Marion Woodman, analyste jungienne de renom, a longtemps animé des ateliers pour hommes et femmes avec Robert Bly. Elle est l’auteur de Obsédée de la perfection, La Vierge enceinte. Un processus de transformation psychologique, et The Ravaged Bridegroom: Masculinity in Women, des livres très édifiants pour les femmes. Bert H. Hoff l’a rencontrée à Toronto en 1993 pour parler du travail intérieur des hommes et des femmes et sur les moyens de les rapprocher.

— Bert : Pourquoi le travail intérieur des hommes est-il important ?
— Marion : Nous avons atteint un stade dans l’évolution de la conscience. Les femmes ont besoin de faire ce travail seules, et les hommes ont besoin de le faire de leur côté afin de parvenir à une nouvelle compréhension — celle de leur propre féminité pour les femmes et celle de leur propre masculinité pour les hommes — afin que les deux sexes se retrouvent à un autre niveau.
C’est pour que nous puissions finalement nous parler et comprendre l’autre à un autre niveau que nous faisons ce travail séparément. Naturellement, en travaillant sur les rêves des femmes, à mesure qu’elles deviennent plus conscientes de leur propre féminité, une toute nouvelle masculinité se développe en elle. Cela est également vrai pour les hommes : quand ils travaillent sur leur masculinité, ils découvrent peu à peu une nouvelle féminité. Le dialogue est très différent de ce qu’il était il y a cinq ans encore.
— Bert : Le dialogue intérieur ?
— Marion : Non seulement le dialogue intérieur, mais comme ce qui est dedans est comme ce qui est dehors, quand vous commencez à dialoguer avec l’intérieur, le dialogue extérieur est très différent. A la place du jugement ou des reproches, nous commençons à comprendre ce qu’est l’amour. Nous commençons tout juste à entrevoir ce qu’est la rencontre d’âme à âme.
Il y a quinze ans, j’ai essayé des groupes mixtes, et les hommes comme les femmes ont souhaité travailler séparément. Tant qu’ils essayaient ensemble, ils ne parvenaient pas à trouver leur centre. Mais aujourd’hui, ils veulent travailler ensemble. Les gens qui ont fait un travail sur eux-mêmes de leur côté sont très très heureux, et impatients, de travailler ensemble d’une toute autre façon.
— Bert : C’est donc ce que se passe dans la série On Men and Women et les conférences Applewood que vous faites avec Robert Bly ?
— Marion : Oui. Nous essayons d’amener le dialogue à un autre niveau, là où nous pouvons véritablement partager ce qui se trouve au plus profond de nos cœurs. Cela signifie que vous ne serez pas jugé. A la minute où vous vous sentez jugé, vous n’êtes plus vous-même.
— Bert : Lorsque ma femme et moi étions dans ce dialogue, je me rappelle que, dans la vidéo d’Applewood, vous évoquez l’esprit rencontrant l’esprit, et l’âme qui rencontre l’âme. Mais peu importe combien on y travaille, il y a des trucs qui remontent et, la plupart du temps, on explose l’un contre l’autre.
— Marion : C’est vrai. Je crois qu’il y a beaucoup de colère et de chagrin enfouis dans le corps. Cela a non seulement à voir avec notre génération, mais aussi avec les générations passées. Tant que cela n’a pas été libéré au niveau personnel, vous ne pouvez pas aller au-delà — jusqu’à ce que j’appellerais le plan de l’âme, le plan de la transcendance.
Cette colère personnelle doit être reconnue. Si vous essayez de faire fi, elle reviendra tôt au tard et fera obstacle au dialogue. C’est ce que j’appelle le travail de l’âme, parce que tant que nous restons uniquement sur le plan sexuel, biologique, nous ne sommes pas vraiment conscients de ce qu’est le véritable amour. Nous pensons encore en termes de nécessité ou de dépendance. Je pense que nous tendons aujourd’hui vers un amour beaucoup plus vaste que celui qui se situe au niveau biologique.
Quand les yeux et les oreilles intérieurs sont ouverts, nous sommes conscients d’une sensibilité et d’une sensation qui vont bien au-delà de ce que l’on connaissait il y a vingt ans. Cela n’est naturellement pas vrai pour tout le monde, bien sûr. Certaines personnes ont toujours été à un niveau plus élevé. Nous évoluons tous à différents niveaux. Mais en tant que culture, nous commençons à réaliser que quelque chose est en pleine évolution.
— Bert : Je crois que c’est quelque chose que l’on peut voir dans le livre de Robert Bly, L’Homme sauvage et l’enfant. L’avenir du genre masculin, ou dans celui de Clarissa Pinkola Estes, Femmes qui courent avec les loups, qui sont en tête de liste des best-sellers du New York Times. Il semble y avoir dans la société une faim, un besoin de descendre à ce niveau.
— Marion : Oui. Je crois que les gens sont beaucoup plus conscients de leurs partenaires intérieurs. Ils reconnaissent que si une véritable relation avec le partenaire intérieur se met en place, c’est source de créativité dans leur vie.
C’est ce que Jung appelle le mariage royal — le mariage intérieur où vous épousez votre propre dieu intérieur ou, dans le cas des hommes, votre déesse intérieure.
Mais cette reconnaissance rend la relation personnelle avec un homme ou une femme réels libre des projections du dieu ou de la déesse. Vous n’attendez donc pas d’une personne davantage que ce qu’elle peut donner, et elle n’a donc pas besoin d’essayer d’être parfaite.
— Bert : Cela signifie-t-il que nous ne devrions pas nous marier avant d’avoir travaillé la relation intérieure ?
— Marion : Je ne sais pas. Je crois que certaines personnes, même si elles se marient, peuvent continuer à travailler la relation. Je connais beaucoup de couples qui ont travaillé toute une vie sur la relation qu’ils ont commencée lorsqu’ils avaient une vingtaine d’années. Et le mariage qu’ils vivent aujourd’hui n’est pas le même qu’au début.
— Bert : Ils se sont éveillés et s’inscrivent tous les deux dans la vie…
— Marion : Oui. Le grand danger est que l’un évolue plus vite que l’autre dans la relation. A certains moments, ils auront l’impression de s’éloigner l’un de l’autre. C’est dans ces moments-là qu’une bonne dose de patience est nécessaire.
— Bert : Il me semble avoir vu beaucoup de choses semblables, où l’un des partenaires évolue et pas l’autre. Habituellement, ils finissent par se séparer pour pouvoir évoluer à part.
— Marion : C’est vrai… pour un certain temps. Ou peut-être bien qu’ils doivent se séparer pour toujours. S’ils ne travaillent pas tous les deux sur eux-mêmes, alors il y en a un qui devra continuer seul. Pourtant, s’ils ont suffisamment de patience pour tenir bon, s’ils travaillent tous les deux, il arrive souvent qu’ils se retrouvent après la séparation. Parce qu’ils reviennent vers une autre personne.
— Bert : L’un des thèmes de votre livre Obsédée de la perfection est que plus les femmes s’impliquent activement dans le monde extérieur, plus elles sont dépossédées de leur féminité par la poursuite d’objectifs masculins qui sont en eux-mêmes une parodie de ce que le masculin est vraiment. « Le travail parfait, la maison parfaite, des vêtements parfaits, et donc ? Qu’est-ce que ça apporte ? Il doit y avoir plus que cela. » Vous semblez décrire le stress et le vide dont parlent les hommes dans nos Wisdom Council circles.
— Marion : Je vois le patriarcat comme un principe de pouvoir, qui veut le contrôle sur soi, sur l’autre ou sur la nature. Je crois que cela affecte autant les hommes que les femmes, car cela génère ambition et aspirations à la perfection, rivalité, efficacité outrancière. Si l’on persiste dans ce sens, on s’éloigne du cœur. Vous portez un masque — tout en faisant de votre mieux pour poursuivre vos objectifs. Mais le soir, quand vous rentrez chez vous, vous êtes si épuisé que vous n’avez pas de temps pour ce que j’appellerais les valeurs féminines.
Je ne dis pas que les valeurs féminines devraient se trouver à la maison et les valeurs masculines au travail. Dans l’idéal, il devrait y avoir un équilibre entre le masculin et le féminin dans les deux sphères. Mais si vous ne l’avez pas à la maison, ni dans les relations personnelles, vous vous sentez vide. En cela, les hommes ne sont pas différents des femmes.
— Bert : Mon patron ne me paie pas pour que je m’occupe de mon âme au travail, mais quand je rentre, j’imagine que c’est ce que j’ai à faire.
— Marion : Ne croyez-vous pas, cependant, qu’en vous occupant de votre âme, vous percevez de mieux en mieux les gens tels qu’ils sont, même au travail ?
— Bert : Oui, c’est vrai. Je suis plus ouvert et, dans les relations au travail, je suis conscient de certaines choses que je ne remarquais pas avant.
— Marion : C’est comme un espace où l’on peut travailler. Et cela entraîne une toute autre qualité d’âme sur votre lieu de travail ainsi que dans toute relation. Et je crois que les gens le perçoivent. Si vous êtes suffisamment conscient pour les voir tels qu’ils sont, ils se comportent envers vous d’une manière différente.
— Bert : Dans Obsédée de la perfection vous dites que la perfection est une défaite. Vous ajoutez que vivre sa vie suivant des principes n’est pas vivre sa vie propre. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
— Marion : La perfection n’est pas une qualité humaine. Nous ne sommes pas parfaits. La plupart d’entre nous veulent la complétude. Nous voulons parvenir à notre propre totalité. Et donc, placer la perfection en première place consiste essentiellement à dire : « Je ne suis pas un être humain, je peux être semblable à un Dieu. Et je n’ai rien à voir avec les passions, la cupidité, la crasse des humains. Je vaux mieux que ça. »
Cela vous place dans ce que j’appelle une perspective suicidaire parce que c’est inatteignable. C’est là que la dépendance entre en jeu. Le toxicomane essaie d’atteindre ce genre de perfection et se retrouve de plus en plus rejeté hors de la condition humaine, de plus en plus tourné vers la perfection. Et cela finit dans la mort, parce que vous ne sauriez être parfait. En tentant d’échapper à vos imperfections, vous entrez dans une dépendance qui porte en elle un désir de mort. Parce que vous échouez continuellement.
— Bert : Je me sens plus enclin à faire place à la convoitise dans ma propre vie plutôt qu’à la cupidité ou la saleté. Mais j’imagine que je dois reconnaître cette ombre intérieure et cette cupidité toute humaine.
— Marion : Le problème, Bert, c’est que si vous essayez d’être parfait, vous allez à une vitesse terrible. Parce que vous essayez de réaliser l’impossible. Et nos instincts ne peuvent pas faire face à cette vitesse. Ainsi, la satiété naturelle n’est jamais atteinte. Et la cupidité est totalement hors contrôle.
C’est la société de consommation américaine, telle que je la vois. Dans des circonstances normales, les gens mangent ce dont ils ont besoin, achètent ce dont ils ont besoin et vivent selon les besoins de l’instinct. Mais si votre corps va si vite qu’il ne peut se rendre compte à quel moment il est satisfait, alors toutes ces pulsions deviennent incontrôlables. Il n’existe aucune satisfaction, jamais. Cela vous parle-t-il ?
— Bert : Oui, je le vois bien sur le plan culturel. Pour qu’un film ou une émission de télévision ait un impact, il ne suffit de vous faire savoir que quelqu’un a été tué. Il vous faut voir les détails les plus gore. Nous sommes tellement sur-stimulés que cela se doit d’être beaucoup plus dramatique.
— Marion : Oui. Je viens de voir Age of Innocence. Et là c’est tout le contraire : tout est dans la retenue et le contrôle. J’ai trouvé ce film très fort. Il n’y est pas ouvertement question de sexe, mais dans l’une des scènes, le héros enlève le gant de sa bien-aimée. C’est tellement sensuel que cela vous fait presque frémir.
Je pense qu’il se pourrait bien qu’il y ait une réaction contre toute cette sur-stimulation.
— Bert : Si nous ne nous consumons pas avant.
— Marion : Tout à fait. Ou si nous ne restons pas si dépendants de la dramatisation de ce que nous sommes à toujours acheter encore et encore. Nous sommes littéralement détruits par nos propres ordures.
— Bert : Sur le plan psychique et écologique.
— Marion : Oui.

— Bert : Vous nous avez un peu parlé du patriarcat et vous faites une grande différence entre le patriarcat et le masculin. Gregory Max Vogt a écrit un livre, Return to Father, dans lequel il dit que le patriarcat n’est pas aussi mauvais que nous le pensons, qu’il a apporté, et doit encore apporter de précieuses contributions.
Il y évoque un patriarcat homologue qui rejette l’autoritarisme et la compétitivité, et valorise le chasseur, le constructeur, l’amant, le philosophe, le protecteur de la société et le visionnaire. Y a-t-il, dans l’aspect positif du patriarcat, quelque chose de valable que l’on pourrait garder ?
— Marion : Oh, absolument. Tous les archétypes que vous avez énumérés, je les qualifierais de masculins. Pour moi, le patriarcat est devenu une parodie de lui-même, parce qu’il s’est engouffré dans le contrôle. Lorsque le chasseur chasse simplement pour le plaisir de tuer des animaux, ou le plaisir d’abattre des arbres, ou de détruire la nature, il n’est plus un chasseur naturel.
Non, je suis tout à fait d’accord pour dire que tant qu’il reste dans des limites naturelles, il s’agit d’un masculin authentique. La même chose est vraie de l’amant, s’il aime véritablement. Mais s’il se contente de passer d’une chambre à l’autre pour prouver sa « masculinité », il essaie de contrôler quelque chose qui est perdu au fond de lui. Pour moi, tous ces archétypes sont masculins. Et je voudrais également y ajouter le masculin créatif.
Mais pour parvenir au côté positif du patriarcat, la plupart d’entre nous doivent véritablement dépasser une énorme peur, celle d’être contrôlé par un individu ou une institution ou une attitude culturelle. Parce que l’on s’attend à être jugé et que l’on s’attend à ce que quelqu’un nous contrôle.
A l’école, par exemple, il y a cette terrible impression qui veut que le professeur contrôle ce que pensent les élèves. Leur attitude est donc : « Bon, on va la fermer, et s’asseoir, mais on ne nous contrôlera pas. » A mon avis, cela commence très tôt à l’école primaire, voire à la maternelle.
C’est une chose très complexe, Bert, parce que beaucoup de gens ne réalisent pas qu’ils contrôlent leurs attitudes. A mon avis, beaucoup de parents s’imaginent que si leurs enfants ne vivent pas selon leurs critères et n’essaient pas d’honorer leurs valeurs, ils les déshonorent par leur désobéissance. Si les parents s’observaient mieux, ils constateraient que c’est leur attitude de toute puissance qui anéantit l’enfant.
Revenons-en à l’âme. Peut-on percevoir l’âme de l’autre et permettre à cette âme d’évoluer à sa façon, que cela nous plaise ou pas ?
— Bert : c’est parfois un processus très difficile que de lâcher prise.
— Marion : Eh bien, c’est là le secret. C’est sur ce point que le patriarcat achoppe. Quand je parle du patriarcat, je parle des femmes autant que des hommes — certaines femmes sont pire que les hommes dans ce domaine. Ce n’est pas lié au sexe. C’est une attitude : « Je sais ce qui est le mieux pour vous. Vous feriez mieux de faire les choses comme je vous dis. » Je peux ne pas l’exprimer, mais simplement l’attendre.
— Bert : Dans vos vidéos et dans vos livres, vous soulignez l’importance du travail sur le corps. Pouvez-vous nous éclairer un peu ?
— Marion : J’en parle, Bert, parce que je pense que notre culture est une culture où prime la tête, cette culture vit à partir du cou. Beaucoup de gens prétendent ignorer les émotions et tous leurs côtés d’ombre. Je voudrais souligner que le meilleur de nous se trouve souvent enfoui au plus profond de notre ombre.
Beaucoup de gens ont peur d’exprimer leurs sentiments véritables, et ces sentiments restent piégés dans le corps. Pour être quelqu’un d’entier, il vous faut, à mon sens, savoir ce qui se passe sous vos muscles. Parce que si vous l’ignorez, ce côté est réprimé et, tôt ou tard, il explosera.
Beaucoup de gens disent « Je t’aime », mais s’ils ne l’expriment pas par le corps, vous ne pouvez pas leur faire confiance. La sphère instinctive doit être rendue consciente. C’est en cela que le travail sur le corps est important. Dans ce travail, les instincts deviennent conscients. Ils font ensuite partie du tout. Au lieu de bloquer toute l’énergie dans la tête, le cœur et le corps s’ouvrent.
A suivre…
Interview de Marion Woodman par Bert H. Hoff
Article original, « Inner Man, Inner Woman, an interview with Marion Woodman », est publié sur le site http://www.menweb.org/woodman.htm
Traduction française : Michèle Le Clech
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