffit pas de vouloir changer pour y parvenir. Inconsciemment, nous adoptons parfois des comportements contraires à nos désirs profonds.

45 ans-60 ans, le tournant. Il s’agit de devenir enfin qui nous sommes. Une transition qui peut être brutale chez les uns et progressive chez d’autres.

Se changer soi, c’est changer le monde. En nous autorisant à changer individuellement, nous pouvons impulser un élan collectif.

Cependant, assure le psychiatre et psychothérapeute, « ce n’est pas tant le processus intérieur de transition qui pose problème que le refus, conscient et inconscient, d’accueillir les changements qui se profilent ». Il faut au contraire accepter cette phase comme une promesse d’épanouissement et se donner les moyens d’exprimer ses potentiels en écoutant ses envies.

Or, dans l’époque « maniaco-dépressive » qui est la nôtre (l’expression est du philosophe Frédéric Worms, auteur de Revivre, Flammarion, 2012), notre espoir légitime d’un avenir meilleur se heurte à l’angoisse générée par le sentiment d’un effondrement global du monde.

Nous avons ainsi tendance à minimiser nos insatisfactions dans l’idée qu’elles ne sont que des états d’âme de privilégiés par rapport aux difficultés que vivent d’autres, plus durement touchés par la crise, les catastrophes écologiques ou la guerre. Notre projet individuel de changement entre en concurrence avec l’idée que l’urgence est d’abord de changer le monde, une tâche si complexe et colossale qu’elle inhibe notre puissance d’agir.

Un besoin collectif

« Comment bouger si nous n’avons pas la motivation d’une promesse ? Comment ne pas se laisser submerger par l’impuissance, le piège de l’attente ? » interroge le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, estimant que nos sursauts d’indignation peinent souvent à déboucher sur autre chose que la plainte et la victimisation : « Je voudrais changer ma vie, mais je ne peux pas. Ma hiérarchie, l’économie, les autres m’en empêchent. » De fait, il nous est difficile de changer seuls. Nous avons besoin d’encouragements, d’un contexte porteur.

Bonne nouvelle : après des années de crise, notre société semble entrer dans une phase de résilience, sur le plan psychologique du moins. Selon une récente enquête Ipsos, les Français aspirent aujourd’hui à sortir du fatalisme ambiant. Certes, beaucoup subissent une baisse de pouvoir d’achat, le chômage, la discrimination, et ont perdu confiance dans les institutions.

Mais ils ont la volonté de rebondir et sont convaincus que le changement ne peut venir que d’en bas, porté par des initiatives individuelles et un nouvel esprit de solidarité. Cette énergie collective devient porteuse pour chacun, et réciproquement : en nous autorisant individuellement à changer, il est probable que nous alimentions cet élan collectif.

Cependant, il ne suffit pas de vouloir changer pour y parvenir. Freud l’affirmait déjà, nous tenons plus à nos névroses qu’à nous-mêmes. Blessés par l’expérience, nous mettons en place des mécanismes de défense qui nous protègent de l’anxiété et de la dépression, mais limitent nos capacités d’épanouissement.

Ces stratégies inconscientes nous conduisent à nier la réalité de nos pensées et de nos émotions. Elles peuvent nous conduire à adopter des comportements contraires à nos désirs profonds. Et nous nous enferrons dans des conduites d’échec et dans la répétition de nos erreurs.

Dans sa préface à la réédition du célèbre ouvrage d’Étienne de La Boétie, De la servitude volontaire, Miguel Benasayag souligne l’étonnante actualité de cette notion pour rendre compte de notre attachement à nos propres chaînes.

Hommes et femmes, écrit-il, « souhaitent être plus respectés, améliorer leurs conditions de vie, mais, contrairement à ce qu’ont cru les mouvements révolutionnaires, les mouvements libertaires, les héritiers de l’humanisme, ils ne souhaitent pas la liberté, qui est une chose toute différente ». Au contraire, nous pouvons même désirer une servitude qui s’exprime moins dans l’obéissance à un tyran – patron, conjoint… – que dans la recherche d’automatismes sécurisants dans lesquels couler nos existences.

En adoptant un régime végétarien, en nous adonnant intensivement au yoga, en nous tournant vers une pratique spirituelle nouvelle, nous introduisons un changement dans notre vie. Mais est-il le reflet de notre liberté ou une nouvelle expression de notre besoin de carcans ?

Un nouveau regard

Le changement n’est véritablement satisfaisant que s’il est précédé ou accompagné d’un changement intérieur : une forme de libération rendue possible au prix, parfois, d’un travail thérapeutique. « Changer, affirmait encore J.-B. Pontalis, c’est d’abord changer de point de vue sur soi, sur les autres. Et cette mutation fait que, percevant le monde autrement, on y vit différemment. »

Mais il ne s’agit pas seulement de changer « contre » quelque chose qui nous fait souffrir. Il convient aussi de s’interroger sur le « pour » : qu’espérons-nous atteindre par le changement ? Pour le philosophe Robert Misrahi, « notre désir le plus profond est un désir de joie ». Or nous ne le prenons pas au sérieux, car nous avons appris à voir en lui un manque qui ne peut jamais être comblé.

A l’opposé du bouddhisme, qui prône une extinction du désir, Robert Misrahi invite à le réhabiliter. Car il est l’essence même de notre dynamisme, ce qui nous attire vers l’avenir et nous mène aussi bien à des assouvissements élémentaires – étancher sa soif, parvenir au terme d’un voyage – qu’à un bonheur plus substantiel, lorsque notre être s’épanouit pleinement. Cette joie, prévient le philosophe, ne nous est accessible que si nous opérons trois « conversions intérieures ».

La première est de cesser de croire que nous sommes le résultat d’un déterminisme – le jouet de notre inconscient, le produit d’un système : nous sommes aussi source de liberté. La deuxième est de cesser de voir en l’autre un instrument ou un maître, et d’établir avec lui des relations de réciprocité qui permettent l’accomplissement de chacun.

La troisième, enfin, est de comprendre que notre vie se passe entre la naissance et la mort. « Le bonheur, écrit-il, ne peut pas être simplement défini comme un regard rétrospectif sur nos vies. Il doit être une expérience au présent, une joie active, une création de chaque instant. »

Prêts ? Changez !

Laurence Lemoine

19 réflexions sur “Jusqu’où pouvons-nous changer ?

  1. Bonjour Elisabeth,
    Un bel article que tu nous proposes là Elisabeth, merci.
    J’emploie très souvent une petite phrase qui en dit long « je suis riche de mon vécu ! »
    Mais oui, ne pas oublier afin de ne pas reproduire 😉
    Il est possible de se modifier, pour y parvenir il faut, il me semble, savoir se remettre en question, écouter, observer ce qui n’est pas toujours facile.
    Bonne et belle journée Elisabeth !
    Doux bisous

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    • C’est une fort belle phrase et si tu en es riche, c’est parce que tu as su faire ce que tu dis, tu as cette volonté de te remettre en question, ne jamais t’arrêter en chemin et en plus, le faire avec confiance et sérénité.
      Alors, oui, ce n’est toujours pas facile mais c’est faisable et tu en es la preuve.
      Tendres bisous, Fanfan

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  2. Bonsoir Elisabeth,
    « Se changer soi, c’est changer le monde. En nous autorisant à changer individuellement, nous pouvons impulser un élan collectif. »..J’y réfléchis encore… Il y a tant en ces mots…..

    Mes amitiés

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    • Il y a une sagesse et une compréhension profonde dans ces mots, et pour moi, cette prise de conscience est fondamentale car non seulement elle nous évite de nous battre inutilement mais c’est la meilleure contribution à l’évolution, la nôtre, et celle de la société.
      Merci et belle soirée, Kleaude

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  3. Bonjour ,

    « Changer, affirmait encore J.-B. Pontalis, c’est d’abord changer de point de vue sur soi, sur les autres. Et cette mutation fait que, percevant le monde autrement, on y vit différemment. »
    et…
    Essayer de changer les autres est une tâche qui ne m’ appartient pas …j’ai mis longtemps à le comprendre …et j’ai perdu beaucoup d’énergie à essayer …heureusement ….J’ai changé …(sourire)….Je ne prends plus sur mes épaules, leurs mauvais choix, leur mal de vivre…etc…

    J’aime bien les propos des 3 conversions intérieures ….Une ligne de conduite intelligente…et constructive…

    Merci Elisabeth …pour cet article et pour tes gentils commentaires sur ma poésie …
    Bonne soirée à toi
    Tendresse….

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    • Notre façon de voir, nous-mêmes, le monde, les situations, est en effet primordiale et influence grandement nos actes.
      Comme toi, je me suis longtemps fait alourdir par ces fardeaux, si pesants à nos épaules…
      Ces trois conversions sont en effet une source de joie et de ce bonheur possible, que tu as si joliment nommé l’autre jour.
      Mes commentaires sur ta poésie ne sont pas gentils mais admiratifs !
      Douce soirée et toute ma tendresse, Manouchka

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  4. Entre 40 et 60 ans on  » perd » , s’éloigne de ses parents, ses enfants, ses patrons…de son physique.. Il paraiît difficile d’ignorer que cela peut avoir des conséquences.. On est sous influence avant. On le sait et on l’accepte. Après On se tourne sur soi. Sur son égo. Sur son égoisme. Et les activités, les influences sur son propre bien être, ses seules envies…Il ne faudrait pas négliger une motivation des Plus 40/60: « après moi le déluge ». Les enfants, les parents, le patron, la sociéte? bof! « Echange, humanité, générosité.. ne sont plus qu’un jeu avec plaisir mais sans passion ni sacrifice. Vous me donnerez bien un petit gateau très chère!

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      • Oui, cette attitude, cet égoisme est « assez  » répandue. Mais comment pouvoir penser que quelqu’un qui « perd » enfants, parents, travail, physiqie … ne va pas se replier sur lui-même. Et que penser des concepts comme: échange, humanité,générosité quand on a une pratique solitaire? Et que l’on est à la recherche de son propre bonheur?
        Mais je comprends très bien que ceux qui « ont » après une vie bien remplie ne voient pas comme ceux qui n’ont que de grands principes à donner.

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        • Nous perdons tous nos parents, c’est dans l’ordre des choses, et parfois dans des circonstances dramatiques.
          Je n’ai plus les miens et mon père s’est suicidé à l’âge
          de 49 ans…
          Que veux-tu dire pas « perdre » tes enfants… ils sont de ce monde, non ?
          Et les as-tu élevés pour les garder, voire pour qu’ils te servent de « bâton de vieillesse » ou pour les laisser vivre leurs vies ?
          Perdre son travail est chose plus que courante de nos jours, et ne constitue pas une tragédie en soi, comme le vieillissement, si nous ne passons pas notre temps à regretter notre jeunesse et pensons à ce que nous avons gagné en expérience, sagesse, tolérance, ouverture… mais pour cela, « un peu » de travail personnel est nécessaire, sinon, en effet, le repli sur soi et l’amertume guettent…
          Nous avons la vie que nous choisissons, et les principes, non appliqués demeurent lettre morte.
          Mais là, encore tu n’es pas obligé de me croire 🙂

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          • Par « perdre » ses enfants j’entends qu’ils ne dépendent plus de nous. Que nous ne sommes plus obligés à une vraie générosité, un vrai échange, une vraie humaniité. Il se crée une distance et une perte qualitative. Cela nous change. Les laisser vivre leur vie vous change dans vos sentiments et dans les pratiques concretes.

            Perdre son travail est assez souvent une trajèdie.

            Oui, On doit changer puisque les données changent. C’est évident. A chacun de gérer son propre changement. Et redonner une nouvelle définition a des mots comme générosité, échange, humanité. Dans un deuxième temps ces mots sont dans un contexte sociale aux mailles étroites (famille, travail,..) Dans un troisième temps c’est plus solitaire. Quoi qu’on fasse. Mais pas sans richesseS )

            Pourquoi te croire ou ne pas te croire? C’est pas une question. Chacun sa vie, chacun sa route.

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  5. Un article bouleversant qui démontre toute la complexité du choix entre le confort du connu et les risques d’une liberté aléatoire. Merci pour le partage Elisabeth. Tu nous offres encore une belle réflexion pour la journée 😉

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  6. Parfois il faut beaucoup de temps pour aligner le besoin de changer et la mise en œuvre effective du changement.
    Il faut aussi se préparer à chuter par moments et ne pas se rendre malade à chaque faux pas, mais se remettre en marche.

    Je constate aussi que notre environnement peut se montrer extrêmement hostile au changement, quand bien même il serait bénéfique pour nous (et pour lui).
    On doit aussi se battre contre les résistances extérieures, quitte à couper les ponts parfois.

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    • C’est très juste ce que tu dis…
      Mais les changements trop rapides sont rarement durables, et ce temps de bien définir ses véritables besoins n’est jamais perdu. Une chrysalide met très longtemps à éclore, c’est inconfortable mais donne un magnifique papillon…
      Chuter, reste relatif aussi, puisque nos échecs sont soit des leçons, soit des essais pour mieux faire.
      Et l’entourage, surtout proche, demeure en effet un de plus gros obstacles, qui peut nous retarder, si nous n’agissons pas, par fidélités ou peur d’être rejetés.
      Alors, soit couper, soit faire ce que l’on sent bon pour nous, pour montrer, par notre exemple, combien cette évolution est bénéfique. Rien de tel pour convaincre les plus résistants…
      Merci et gros bisous, Miss Ayo Délé

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      • J’aime beaucoup la manière dont tu abordes les « échecs », des « essais pour mieux faire ». Je devrais apprendre à être plus conciliante envers les miens. On nous apprend souvent à aimer la perfection uniquement mais le véritable amour, y compris envers soi-même, ne consiste-t-il pas à « faire avec » ses défauts pour mieux les corriger ? Ils ne partent jamais aussi bien que lorsque l’on apprend enfin à « se foutre la paix ». 🙂

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        • Outre de grandes découvertes scientifiques ou même des recettes de cuisine fort appréciées, beaucoup de choses découlent de ses « échecs » qui n’en sont uniquement si nous vivions dans cette croyance.
          Alors oui, « fous-toi la paix » Polina, la perfection n’est pas de ce monde, sinon, ça se saurait 🙂

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