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Frédéric Lenoir : Pourquoi le bouddhisme nous attire

Sans Dieu ni dogme, il séduit de plus en plus de Français. Ils le considèrent comme une philosophie et le trouvent mieux adapté à la vie moderne, explique le philosophe Frédéric Lenoir, auteur du Bouddhisme en France.

Le bouddhisme et les Français

En Occident, la France est le pays où le bouddhisme a pris l’essor le plus spectaculaire. Pourtant, si le nombre de ses sympathisants ne cesse de croître, ses pratiquants se limitent à quelques milliers. Un des nombreux paradoxes que tente d’expliquer Frédéric Lenoir dans son livre, Le Bouddhisme en France (Fayard).

Son enquête – sans doute la plus fouillée menée auprès de tous ceux que touche le bouddhisme – a nécessité sept ans de travail. Au cœur de sa réflexion : les individus. D’où viennent-ils ? Pourquoi le sourire du Bouddha les a-t-il séduits ? Quels bénéfices tirent-ils de leur pratique ? Le bouddhisme peut rénover en profondeur nos systèmes de croyances, explique l’auteur.

Temple bouddhiste France

Psychologies : Peut-on mesurer l’ampleur prise par le bouddhisme en France, ainsi que le nombre réel de pratiquants et sympathisants ?

Frédéric Lenoir : Si l’on excepte les deux à trois cent mille réfugiés du Sud-Est asiatique, c’est très difficile. La première chose à faire est d’établir diverses catégories de personnes plus ou moins impliquées dans le bouddhisme.

J’ai donc été amené à distinguer sept grandes familles de bouddhistes français par ordre d’implication croissante. Les « sympathisants » représentent, d’après le sondage le plus récent, environ cinq millions de personnes.

Ce sont, pour la plupart, des gens qui s’intéressent au bouddhisme, se sentent en affinité avec le dalaï-lama ou tel aspect des enseignements du Bouddha, mais ne sont pas impliqués dans une pratique.

Ensuite, ce que j’appelle les «  proches » représentent entre cent et cent cinquante mille personnes à travers trois groupes très divers : les chrétiens qui pratiquent la méditation zen dans un contexte explicitement chrétien ; les bricoleurs spirituels qui ont appris à méditer, mais qui font leur propre religion en kit sans se sentir engagés dans le bouddhisme ; des intellectuels, le plus souvent agnostiques, qui se sentent très proches de la philosophie bouddhiste.

Enfin, il y a la catégorie des gens les plus impliqués et qui fréquentent les centres de méditation, que j’appelle les « pratiquants ».

On peut les classer en trois catégories : les distants, les fidèles et les assidus. Ils représentent au total entre dix et quinze mille personnes en France, ce qui est finalement très peu.

Vu le petit nombre de pratiquants réels, ne peut-on parler d’une aura plus que d’une implantation du bouddhisme ? Pourquoi jouit-il d’une si bonne image en France ?

Il y a effectivement une distorsion spectaculaire entre sa notoriété et le nombre d’individus qu’il touche en profondeur. Cet écart tient beaucoup à la médiatisation survenue en France depuis 1993. Les médias se sont emparés du bouddhisme, qui progressait discrètement dans l’Hexagone depuis une trentaine d’années, le présentant comme une sorte de sympathique alternative au catholicisme intolérant du pape et à l’intégrisme religieux qui inquiète.

Cela dit, les raisons de l’intérêt croissant des Français pour le message du Bouddha n’est pas sans fondement. Il apparaît ainsi à beaucoup, à l’inverse du catholicisme, comme parfaitement compatible avec le monde moderne.

En quoi le bouddhisme, pourtant plus ancien que le catholicisme, est-il si moderne ?

Cette image de modernité tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord le caractère non dogmatique des enseignements du Bouddha, lequel affirmait que chacun de ses disciples ne doit suivre ses préceptes qu’après les avoir lui-même éprouvés.

L’expérience individuelle est donc au cœur du bouddhisme. A l’inverse, le catholicisme apparaît comme un discours dogmatique sur ce qu’il faut croire et ne pas croire, faire et ne pas faire.

D’autre part, la philosophie et les techniques du bouddhisme élaborées au cours des siècles, notamment dans la tradition tibétaine, intéressent des scientifiques qui travaillent sur l’esprit humain ou des psychologues qui travaillent sur les émotions.

Le bouddhisme constitue une véritable science du sujet qui n’existe pas en Occident. Les Occidentaux ont privilégié l’action sur le monde et la connaissance des phénomènes extérieurs, tandis que les sages bouddhistes ont appris à observer, dans une démarche quasi scientifique, l’esprit, la psychologie, le corps humain. En ce domaine, ils ont beaucoup à nous apprendre.

L’image personnelle du dalaï-lama explique-t-elle aussi l’intérêt pour le bouddhisme ?

Dalai-lama

Bien évidemment. Depuis qu’il a reçu le prix Nobel de la paix en 1989, le chef exilé des Tibétains a acquis une formidable notoriété en Occident, qui tient sans doute avant tout à son statut de représentant d’un peuple pacifique victime d’un terrible génocide, mais aussi à son charisme personnel et à son discours particulièrement ouvert et tolérant qui en fait une sorte d’«antipape».

Bien qu’il ne soit que le représentant du bouddhisme tibétain, il est devenu, dans l’esprit des Occidentaux, le porte-parole de l’ensemble du monde bouddhiste, pourtant d’une extrême diversité.

Pour quelles raisons vient-on au bouddhisme ? Pour quels bénéfices y reste-t-on ?

J’ai posé la question à plus de neuf cents pratiquants du bouddhisme zen et tibétain dans un questionnaire. Les résultats font apparaître six facteurs d’attraction : les valeurs – compassion, liberté, respect de la vie, non-violence, tolérance – arrivent en tête (28 %).

Viennent ensuite les bénéfices de la pratique (20 %) – travail sur le corps et les émotions, aide psychologique, sérénité. Les réponses ayant trait à la rationalité et au pragmatisme – religion sans Dieu ni dogme, place centrale de l’expérience, appui sur la raison – suivent de près (18 %). La philosophie et la doctrine – impermanence, karma (loi universelle de causalité selon laquelle chaque acte produit un effet.

Appliquée au plan de la destinée individuelle, elle stipule que certains événements de la vie présente sont des effets d’actes commis dans des vies antérieures), réincarnation, interdépendance, etc. – arrivent en quatrième position (14 %), avant le caractère traditionnel et ancien du bouddhisme, qui rassure et séduit par la présence de maîtres spirituels expérimentés (13 %).

Enfin, le côté exotique et esthétique du bouddhisme ne recueille que 5 %. En ce qui concerne les bénéfices de la pratique, les pratiquants soulignent tous qu’ils ont le sentiment de progresser humainement et spirituellement grâce à des techniques psycho corporelles. Des mots comme sérénité, paix intérieure, unité reviennent le plus souvent.

Quelles ont été les évolutions marquantes du bouddhisme en France ? Quelles formes peut-il prendre à l’avenir ?

Le bouddhisme a des adeptes en France depuis la fin du siècle dernier. Alexandra David-Neel en est un bon exemple. Depuis les années 70 toutefois, on a assisté à un phénomène nouveau : celui de l’implantation de nombreux centres de méditation sur le sol français – plus de deux cents. Mais au fond, le nombre de personnes engagées dans une pratique est encore très restreint.

Pour l’avenir, il y a deux scénarios possibles : soit le flot des sympathisants va fortement grossir celui des pratiquants, faisant du bouddhisme la plus grande religion de l’Occident avec le christianisme ; soit le nombre des sympathisants ne va pas se convertir dans la catégorie des pratiquants, laquelle continuera de progresser de manière très lente.

Je penche plutôt pour cette seconde hypothèse. Même en Orient, très peu pratiquent la méditation, et la voie bouddhique a toujours été réservée à une élite. Prise à la lettre, elle est très rigoureuse et exigeante.

La plupart des Français touchés par le bouddhisme sont finalement peu impliqués ; ils sont surtout touchés par certains aspects simples et universels du message du bouddhisme, comme le karma et la transmigration (loi selon laquelle le karma d’un individu continue d’agir après sa mort et crée les conditions d’une renaissance. Le processus ne s’arrête que lorsque le karma est épuisé. L’individu atteint alors le nirvana et cesse de renaître), non d’ailleurs sans de nombreux malentendus.

Vous dites dans votre livre que la diffusion du bouddhisme en France est un excellent laboratoire des métamorphoses de la religion dans la modernité. Pourquoi ?

Disons, pour aller très vite, que l’on peut observer deux grands mouvements à l’œuvre dans la modernité religieuse : un courant de décomposition, lié à l’individualisation et à la mondialisation, se traduisant par une « subjectivisation » et un bricolage des croyances et des pratiques qui minent la cohérence et l’autorité des grandes religions.

Le deuxième mouvement, bien plus restreint, concerne des individus qui tentent de réagir contre cette individualisation en agrégeant leur parcours spirituel solitaire à une lignée croyante, à une tradition ancienne. Or le bouddhisme active ces deux mouvements : par sa souplesse, sa fluidité et son caractère non dogmatique, il se prête merveilleusement bien au bricolage et à la religion en kit.

En même temps, il offre des gages d’ « authenticité » et d’ancienneté, ainsi que des maîtres spirituels expérimentés, qui rassurent un certain nombre d’individus peu tentés par une quête spirituelle solitaire.

Quelle est cette « pédagogie bouddhiste » dont vous parlez ?

Tandis que la plupart des dogmes chrétiens, comme l’Incarnation ou La Trinité, sont présentés comme des mystères qui échappent à l’entendement, la plupart des croyances bouddhistes sont présentées comme des solutions logiques.

Par exemple face à la question du mal, le christianisme invoque le mythe du péché originel, tandis que le bouddhisme parle de la loi de causalité du karma, ce qui apparaît plus crédible et rationnel aux Occidentaux.

meditation

D’autre part, les bouddhistes incarnent tout précepte dans une pratique corporelle. Ainsi, lorsqu’il est demandé à un adepte de pardonner à quelqu’un, son maître spirituel lui apprendra des techniques psycho corporelles qui l’aideront à gérer l’émotion négative et à la transformer positivement.

C’est pourquoi on peut dire que la méditation bouddhiste est une véritable alchimie des émotions… assurément l’une des plus grandes lacunes de la civilisation occidentale, qui tend à nier le corps et les émotions.

Profil : les pratiquants français

L’enquête menée par Frédéric Lenoir auprès d’un millier de pratiquants français du bouddhisme zen et tibétain –les deux traditions présentes dans l’Hexagone–, permet de se faire une idée précise de leur profil.

Le bouddhisme zen attire surtout des hommes (60 %) – beaucoup y sont venus par les arts martiaux –, tandis que les femmes sont majoritaires dans le bouddhisme tibétain (60 %). Les adeptes de cette tradition étant plus nombreux, on obtient pour l’ensemble une dominante féminine.

Ce sont en majorité des citadins de 35 à 50 ans, cadres supérieurs, professions libérales, enseignants et, de manière générale, professions intellectuelles ou médico-sociales. Le niveau d’études est très élevé : 39 % des sondés ont un bac + 4 et 64 % un niveau bac + 2 et plus. Leur sensibilité politique se divise en trois grands blocs : 32 % sont écologistes, 24 % à gauche et 26 % affirment ne se sentir proches d’aucune famille politique.

La méditation est au cœur de leur pratique. Celle-ci peut avoir lieu de manière collective dans un centre tibétain ou un dojo zen, ou bien seul chez soi. La méditation assise silencieuse, qui apporte le calme mental en se concentrant sur sa respiration et en observant ses pensées avec détachement, est celle que préfèrent les Français.

Pièges à éviter

Idéaliser sans discernement cette nouvelle sagesse. Opposant le bouddhisme à la religion de leur enfance, de nombreux disciples occidentaux abandonnent tout esprit critique sous prétexte qu’ils ont affaire à des lamas tibétains ou à des maîtres zen.

De nombreux scandales ont ainsi éclaté, autour notamment de questions d’argent, de sexualité et d’abus de pouvoir, qui révèlent tout autant une profonde immaturité de ces disciples que des pratiques assez douteuses de certains « maîtres » renommés.

Se forger un bouddhisme ajusté aux besoins de son ego. Ce deuxième piège est davantage lié à la manière dont les Occidentaux « consomment »la spiritualité, ce que le lama tibétain Chogyam Trungpa appelait le « matérialisme spirituel ».

Au lieu de suivre la voie exigeante proposée par le Bouddha et d’abandonner ses dernières illusions, le nouvel adepte ne fera que renforcer les penchants narcissiques de sa personnalité. On rencontre cela chez certains adeptes du bouddhisme tibétain qui collectionnent les « grandes initiations» auprès des plus « grands maîtres », se donnant ainsi le sentiment illusoire d’atteindre un « haut degré d’élévation spirituelle », sans que cela ne s’incarne réellement dans leur vie quotidienne.

Se concentrer uniquement sur sa progression spirituelle personnelle, à travers la pratique de la méditation, en se détournant de plus en plus d’une véritable ouverture à autrui, faisant ainsi fi du message d’amour et de compassion qui donne un sens ultime aux enseignements du bouddhisme du Grand Véhicule (Bouddhisme qui s’est développé dans le nord de l’Asie à partir de l’ère chrétienne).

 

Conte tibétain : Au bord d’un étang

lac aux nenuphares

Dans la fourmilière d’un vaste monastère, il y avait un vieux moine discret, humble, un sans-grade, un obscur parmi les obscurs, un rien farfelu. Ses confrères le tenait pour un ignare, doublé d’un illuminé dans le sens commun, et non bouddhiste, de simple d’esprit.

Il faut dire que malgré toutes les années passées à l’ombre des murs du monastère, il ne brillait pas par son érudition. Le vétéran boudait en effet la lecture des textes sacrés et, à la belle saison, passait le plus clair de son temps au bord d’un étang constellé de lotus, bercé par le murmure du vent, la psalmodie des insectes et le chant des oiseaux. Il y méditait distraitement assis sur un rocher, sous le monumental parasol d’un vieil arbre.

Par un bel après-midi d’été inondé de soleil, un groupe de jeunes moines partit faire le tour de l’étang. C’est alors qu’ils purent observer avec stupéfaction, la manière fort décousue que l’ancien avait de méditer. Il ne se passait pas cinq minutes sans qu’il se penche pour troubler le miroir liquide avec une brindille.

Il allait même parfois jusqu’à se lever pour faire quelques pas une branche à la main, avec laquelle il tirait une feuille d’arbre hors de l’eau. Son curieux manège fit rire ses cadets qui entreprirent de lui donner une leçon sur la méditation.

– Ne serait-il pas préférable de vous recueillir les yeux fermés afin de ne pas être distrait par le spectacle du monde ?

– Comment espérer atteindre une haute réalisation spirituelle si vous bougez sans cesse ? Vous ne pouvez pas stabiliser votre esprit ni laisser le prana circuler harmonieusement dans les canaux subtils.

– C’est vrai, prenez exemple sur le Bouddha qui a obtenu l’Éveil suprême en demeurant immobile sous l’arbre de l’illumination.

Le vieux moine s’inclina pour les remercier de leurs conseils et, tout en leur montrant un insecte qu’il venait de repêcher avec une brindille, il leur dit, un sourire désarmant aux lèvres :

– Vous avez sans doute raison, mes jeunes frères. Mais comment pourrai-je méditer sereinement s’il y a autour de moi des êtres vivants en train de se noyer ?

La bande des cadets resta interloquée. Il y eut un long silence puis l’un d’eux, rompu aux joutes métaphysiques et voulant à tout prix sauver la face, répliqua :

– Vous devriez vous retirer dans une grotte pour vous consacrer à votre propre salut. Ne vous souciez pas trop du destin des autres. Laissez faire l’ordre naturel du monde. Chacun récolte le résultat de ses actes antérieurs. Telle est la loi du karma.

Et, sur ces paroles sentencieuses, les donneurs de leçons se drapèrent dans leurs toges monastiques et s’éloignèrent. Ils gagnèrent une passerelle qui enjambait l’étang. C’est alors qu’au beau milieu de la traversée, l’un d’eux glissa sur une planche moussue et tomba à l’eau.

Le malheureux, qui n’était autre que le discoureur karmique, pataugeait parmi les nénuphars, visiblement en train de se noyer. L’étang était profond à cet endroit. Ce fut l’affolement général, aucun moine ne savait nager.

Le vieil original, son infatigable sourire aux lèvres, se leva d’un bond, prit une branche et, comme elle n’était pas assez longue, il se mit à marcher sur l’eau. Sous le regard médusé des jeunes moines, il crocheta le candidat à la noyade et le tira jusqu’à la berge sans même mouiller les pans de sa robe rapiécée.

L’histoire miraculeuse fit le tour du monastère. On tenait désormais le vieux pour un saint, un bodhisattva caché, un Bouddha vivant. Il en prit ombrage car il ne supportait pas d’être un objet de dévotion. Il gagna une autre province où il se cacha dans le fourmilière d’un vaste monastère.

Extrait de Contes des sages du Tibet par Pascal Fauliot

 

Frédéric Lenoir : « Le message de Jésus est oublié »

Aucun débat médiatique sur les religions n’a lieu sans lui. Philosophe, sociologue et historien, Frédéric Lenoir est aussi l’un des auteurs d’essais et de romans historico-philosophiques les plus lus, et sa première pièce de théâtre a caracolée en tête des spectacles parisiens. Derrière ce succès, un homme de foi, profondément marqué par Socrate, Jésus-Christ et Bouddha, qui poursuit son cheminement spirituel loin des dogmes.

Christ en Gloire

Psychologies : Vous habitez rue de l’Abbaye, à Paris, le clocher de l’église Saint-Germain-des-Prés vous sert de paysage et votre appartement est l’ancienne bibliothèque d’un monastère : c’est une fixation, chez vous, le religieux !

Frédéric Lenoir : Non, je vous assure que c’est un pur hasard. Chaque fois que je cherche un appartement, je tombe sur ce genre de lieu. C’est le religieux qui me poursuit ! (Son téléphone sonne : un carillon monastique.)

Et ce choix de sonnerie, c’est aussi un hasard ?

C’est la seule que je trouvais supportable sur mon téléphone. Mais c’est vrai que j’aime le son des cloches.

Dans votre ouvrage, vous réunissez trois figures sans grand rapport entre elles, sinon qu’elles sont dans « l’air du temps » : Socrate, Jésus et Bouddha. Pourquoi ?

Parce que ce sont les trois maîtres de vie qui ont le plus marqué mon cheminement personnel. Ce sont trois rencontres que j’ai faites entre 13 et 20 ans, et auxquelles je dois d’être devenu celui que je suis aujourd’hui.

Comment les avez-vous découverts ?

Ma première rencontre a eu lieu avec Socrate, lorsque j’ai lu Le Banquet de Platon (Flammarion, GF, 2007). Je devais avoir 13 ou 14 ans. Cela m’a donné envie de lire d’autres œuvres de Platon, et c’est ainsi que je suis tombé sur le récit de la mort de Socrate. Qu’un homme puisse dire, au sujet de ceux qui le condamnent à mort : « Ils peuvent me tuer, mais pas me nuire », j’ai trouvé cela bouleversant.

Cela m’a fait réfléchir sur la grandeur de l’âme humaine et m’a incité à m’interroger sur ce qu’il y a de plus essentiel dans l’existence : est-ce l’argent, le plaisir des sens, la réussite sociale, la vie familiale, l’amitié, la liberté intérieure ? Dans un deuxième temps, j’ai été amené à découvrir le bouddhisme à travers diverses lectures. J’ai aussitôt été frappé par les enseignements très concrets du Bouddha, qui rejoignent ces mêmes questions fondamentales. Enfin, j’ai découvert Jésus vers 20 ans.

Pourquoi si tard ? Vous avez pourtant été élevé dans la religion catholique…

Oui, mes parents étaient croyants et pratiquants. Mais pour eux, la foi était surtout l’ouverture aux autres ; ils aidaient plein de gens, certains ont même habité un temps chez nous… Cela m’a donné une bonne image du christianisme, mais, en même temps, il y avait le catéchisme et ses définitions toutes faites qui me paraissaient absurdes. À l’âge de 10-12 ans, j’ai cessé d’aller à l’église. La philosophie et le bouddhisme ont pris le relais dans mes interrogations existentielles.

Jusqu’au jour où, ayant décidé d’aller méditer quelques jours dans une ancienne abbaye cistercienne en Bretagne, je suis tombé sur l’Évangile selon Saint Jean. Comme celles de Socrate et de Bouddha, les paroles de Jésus m’ont percuté. Mais plus encore : Jésus m’a touché au cœur. Ce fut une émotion foudroyante. J’ai pleuré pendant des heures sans savoir pourquoi. C’est pour cela que je peux dire : « Je suis chrétien. »

abbaye-cistercienne

Chrétien, mais dans un syncrétisme…

Pas au sens d’un mélange incohérent. Je parlerais plutôt de synthèse, c’est-à-dire que j’établis une hiérarchie entre ces différents messages. Le bouddhisme m’apporte une certaine philosophie de l’existence, il m’enseigne le détachement. Socrate est plutôt un éveilleur. Il m’apprend à rester humble. Quant à Jésus, c’est une présence qui m’habite.

Comment cette « synthèse » se pratique-t-elle ?

J’essaye de commencer ma journée par un quart d’heure de méditation. Cela procure un calme mental et une liaison du corps et de l’esprit qui m’aident, ensuite, à prier. Je fréquente peu les églises. Je suis esthète, et le manque de beauté dans la liturgie me heurte.

Puis, souvent, je ne ressens pas assez d’authenticité chez les prêtres et les fidèles ; j’ai l’impression que tout cela est très mécanique. Il n’y a guère que dans les monastères que je me sente bien. Il m’arrive d’y passer quelques jours, et c’est à chaque fois un vrai ressourcement. J’aime aussi les messes orthodoxes, plus vivantes. Les chants et la décoration me touchent : l’encens, les icônes…

Vous avez une approche très individualiste de la religion !

Que voulez-vous ? Je suis un fils de mon temps !

La religion a aussi une fonction sociale : comme le dit son étymologie, elle consiste à se « relier » – pas seulement à Dieu, mais aux autres croyants.

Je ne nie pas cette dimension collective, et je comprends que beaucoup de gens aient besoin de partager leur foi. Moi-même, quand il m’arrive d’être au milieu d’une assemblée où je me sens bien, j’en suis très heureux. Mais cette émotion collective, je peux aussi la ressentir en allant à un concert ou à un match de foot.

Elle surgit un peu partout dès que les individus sont reliés les uns aux autres par quelque chose qui les dépasse. Mais ce n’est pas cette émotion que je recherche. Comme la philosophie, la religion intervient dans ma vie dans le cadre d’une quête personnelle de sens et de mieux-vivre.

Entre certaines déclarations du pape et les conflits interreligieux, il semble plus confortable de s’afficher aujourd’hui « chrétien solitaire » plutôt que catholique pratiquant, non ?

Ce n’est pas du tout par facilité ! Si j’étais véritablement lié à l’Église et attaché à ses dogmes, j’affirmerais sans honte que je suis catholique… quitte à dire que je ne suis pas toujours d’accord avec le pape. Mais je ne me sens aujourd’hui catholique que par l’éducation que j’ai reçue – que je ne renie pas – et par ma fréquentation des grands mystiques, comme Maître Eckart, Jean de la Croix ou Thérèse de Lisieux.

Je suis sans doute davantage protestant dans ma manière personnelle de vivre la foi et orthodoxe dans ma sensibilité liturgique. Et j’essaye surtout d’être un disciple du Christ, même si je suis très loin d’arriver à mettre son enseignement en pratique !

Vous êtes-vous posé la question d’une vocation religieuse ?

La vocation de prêtre ne m’intéressait pas du tout, mais j’avais une attirance pour l’absolu. Tout en poursuivant mes études de philo, je suis allé vivre dans le monastère où venait de rentrer mon meilleur ami, et j’ai aussi vécu dans un ermitage pendant plusieurs mois. Ce fut une expérience aussi forte que difficile, dont je suis revenu en comprenant que je n’étais pas fait pour cela. J’ai besoin de moments de solitude, mais je suis aussi un être de communication qui a besoin de se relier aux autres par la sensibilité, l’affectif.

En fait, votre démarche est plus spirituelle que religieuse.

Tout à fait. Pour moi, toutes les grandes voies spirituelles et philosophiques conduisent à un but commun : arriver à vivre pleinement sa vie, sans fermeture. Nous sommes tous marqués par des peurs, des angoisses, des blocages émotionnels liés à notre histoire personnelle.

« Tout est souffrance », dit le Bouddha. L’essentiel est que ces souffrances ne nous incitent pas à nous replier sur nous-mêmes, dans la peur de l’autre et de la vie. Pour moi, l’essence de la vie spirituelle, c’est de nous apprendre à dire oui à la vie, à accepter tout ce qui vient, afin de vivre pleinement, plutôt que de survivre. Et tout le chemin de la vie, c’est de passer de la peur à l’amour.

On dirait que vous parlez de la psychanalyse…

J’ai fait une psychanalyse ! Il y a une quinzaine d’années, pendant cinq ans, suite à mon divorce. Ce travail a été un moment de prise de conscience important. Mais, sur le plan thérapeutique, ce qui m’a le plus apporté, ce sont les stages de gestalt-thérapie et de rebirth que j’ai effectués ensuite.

J’ai revécu des émotions douloureuses refoulées – y compris des épisodes de ma vie embryonnaire. Mais si j’ai fait tout cela, c’était toujours dans le cadre d’un travail socratique de connaissance de soi. J’ai toujours suivi ce chemin spirituel sans savoir où il me conduirait, mais en cherchant sans cesse à évoluer, à mieux me connaître et à me transformer. Avec un esprit critique très prononcé, mais sans jamais fermer la porte à l’intuition, au cœur, à l’imaginaire.

En quoi l’approche spirituelle que vous défendez pourrait-elle tous nous aider aujourd’hui ?

Messe ortodoxe

Deux systèmes sont en train de montrer leurs graves insuffisances : le système matérialiste mercantile et le système religieux dogmatique. Le premier peut se renouveler, notamment par des actes de consommation plus modérés et solidaires.

Quant à la seconde crise, elle invite non pas à inventer une nouvelle religion, mais, je pense, à revenir aux sources. Par exemple, les Évangiles sont un trésor qui n’a pas pris une ride, alors que le discours de Benoît XVI est usé jusqu’à la moelle et ne répond pas aux vraies attentes spirituelles de nos contemporains.

N’est-il pas risqué de se lancer seul sur ce chemin ?

C’est une question d’équilibre. Il est important d’avoir des guides et parfois de s’inscrire dans une communauté. Mais il me semble aussi important de savoir quitter la sécurité des certitudes, du clan qui nous rassure… Il faut prendre de la distance vis-à-vis de ce qui nous a été inculqué afin de s’approprier la religion au fil d’un discernement personnel. Sinon, on risque de s’endormir dans la reproduction de gestes religieux extérieurs qui n’aident en rien l’individu à aller au bout d’un travail sur soi.

Cela fait de l’individu le fabricant de sa propre spiritualité…

Je dirais plutôt l’auteur ou le créateur de sa propre vie. Exister est un fait, vivre est un art. J’ajouterais que si l’individu est fondamentalement seul dans sa quête, il a toujours besoin des autres pour avancer, partager, communier. La spiritualité doit surtout nous permettre d’apprendre à aimer, et cela ne peut se faire sans les autres.

Mais on s’est tellement habitués pendant des siècles à penser qu’être chrétien, c’est être baptisé et aller à la messe, que l’on en a presque oublié le cœur du message universaliste de Jésus, qui est l’amour d’autrui et la recherche personnelle de la vérité. Peu importe, ensuite, la culture religieuse à laquelle on appartient.

Chacun de vos livres, essais ou romans, se vend à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires dans le monde, votre pièce de théâtre affiche complet… Quelle est la clé de votre succès ?

Peut-être est-ce tout simplement parce que la quête que je mène depuis plus de trente ans est en phase avec les attentes actuelles. Nombreux sont ceux qui recherchent autre chose que ce que la société mercantile ou les institutions religieuses leur proposent. Il y a la recherche d’une vie bonne et juste, qui peut passer par un travail psychologique ou différentes rencontres philosophiques et spirituelles.

Vous êtes donc plutôt optimiste…

Je suis un optimiste tragique. L’être humain se comporte souvent de manière égoïste, voire cruelle, mais chaque individu a en lui des forces de bonté qui ne demandent qu’à s’exprimer. Je crois vraiment que nous pouvons aller vers une civilisation qui accepte la richesse de la diversité, dans un humanisme profond. Le vrai clivage n’est pas entre les croyants et les incroyants, ou entre le monde occidental et le monde musulman. Il est entre ceux qui respectent l’être humain et ceux qui ne le respectent pas.

Anne Laure Gannac pour le magazine Psychologie

http://www.fredericlenoir.com/

Karl Graf Dürckheim par Jacques Castermane

Jacques Castermane

L’un des grands disciples du sage allemand, nous donne ici son ressenti sur l’enseignement et l’héritage de cet homme qui se servait des états d’âme quotidiens comme matière première de la transformation intérieure.

Nouvelles Clés : Graf Dürckheim est mort le 28 décembre 1988. Vous dirigez le Centre qui porte son nom. Vous étiez donc très proches ?

Jacques Castermane : Rien, mais alors rien ne semblait devoir aboutir à cette rencontre, à ces vingt- deux ans de travail avec lui et à cette sorte de filiation. Sans doute est-ce le hasard qui s’écrit destin ? Notre rencontre date de l’année 1967. C’était à Bruxelles à la Maison d’Erasme, où Graf Dürckheim participait à un colloque.

Tout de suite le courant est passé. J’étais profondément touché par ce qu’il disait et surtout par sa façon d’être là. Et comme il a bien voulu l’écrire dans la préface de mon livre : « Je vois encore Jacques Castermane à la Maison d’Erasme, dans son habit bleu, assis sur ma droite. Et, comme cela arrive parfois lorsqu’on fait une conférence, j’avais l’impression que je parlais plus particulièrement pour lui, impressionné par sa capacité d’écouter. »

N. C. : Vous êtes devenu son disciple ?

Karlfried Graf Dürckheim

J. C. : Je ne savais rien de ce que pouvait être une relation entre maître et disciple. Mais il est vrai que quelques années plus tard je ne pouvais plus l’appeler autrement. Après cependant beaucoup d’hésitations, au point de lui demander un jour comment il voyait la différence entre les deux. « La différence entre celui qu’on appelle le maître et celui qu’on appelle le disciple ?

Il n’y en a pas, tous deux sont sur le même chemin, si ce n’est que chez celui qu’on appelle le maître cela se voit déjà un peu plus ! »

N. C. : Il était difficile d’être le disciple de Graf Dürckheim ?

J. C. : Par rapport à lui, non. Par rapport à moi-même, oui. Parce que je me suis senti accompagné, jamais dirigé. Autrement dit j’avais l’impression que ma responsabilité était totale, que jamais il ne me dirait faites ceci ou ne faites pas cela. Dans son beau livre sur le Maître intérieur il dit clairement que le maître est en nous-même, que c’est notre noyau profond, ce qu’il appelle notre Etre essentiel. Pendant ces années d’accompagnement il ne m’a jamais demandé d’obéir à sa voix mais il m’a appris à écouter et à prendre au sérieux ma voix intérieure.

N. C. : Avez-vous un souvenir qui domine les autres ?

J. C. : Mille ! Et sans doute est-ce normal après sa mort, ils sont plus vivants que jamais, précis. Mais il est vrai qu’il en est deux qui sans doute dominent les autres. Le premier est la rencontre, déjà évoquée plus haut, le second est le jour où il m’a invité à travailler en son nom.

N. C. : Comment cela s’est-il passé ?

J. C. : C’était en juin 1980. Depuis quelques années j’avais pris la décision d’aller voir Graf Dürckheim une fois par mois, dans la mesure du possible. Mille deux cents kilomètres pour être une heure ou deux avec lui ! Je me réjouissais chaque fois de cette rencontre et je sais qu’il était heureux de ce moment passé ensemble. Ce jour-là il m’a reçu dans sa petite maison en haut du village. Son lieu, son refuge du soir et du dimanche.

Un véritable petit musée composé des objets qui l’accompagnaient depuis plus d’un demi-siècle. Une maison où peu de personnes sont entrées ; les leçons se donnaient dans une autre maison au centre du village, le Doktorhaus. Bien que malade d’une sérieuse bronchite il aimait être seul. Tout à coup le cours de la conversation a changé et il m’a dit : « Je fais confiance à votre façon de me comprendre et j’aimerais que vous travailliez en mon nom. »

N. C. : Vous vous y attendiez ?

J. C. : Pas du tout. J’avais l’impression curieuse de recevoir sur mes épaules un seau d’eau glacée qui en même temps était chaude ! Un long silence a profondément relié sa proposition et ma réponse. Je l’ai remercié et je me souviens exactement des mots que j’ai prononcés : « C’est un cadeau que je ne mériterai jamais et, en même temps, je m’en sentirai responsable le temps qui me reste à vivre. » Graf Dürckheim a inauguré le Centre qui porte son nom le 12 juillet 1981.

N. C. : Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez appris sa mort ?

J. C. : Des amis allemands m’ont téléphoné en fin de soirée le 28 décembre. Ce n’était pas inattendu, au contraire. Je savais pour l’avoir revu quelques semaines plus tôt que cela pouvait arriver à chaque instant. Il n’empêche que ce qui m’a envahit, doucement, c’est une profonde tristesse.

La tristesse de la séparation définitive de l’être proche. Mais en même temps je peux dire que j’ai reçu cette nouvelle très calmement parce que dans l’ordre des choses, c’est-à-dire qu’un travail sur le Chemin vous invite à intégrer ce qu’on appelle la vie et ce qu’on appelle la mort. Nous avions bien souvent envisagé le thème de la mort.

N. C. : Que vous disait-il de la mort ?

J. C. : Là encore me reviennent en mémoire quantité de souvenirs. Le 29 décembre, Christina et moi avons pris la route à quatre heures du matin pour le revoir une dernière fois. Graf Dürckheim reposait dans son bureau, là où je l’avais rencontré si souvent. Dès l’instant où je pénétrais dans cette petite pièce de quatre mètres sur quatre, je me sentais touché par une ambiance pénétrante et enveloppante : un silence.

Et dans cette dernière rencontre s’imposait le souvenir de ce qu’il disait du silence : « Il y a le silence de la mort, où plus rien ne bouge ; et il y a le silence de la vie où plus rien n’arrête le mouvement de la transformation ». Ce silence impressionnant était celui de la vie. Ou, comme il aimait à le dire, le silence de la grande Vie ?

Dans le cadre d’une leçon, Graf Dürckheim me pose une question inattendue : « Jacques, pensez-vous à la mort chaque jour ? » Il ne me faut pas réfléchir longtemps pour répondre que non. « Quel âge avez-vous ? » J’avais quarante-deux ans. « Si à quarante-deux ans on ne pense pas à la mort chaque jour c’est l’expression d’un manque de maturité ! »

N. C. : Graf Dürckheim avait accepté sa mort ?

J. C. : Oui. Non seulement sa mort mais son mourir. « La mort, cette amie qui vous prend par la main pour vous conduire sur le seuil d’une nouvelle vie… » Voilà encore une phrase qui remonte à ma mémoire. Je ne l’oublierai jamais, bien que je ne l’aie entendu prononcer qu’une seule fois. A entendre les proches qui l’ont accompagné les derniers jours il s’est laissé prendre par la main sereinement. Mais pendant plus d’un an Graf Dürckheim était entré dans ce que j’appelle le mourir. Il était alité, il a été hospitalisé, il a souffert.

Se mettant en Chemin, beaucoup espèrent pouvoir éviter ces ennuis. Le maître est alors cette sorte de superhomme qui a le droit de vieillir mais en gardant une apparence jeune et en restant en super santé ! C’est mettre le Chemin au service du petit moi qui a peur de souffrir. Ce qui m’a touché, profondément, chez Graf Dürckheim c’est combien il est resté humain, tout simplement humain, jusqu’au bout.

Le 25 octobre, au lendemain de son quatre-vingt-douzième anniversaire j’allai le voir à la clinique de Schopfheim. Savez-vous ce qu’il me dit ? « Le dernier danger pour le moi est de vouloir mourir héroïquement » ! Voilà ce qu’il expérimentait à deux mois de son départ. Le danger de rester encore prisonnier du moi-façade, du moi-rôle. Un mois plus tôt il m’avait dit quelque chose de très touchant : « Je souffre assez fort. Mais c’est curieux, en acceptant cette souffrance autant qu’il m’est possible, j’ai chaque fois l’impression que ce qui en sort est quelqu’un de plus mûr ! »

Ceux qui idéalisent le maître à leur convenance en imaginant qu’il va se retirer du monde dans une ultime méditation et droit comme un I doivent être déçus. En ce qui me concerne je suis bouleversé par ce témoignage authentiquement humain, profondément humain. Je sais aujourd’hui que le chemin n’a pas pour sens un surhomme mais qu’il peut faire d’un homme… un homme.

N. C. : Si vous aviez à choisir entre les qualités qui caractérisent la vie de tel ou tel homme, quelle est celle que vous choisiriez pour Graf Dürckheim ?

J. C. : Sans hésiter je choisis la bonté. Maria Hippius, sa compagne depuis une quarantaine d’année a annoncé le décès de Graf Dürckheim de la façon suivante – un grand cœur a cessé de battre. C’est très beau et c’est tellement vrai. La chaleureuse humanité qui émanait de Graf Dürckheim est sans doute la qualité qui a le plus touché ceux et celles qui l’ont approché.

N. C. : Il avait aussi beaucoup d’humour ?

J. C. : Oui, toute rencontre avec Graf Dürckheim aboutissait plus tôt ou plus tard à un grand éclat de rire. Il y a une dizaine d’années un petit groupe était réuni autour du Père Lassalle et de Graf Dürckheim. Afin de se présenter, chaque personne était invitée à se nommer puis à dire ce qui lui était facile et, au contraire, ce qui lui était particulièrement difficile.

Arrive le tour du Père Lassalle qui dit : « Ce qui m’est facile c’est de me taire… ce qui m’est difficile c’est de parler. » Vient ensuite Graf Dürckheim qui sourit déjà et en regardant le Père Lassalle annonce : « Ce qui m’est facile c’est de parler… ce qui m’est difficile, par contre, c’est de me taire ! »

Une autre fois, en Belgique, nous étions à table. Graf Dürckheim avait à sa droite Marie-Madeleine Davy. Un garçon s’approche d’elle et lui présente un plateau garni de mets variés. Cet immense plateau était lourd de bonnes choses. Madame Davy arrête le garçon alors qu’il a à peine posé sur son assiette deux morceaux de carottes et une petite feuille de salade.

Le garçon présente le plateau à Graf Dürckheim et lui demande ce qu’il désire. Après avoir regardé, successivement et plusieurs fois ; l’assiette de Marie- Madeleine Davy et l’immense plateau, il regarde le garçon et lui dit : « Tout ce que Madame n’a pas pris ! »

Cet humour il l’a manifesté jusqu’à la fin de sa vie, encore sur son lit à l’hôpital il arrivait à faire éclater de rire la personne qui lui rendait visite. Je crois qu’il manifestait de cette façon un état d’être au-delà des conditions, une sorte de détachement tout en étant au cœur des circonstances difficiles qu’il avait à vivre.

« La vie ne peut plus être ennuyeuse dès qu’un fil d’or
vous relie à votre profondeur »

N. C. : Graf Dürckheim est reconnu comme étant un maître spirituel de notre temps. Il était lui-même très religieux ?

J. C. : Il faut savoir, lorsqu’on évoque la dimension religieuse de Graf Dürckheim, que sa première préoccupation est l’homme et pas telle ou telle religion. Il est lui-même très clair sur ce sujet : « M’intéresse l’homme dans sa profondeur, dans son Etre essentiel ». Pour Graf Dürckheim, l’homme est prédisposé à l’expérience de l’Etre non pas parce qu’il est chrétien ou bouddhiste mais parce qu’il est un homme !

Il n’a jamais fait l’amalgame entre religiosité et confession religieuse. Lorsque nous avons travaillé ensemble à l’ébauche de mon livre Les leçons de Dürckheim, c’est lui qui m’a proposé d’y insérer son article intitulé « L’expérience religieuse au-delà des religions ». Peu lui importait votre appartenance à tel ordre conceptuel ou philosophique, que vous soyez croyant ou incroyant.

« N’oubliez jamais que dans notre travail ne doit nous préoccuper que ce que l’homme devient, et pas ce qu’il est. » Lorsque vous me demandez si lui-même était un homme religieux il est clair que je dois répondre oui ! Marie-Madeleine Davy, déjà citée, me disait un jour en désignant Graf Dürckheim qui était avec d’autres personnes : « Vous avez vu ses yeux ? Des yeux lavés par la grande expérience » ! C’est en ce sens que je réponds par l’affirmative.

Il était nourri par ces expériences religieuses qui n’appartiennent à aucune religion particulière. Expériences qui sont au centre de son enseignement. Je l’ai vu accompagner sur ce qu’il appelait lui-même « le chemin vers l’essentiel » des hommes et des femmes de confessions différentes aussi bien que d’autres qui confessaient un athéisme réfléchi.

Au fond il s’intéressait à ce qui en chaque personne est au-delà de ces différences tout en acceptant chacun dans sa différence. Il est dommage que certains, bien inconsciemment sans doute, enferment Graf Dürckheim dans leur différence. Respecter sa mémoire exige sur ce plan d’être très conscient.

N. C. : Cet homme religieux est un thérapeute de l’âme ?

J. C. : Un thérapeute de l’homme, de l’homme entier. Graf Dürckheim reconnaît les maladies physiques, psychiques, psychosomatiques et, en regard de celle-ci, les thérapies pragmatiques qui peuvent aider l’homme a retrouver la santé, c’est-à-dire l’état d’équilibre relatif qui précède la maladie. Mais il envisage ce qu’il appelle lui-même la thérapie initiatique sur un tout autre plan.

L’homme en bonne santé, sur les plans qui viennent d’être évoqués, peut être malade de ne pas être celui qu’il est au fond. Dans un langage bouddhiste, on dirait sans doute que l’homme est malade de la distance qu’il a prise avec sa vraie nature. Graf Dürckheim parle de la distance qui nous sépare de notre Etre essentiel. Les symptômes de cette maladie sont le désordre intérieur, le manque de calme intérieur, le sentiment d’insécurité qui conduit à une angoisse existentielle et aussi, il insistait beaucoup sur ce point, un manque de joie de vivre.

Lorsque je dis que ce qui m’a touché lors de notre rencontre est sa façon d’être là, c’est bien de ces qualités dont il s’agit. J’avais là, devant moi, un homme de plus de soixante-dix ans duquel émanait une intense joie de vivre. De sa façon d’être là émanait la confiance, un état de confiance. Et il était calme, en ordre. Enfin il avait du temps, cette denrée si rare aujourd’hui. Non pas qu’il était inactif, au contraire. Il était à la fois un homme du monde, un écrivain, un orateur. Chaque jour il recevait huit personnes.

A ces huit heures s’ajoutait l’assise en silence quotidienne. Et c’était ainsi toute l’année ! Lorsque j’évoquais son être là et son faire existentiel il revenait toujours à la dimension de l’essentiel. « L’essentiel est présent au fond de nous-même. C’est la lumière qui traverse le jade. Dès que l’homme est plus transparent à l’Etre présent dans son Etre essentiel, un premier critère est l’ouverture à une force qui ne le lâche plus. Cette force est à l’origine d’un ordre intérieur qui s’impose de lui-même. Et cette force a son origine et son aboutissement dans l’unité universelle.

Vous vous sentez alors bien en vous- même, sans vous enfermer, et ouvert au monde, sans vous y perdre. » Lorsque je lui dis qu’il avait bien de la chance, que plus rien ne le touchait, que plus rien ne pouvait lui faire perdre l’équilibre, l’énerver, il sourit et dit : « J’aimerais assez qu’il en soit ainsi ! Mais croyez bien que chaque jour encore il y a quelque chose qui me dérange. Le travail sur le chemin n’élimine pas l’insupportable mais il vous permet de le supporter. »

N. C. : Un facteur important de l’enseignement de Graf Dürckheim est l’exercice. Il était lui-même un homme d’exercice ?

J. C. : Il est sans doute celui qui, en Occident, a le plus insisté sur ce qu’il appelait le corps du chemin. Beaucoup parlent de la Transcendance mais restent sans intérêt pour le corps ; d’autres animent des cours de yoga, de tai-chi ou d’expression corporelle mais n’évoquent jamais la dimension de la Transcendance : Pour Graf Dürckheim « l’exercice prépare les conditions qui permettent et favorisent la transparence pour la Transcendance ».

Son intérêt pour le corps est tel qu’il met en place le Personale Leibtherapie. Leib c’est le corps que l’homme « est », sa façon d’être là. Il m’avait invité à remplacer une fois pour toutes le mot corps par les mots « la façon d’être là ».

Quant à lui, il pratiquait principalement l’assise en silence, ce que le Japon appelle le zazen. Chaque matin, jusqu’à plus de quatre-vingt-cinq ans, il introduisait et animait l’exercice de l’assise. Mais avant de rejoindre ses élèves et disciples à 6 h 45, il avait déjà pris le temps de faire une ou deux assises d’une demi-heure seul, dans sa chambre. Il faut savoir que pour Graf Dürckheim l’exercice était partout. Au début des années 80 il ne voyait plus très bien.

Il souffrait de cette affection visuelle qui vous laisse, au plus, une vision périphérique un peu trouble. Il aimait être accompagné pour une promenade qu’il affectionnait tout particulièrement. Je l’accompagnais dans cette allée majestueuse de la Forêt-Noire lorsqu’il m’invite à arrêter.

« Restons ici un moment en silence. Ecoutez… écoutez le silence de la forêt. » Nous sommes restés de longues minutes, sans le moindre mouvement, à l’écoute… « Vous entendez ? Il y a les oiseaux qui chantent, le bruit du vent entre les arbres… mais écoutez… derrière ces bruits il y a le silence, le grand Silence qui est langage de l’Etre… » Nous avons ensuite repris notre promenade sans mot dire.

Et je sentais Graf Dürckheim plein de cette expérience numineuse. En revenant vers la voiture il me raconte un souvenir de son enfance. « Lorsque j’avais entre sept et dix ans j’avais la permission d’accompagner mon père à la chasse.

Le jour où j’eus le malheur de poser le pied sur une branche morte, à l’instant même elle fait le bruit qu’on attend d’elle. Mon père se retourne et me regarde d’un air sévère, comme si j’avais brisé un cristal de valeur – « Karlfried, vous avez déchiré le silence de la forêt ! – Pour mon père la chasse avait le caractère du sacré. Il y avait l’attention au rythme de la marche, le respect de la nature, du silence et de l’animal chassé. J’étais très impressionné par cette ambiance du sacré, du numineux. »

N. C. : Après la mort de Graf Dürckheim, quelle a été votre réflexion sur l’avenir ?

J. C. : Ce qui mérite réflexion c’est la continuité. Les grands maîtres de la musique sont morts, mais l’oeuvre qu’ils ont laissée Continue à vivre. Mais cette continuité a des règles. Les interprétations d’une même oeuvre de Beethoven ou de Mozart sont légitimement différentes.

Vous remarquez des nuances dans l’interprétation, des accents qui la personnifient. Mais ces solistes savent que dans le monde de la musique on ne peut pas tricher. Tous sont passés par de sérieuses études au conservatoire. Tous travaillent chaque jour pendant plusieurs heures. Et tous respectent la partition dans son entièreté et dans ses détails. Il me semble que la continuité de l’oeuvre et donc de l’enseignement proposé par Graf Dürckheim ne peuvent être envisagés qu’en respectant ces exigences.

Il serait dommage que son nom serve à garantir des pseudo-thérapies conduites par des pseudo-thérapeutes. La question n’est pas de savoir si un tel enseigne bien les exercices du maître où si un tel propose bien les propos du maître. Le seul critère de la continuité est le témoignage. J’étais chez Graf Dürckheim depuis trois ou quatre ans lorsqu’il m’invite à parler en son nom dans une ville de la Suisse romande où il ne pouvait pas se rendre. J’étais assez surpris et aussi assez inquiet…

« Qu’est-ce que je vais leur dire ? » Je n’oublierai pas de sitôt sa réponse : « Peu m’importe ce que vous leur direz. Vous en savez aujourd’hui assez sur ce plan. De plus ils oublieront plus de la moitié de ce que vous aurez dit. Mais ce que j’espère qu’ils n’oublieront pas, c’est qui était là devant eux pendant une heure. » Cet homme est-il calme, serein, est-il en contact ? Je peux imaginer que c’est ce que Graf Dürckheim attend de ceux qui assureront la continuité. Parce que c’est ainsi que, petit à petit, s’ouvre le coeur, le grand coeur qui autorise a accompagner l’autre sur le Chemin.

Propos recueillis par Marc de Smedt pour la revue Clé

 

 http://centre-durckheim.com/

À lire :

 L’expérience de la transcendance, Karlfried Graf Dürckheim Albin Michel
Le son du silence, K.F Dürckheim, éd. du Cerf

L’esprit Guide, K.F Dürckheim, éd. Albin Michel
L’homme et sa double origine
, Albin Michel,

Le Centre de l’être, Jacques Castermane, éd. Albin Michel
Les leçon de Dürckheim, Jacques Castermane, éd. du Rocher

 

Michel Odoul : Le corps, reflet de l’esprit ?

Avant d’être un état physique défini comme « absence de maux », la santé peut se concevoir comme une cohérence entre nos actes et nos aspirations profondes. Au fil de centaines de consultations, Michel Odoul a élaboré une approche de cet équilibre de l’âme, entre corps et esprit.

Définir ce qu’est le corps d’un être humain me paraît inutile, car il est, en tant que réalité physique perceptible et tangible, connu de tous. Il est en revanche nécessaire de revenir sur les notions d’âme et d’esprit, sans entrer toutefois dans un discours théologique ou religieux.

Ce n’est ni mon propos, ni l’objectif de cet article qui vise à montrer comment la pratique thérapeutique peut s’inspirer d’une vision de l’être humain radicalement différente de celle qui a cours actuellement dans nos sociétés. L’âme comme l’esprit sont des champs subtils, qui se dérobent aux tentatives d’explication.

fille bulles

La différence entre les deux est pourtant essentielle. Avec l’âme, nous nous situons à un niveau subtil qui a toutefois une relation directe avec le corps, voire avec la psychologie. Source de la conscience individuelle, l’âme est cette partie de la psyché humaine que l’on peut associer au Soi, à ce que les orientaux qualifient de Maître Intérieur.

Sa particularité réside dans sa « verticalité », dans son essence céleste. Nous sommes ici très près du Chenn (esprit incarné), des orientaux. Troisième composante d’un être humain, l’esprit est en amont de l’âme, il est indissociable du champ spirituel. Il est à l’individu incarné ce que l’air de la surface est au scaphandrier en eau profonde : un monde aérien dans lequel il peut aller chercher de l’air, du souffle et s’en nourrir sans que cela ne coûte rien à personne.

L’esprit est la source de l’âme, l’océan cosmique des orientaux d’où sont issus tous les Chenn – les esprits incarnés. Il est la matrice de l’âme, qui reste reliée à lui comme une sorte de cordon ombilical.

L’harmonie naît de l’esprit qui est le champ de l’équilibre parfait, de l’homéostasie, et c’est pour cela que cette notion est purement spirituelle. Il ne s’agit pas de la perfection figurée par la sagesse béate d’un vieillard barbu, mais d’une notion d’harmonie et de cohérence. Dans cette proposition de vision du sujet, le corps devient la résonance de ces champs plus subtils qui le transcendent.

Il se conçoit comme le « véhicule » de cet esprit qui n’est relié à lui que par ce fil ténu, sensible et fragile qu’est l’âme. Il en est le champ exécuteur, réalisateur et en même temps l’interface qui à la fois exprime ce qui émane de l’esprit, et à la fois lui renvoie les informations résultantes de ce qui a été exécuté, incarné. C’est donc sans doute ainsi qu’il va être possible pour l’homme de percevoir si l’harmonie existe entre son corps (et ce qu’il en fait) et son esprit (et les aspirations qui en émanent).

Cartographie de l’âme et du corps

L’esprit est un état de référence à la fois très élevé et simple à percevoir. Il se traduit par une cohérence de l’individu entre ce qu’il est, ce qu’il fait, et le contexte dans lequel les événements se déroulent. La psychologie nous permet de le subodorer, puisque l’on constate que lorsque nos actes au quotidien sont en cohérence avec nos aspirations profondes au niveau inconscient, nous connaissons un état d’équilibre et d’harmonie.

Nous avons tous connu des phases dans notre vie où nous nous sommes sentis étonnamment bien, en prise avec le monde, en paix, en tranquillité. Ce sont des signatures de cette cohérence. Cela nous permet de mieux envisager quand la souffrance s’inscrit et pourquoi.

C’est lorsque ce lien de l’être humain « conscient » avec sa source, son essence la plus subtile et la plus noble (inconsciente et à laquelle il n’a pas directement accès), se tend, se tord voire se coupe que l’individu ressent au plus profond de lui et dans son corps, cette rupture. Si l’âme est coupée de l’esprit, l’être humain est lui aussi perdu car il a rompu son lien avec la vie.

Il entre en survie, ou plutôt en survivance. Les maladies ou les souffrances que nous ressentons nous disent que notre âme est vrillée, tordue ou nouée. Le rôle du praticien est alors, à partir du type de tension qui existe au niveau corporel, d’identifier le type de distorsion de l’âme qui lui correspond.

« Il y a une cartographie relationnelle entre les zones du corps et les zones de l’âme»

Pensons à tous ces moments où l’on est dans sa vie à côté de ce qu’on devrait être et faire. Lorsque nous n’avons pas agi en notre âme et conscience, ne ressentons-nous pas un malaise ? Et ce malaise a une conséquence et une réalité physiologique. Répété, le comportement finit non seulement par s’inscrire dans le corps, mais par le léser, et en particulier les zones corporelles en relation avec cette structure particulière de l’âme.

En cela, l’âme est comparable à la colonne vertébrale. Selon la zone de la myéline qui est lésée, c’est telle ou telle partie du corps qui ne fonctionnera pas bien. De la même façon, selon le pan de l’âme qui a été blessé de façon répétitive, des conséquences physiologiques se produiront dans telle ou telle partie du corps.

Prenons l’exemple d’un événement vécu comme une trahison ou un abandon. Ces notions s’imprègnent dans la structure profonde de la personne. Sur le plan psychique et sur un plan plus spirituel, cela signifie qu’on ne peut plus s’appuyer sur celui ou celle qui a trahi. Les jambes, qu’on utilise pour aller vers les autres, et leur point d’appui, les hanches et le bassin, sont en résonance avec cela.

Lorsqu’on est amené à soigner des personnes qui ont des problèmes de hanche – arthrose, douleur etc. – il est troublant de constater qu’elles font souvent émerger un vécu de trahison et d’abandon. Il y a donc une cartographie relationnelle entre les zones du corps et les zones de l’âme. Nous sommes là en présence d’un système non pas magique, mais biochimique, qui fait le lien et l’interface entre ce qui passe dans les structures de l’âme et dans la réalité corporelle.

Insight

En thérapie, dans toute la phase de l’entretien, de la discussion, le rôle du praticien va être de décoder les tensions physiques, d’aider le patient à donner sens à ce qui lui arrive, et de le reconnecter avec ce qui est élevé et subtil en lui. C’est une méthodologie qui défroisse l’âme, même si elle peut amener parfois à donner sens à la pire des erreurs.

L’enjeu pour le patient, c’est d’avoir ce qu’on appelle en psychologie un « insight », ou dans les religions « une révélation », ce moment de reconnexion avec le sens que recouvre la douleur physique en fonction d’un comportement qu’on a eu.

Au bout de cinq ans de pratique de l’aïkido, je me suis mis à avoir mal aux poignets. Je ne comprenais pas pourquoi, j’avais de plus en plus mal et je continuais à pratiquer. Jusqu’au jour où je ne pus plus tenir et serrer les partenaires. Fait troublant : comme je ne pouvais plus les tenir et les serrer, mes techniques marchaient mieux ! Et là, j’ai eu un moment d’insight, de compréhension : mon corps me disait que dans mon rapport à la vie, j’avais tendance à trop serrer les choses, croyant que je pourrais ainsi les maîtriser.

Deux ans de tendinite aux poignets ont disparu en une semaine ; ça a été un effet de type
« révélation ». Ce sont des phases privilégiées, même si elles sont douloureuses, où l’on sent que l’on respire mieux, que l’on est plus léger. On s’est en fait reconnecté à quelque chose de plus aérien, on s’est en quelque sorte re-verticalisé.

En consultation, les gens ont souvent les larmes aux yeux à ce moment-là. Il est capital, car il sort le patient de la posture de victime et le rend acteur de la transformation. Il sait qu’il ne pourra s’éviter la souffrance liée à la distorsion que s’il change de comportement. A lui de voir de quelle manière et à quel rythme il peut le faire.

Signatures d’acceptation

La notion d’esprit est également importante dans les techniques énergétiques, en particulier lorsqu’on travaille sur le champ qualitatif le plus élevé. En médecine traditionnelle chinoise, un certain nombre de points sur tous les méridiens permettent de travailler non pas la quantité d’énergie mais sa qualité, sa dynamique ou valeur fréquentielle.

Moine lotus

Ce champ du qualitatif se subdivise en deux champs. L’un a trait au qualitatif basique et simple : par exemple, on va cadrer une présence de feu excessive qui se traduit par une sorte de tension émotionnelle. Dans un deuxième champ plus sophistiqué, on peut travailler sur ce que je qualifie de « signatures d’acceptation ».

Ce type de travail consiste à amener l’individu à accepter ce qui se joue dans son corps pour le reconnecter avec la dimension élevée de lui-même. Sans pour autant ignorer le symptôme, la nécessité de « lutter contre » lui est alors dépassée, au profit de sa compréhension dans une perspective globale.

Ce niveau d’action incroyable rejoint une notion majeure dans la médecine chinoise évoluée, non symptomatique : le ciel ordonne et la terre exécute. Cela signifie que c’est du subtil que vient la racine des choses. Ce qui se passe dans le dense, dans le manifesté, est l’exécution d’un «ordre» qui a émané du subtil.

Comme dans toute structure, lorsque l’exécutant n’exécute pas les ordres, il y a une tension. Dans cette perspective, la capacité de sens est cruciale. Elle suppose de prendre la chose telle qu’elle est, de l’accueillir au plus profond de soi. C’est la capacité de se distancier, parce qu’on va lui donner du sens, de quelque chose qui peut être une horreur.

En réunifiant l’être, la question du sens ramène un nouveau souffle dans nos âmes et nos esprits. Elle reconstitue le lien avec le causal, rendant ainsi au phénoménal sa juste place, celle de
« conséquence ». La question du sens, enfin, pacifie l’être, voire le soigne, comme je le crois profondément et comme le pensait aussi par exemple Victor Frankl, père de la « logothérapie » ou thérapie par le sens, tirée de son expérience de survie dans les camps nazis.

Combien de fois ai-je vu en consultation des cancéreux en phase terminale me dire : « J’ai parfaitement compris que je n’avais pas d’autres moyens de m’en sortir. » La personne sait qu’elle a été capable de rouvrir les connexions entre ces champs physiques dans lesquels elle souffre, qui vont peut-être la perdre, et des champs plus subtils dans lesquels manifestement une pacification a eu lieu.

Lorsque quelqu’un sait, au plus profond de lui-même, qu’il va vers la mort, il n’a ni envie, ni besoin de mensonge. La vérité transpire par tous les pores de la peau, par le regard, par le comportement. Et quand on travaille sur le corps de telles personnes, c’est extrêmement bouleversant, car c’est l’occasion de leçons de vie absolument incroyables. Jusqu’au dernier moment, la personne est capable de vous regarder sereinement dans les yeux, de vous parler, voire de se préoccuper plus de vous que d’elle…

La liberté contre la sécurité

Dans nos vies, nous avons réduit notre champ de conscience parce que nous sommes en état de survie, voire de survivance. Autrefois, durant les moments de prière, de méditation, on arrivait à faire un peu de silence en nous, pour que des informations venant de zones un peu plus profondes puissent émerger.

Aujourd’hui, le silence n’existe plus dans nos vies. La seule issue dans ces moments-là, c’est que quelque chose se mette à hurler en nous. Ça fait alors très mal. Plus on veut avancer dans la connaissance de soi, plus une grille minimale de lecture de la symbolique du corps va être nécessaire.

Mais en amont de cela, on peut résoudre 80 % des situations en s’arrêtant simplement quelques minutes lorsqu’on a une tension, une maladie ou une souffrance, et en se posant la question :
« de quoi cela me parle-t-il dans ma vie ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Pas lorsqu’on se fait une petite entaille en épluchant un oignon bien sûr ! Mais si on attrape froid trois fois de suite, on a mal au dos, on se met à avoir des migraines de façon répétitive, on se cogne plusieurs fois au même endroit, on a un accident, on se casse quelque chose.

« L’enjeu de cette réflexion sur le corps, l’esprit et l’âme, c’est de mener sa vie différemment »

RochersL’enjeu de cette réflexion sur le corps, l’esprit et l’âme, c’est de mener sa vie différemment, et de laisser des espaces libres et souples en nous où elle puisse s’exprimer. Nous sommes dans des sociétés et des cultures dans lesquelles tout est risque. On dit même que «ça risque de marcher»!

Il y a un virus de l’insécurité et de la peur. La perte du lien avec l’âme et l’esprit se traduit dans un domaine précis de nos vies, qui signe indéniablement la perte de confiance dans la vie et induit la tentation, la recherche absolue de sécurité. Or, on a constaté une chose : plus on est dans le mouvement, dans la liberté, dans l’autonomie, plus les choses qui en apparence apportent de l’insécurité, libèrent en fait la réalité physique, ce qui a pour conséquence une diminution des pathologies.

C’est en fonction de la manière dont l’individu aménagera des espaces de respiration dans sa vie qu’il instaurera un champ de liberté. La peur qui terrorise les individus parce que leur champ conscient est devenu dominant est la peur de la mort. La mort étant la fin du conscient, elle semble être aussi la fin de la vie.

Pourtant, fuyant la mort à tout prix, on l’instaure dans le vivant. Comment donner un sens à la vie sans donner un sens à la mort et dépasser ainsi l’image sclérosante du néant qui lui est associée ? Ne pourrait-on envisager, en cohérence avec ce qui précède, que la mort ne soit pas la rupture du lien, ni l’inverse de la vie, mais plutôt l’inverse de la naissance et un retour aux sources ?

A lire aussi sur ce blog : https://tarotpsychologique.wordpress.com/2013/04/30/michel-odoul-notre-corps-parle-encore-faut-il-savoir-lentendre/

 

Lâcher prise pour plus de sérénité

Dans notre monde d’aujourd’hui, nous menons généralement une vie pressée, avec toujours plus de choses à faire, et nous nous sentons souvent débordés, dépassés. Comment retrouver un peu de sérénité ? Dans Sérénité – 25 histoires d’équilibre intérieur, Christophe André nous donne une des clefs : le lâcher prise.

« Aujourd’hui, lorsque tu es souffrant, tu commences par réagir en adulte : tu as d’abord tendance à considérer ta maladie comme un handicap qui t’empêche de vivre normalement, qui te prive de quelque chose, qui te rend inefficace. Tu as perdu ces capacités d’acceptation de l’enfance, qui te permettaient d’habiter ces instants d’apathie et de lâcher prise sans les juger négativement. Mais te remémorer tous ces souvenirs t’a fait plaisir, t’a fait sourire.

HommePuis réfléchir. Du coup, tu t’es efforcé d’habiter ces heures alitées avec curiosité et acceptation. Tu as essayé de retrouver la sagesse et la paix de tes apathies fébriles du temps de l’enfance, leur saveur douce et apaisante. Tu as songé à ta difficulté à lâcher prise, à te laisser aller à ne rien faire.

Il n’y a que la maladie qui arrive aujourd’hui à t’y contraindre. Tu savais que c’était une erreur, mais à cet instant, tu le sens dans ton corps : tu dois apprendre à lâcher prise même quand tu n’as pas 39°C de fièvre… »

Nous nous épuisons souvent en voulant maîtriser le cours de notre vie. Parfois jusqu’à l’absurde. Sous l’emprise de nos états d’âme anxieux, nous avons souvent l’illusion que le contrôle est une solution efficace, une réponse aux aléas de l’existence, aux incertitudes de l’avenir. Mais le désir de tout placer sous contrôle a pour conséquence un sentiment épuisant de n’avoir jamais fini ce que l’on a à faire. On se condamne à être toujours débordé.

Comme me le racontait un patient : « Un jour, j’ai compris que je ne m’en sortirais jamais. Que je ne pourrais plus continuer à faire face à tout. Alors j’ai pris la seule décision possible : ne plus chercher – justement à faire face à tout ! J’ai décidé que je devais apprendre à vivre au milieu de choses pas faites, et à accepter que je ne les ferai jamais.

Au début, c’était dur : être assis sur le canapé en écoutant de la musique et voir tous les petits bricolages à faire dans la pièce ou penser par association à tous ceux à faire dans la maison, ou me dire à ce moment que je n’avais pas assez aidé mes enfants à mieux comprendre leurs maths…

Tout ça me donnait envie de me relever, de me dire que je n’avais pas le droit d’être assis là tant que tout ça ne serait pas fini. C’est-à-dire jamais… Mais je me suis forcé : je me suis dit que j’avais le droit de me reposer un peu, même si je n’avais pas fini tout ce que j’avais à faire. Je suis donc resté assis de force dans mon canapé à écouter la musique.

Peu à peu, je me suis détendu. Et j’ai continué comme ça pour plein de petits détails. Contrairement à mes prédictions d’avant, en lâchant prise de temps en temps, je ne suis devenu ni clochard ni laxiste. Juste un peu plus cool… »

Ah ! Les innombrables « missions à accomplir » de la pensée anxieuse ! Lorsque nous sommes anxieux, le monde n’est plus composé que de ces missions à accomplir. Du coup, vivre, tout simplement, devient un souci. Et se reposer ou ne rien faire, un péché.

Si nous raisonnons ainsi : « Tu prendras le temps de te reposer, de te faire du bien, de te détendre seulement quand tu auras tout fini », alors nous transformerons notre vie en enfer, ou plutôt en bagne. Nous nous serons réduits nous-mêmes en esclavage.

océan

Pas d’autre solution que d’accepter que le monde nous échappe. A cela, nous devons travailler inlassablement. Cela ne signifie pas qu’il faut se résoudre au chaos : souvent, les anxieux à qui vous faites des suggestions vont prendre vos conseils pour les amener à leur point extrême afin de vous démontrer que non seulement ils ne sont pas applicables mais même dangereux.
« Lâcher prise ? Tu veux que je me foute de tout ?

Tu veux que je ne m’occupe plus de rien ? D’accord, tu vas voir le résultat… » Non, il ne s’agit pas de passer d’un extrême à l’autre. Nous devons juste chercher un point médian, entre le trop et le trop peu ! Juste comprendre que nous ne sommes pas tout-puissants. Que le désordre et l’incertitude sont inhérents au monde vivant et mobile auquel nous appartenons. Que si on n’apprend pas à les tolérer, on va avoir une existence drôlement fatigante.

Nous avons aussi à accepter qu’il y a plein de choses que nous ne ferons jamais ici-bas. Des petites et des grandes. Depuis les albums photos que nous n’aurons jamais le temps de composer jusqu’aux pays où nous n’irons jamais… Petits deuils de notre toute-puissance, de nos appétits de vie.

Triste ? Oui. Mais cette tristesse sera peut-être moins pénible et plus féconde que la tension des chimères (« tout faire ! ») que l’on couve avec énervement. En thérapie, je blague souvent mes patients à ce propos : « J’ai une bonne nouvelle : le monde sans souci dont vous rêvez existe. Et une mauvaise : ça s’appelle le Paradis et ce n’est pas pour tout de suite. En attendant, on va essayer de s’arranger avec ce monde-ci, qui s’appelle la Vie. »

Sérénité : 25 histoires d’équilibre intérieur, Christophe André Éditions Odile Jacob  2012

Son site : http://christopheandre.com/

Son blog : http://psychoactif.blogspot.fr/

Sur le blog : http://spinescent.blogspot.fr/search/label/Christophe%20Andr%C3%A9   vous trouverez des nombreux vidéo et articles

Sérénité : Refusons les fausses urgences

Être serein, c’est refuser les fausses urgences. Pas besoin de se retirer du monde. Même dans des situations difficiles, nous pouvons trouver des bulles d’apaisement. Notre expert de la sérénité, Christophe André, nous dit comment.

Psychiatre et psychothérapeute, il dirige une unité spécialisée dans le traitement des troubles anxieux et phobiques à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, et enseigne à l’université Paris-X. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, tous publiés chez Odile Jacob. Dernier paru : Sérénité, vingt-cinq histoires d’équilibre intérieur (2012).

Psychologies : Comment définiriez-vous la sérénité ?

Christophe André : C’est un bonheur tranquille et connecté. La sérénité est une émotion agréable, même si, contrairement à la joie, elle est de basse intensité. Elle nous plonge dans un état d’apaisement intérieur et d’harmonie avec l’extérieur. Nous éprouvons un sentiment de calme mais il ne s’agit pas d’un repli sur soi, d’un enfermement. Nous nous sentons confiants, en lien avec le monde, cohérents. Nous avons l’impression d’avoir trouvé notre place. 

Comment y accède-t-on ?

Montagnes

Christophe André : C’est un phénomène qui nécessite la réunion de certaines conditions pour surgir. Il est parfois provoqué par le cadre qui nous entoure, comme quand nous atteignons le sommet d’une montagne et que nous contemplons longuement le paysage ; ou que nous assistons au lever ou au coucher du soleil…

Parfois, notre environnement n’y est absolument pas propice, mais nous parvenons pourtant à la sérénité, « de l’intérieur » : par exemple, un état de calme qui nous habite paradoxalement alors que nous sommes compressés dans le métro. La plupart du temps, c’est un phénomène subtil qui émerge quand la vie desserre un peu son étreinte sur nous et quand nous-mêmes lâchons prise.

Mais, pour le ressentir, il est nécessaire d’être dans un état d’esprit ouvert à l’instant présent ; si nous sommes dans la rumination, l’action ou la distraction, c’est beaucoup plus difficile. Quoi qu’il en soit, et comme toutes les émotions positives, la sérénité ne s’éprouve pas de manière continue et permanente. Ce n’est d’ailleurs pas le but recherché. Notre travail consiste à essayer d’augmenter la fréquence de ses apparitions, de les faire durer et de les savourer le plus possible. 

La sérénité consiste-t-elle à nous couper du monde ?

Christophe André : La sérénité suppose effectivement un relatif désengagement vis-à-vis du monde. Nous cessons de vouloir faire quelque chose, obtenir ou contrôler. Ce désengagement ne concerne cependant que l’action. Nous restons réceptifs à ce qui nous entoure. Il ne s’agit pas de se retirer dans sa « forteresse », mais de se mettre en lien avec son environnement.

C’est la conséquence d’un état de présence intense, mais non réactive, à ce qui compose à cet instant notre vie, même si c’est bénin, même si c’est anodin. La sérénité est plus facile à atteindre quand nous baignons dans un environnement magnifique que quand ce dernier est agressif. Il existe néanmoins des moments de sérénité dans le tumulte. Tous ceux qui prennent le temps de s’arrêter pour analyser, ressentir ce qui leur arrive, ce qu’ils éprouvent, arrivent à la sérénité à un moment ou à un autre. 

On associe souvent sérénité et méditation, est-ce la seule voie ?

Christophe André : Non. Il suffit parfois de se connecter à un environnement lui-même serein et de s’en laisser imprégner. Il est également possible d’y arriver par la prière, par une forme de réflexion philosophique sur le sens de la vie. Par le lâcher-prise aussi.

Car ce qui favorise l’émergence de la sérénité, c’est de prendre régulièrement le temps de se poser ; de cesser d’agir, de vouloir, de courir après des résultats, quels qu’ils soient ; d’être dans une présence attentive et respectueuse au monde. Or, il se trouve que c’est précisément ce que la méditation, et particulièrement la pleine conscience, propose. Elle ne nous dit rien d’autre que : « Arrêtez-vous, observez, respirez ! »

Nous avons plus de chances de vivre des instants de sérénité en méditant qu’en surveillant nos e-mails tout en répondant au téléphone et en avalant un sandwich. Nous avons juste à observer le monde tel qu’il est : des objets, des humains, des nuages, des ciels dont nous n’attendons rien. La pleine conscience facilite tout cela, mais elle n’est pas l’unique voie.

Quelles sont les autres voies ?

Christophe André : Deux grandes voies méditatives cohabitent. La première s’appuie sur la focalisation, le rétrécissement du champ de l’attention : il s’agit de ne plus s’intéresser qu’à une chose, son souffle, un mantra, une prière, la flamme d’une bougie… Et d’écarter de la conscience tout ce qui ne concerne pas l’objet choisi pour méditer.

La deuxième voie se concentre sur la technique inverse : ouvrir son attention, être présent à tout, de son mieux, à son souffle, à ses sensations corporelles, aux bruits autour de soi, à tous ses ressentis, à toutes ses pensées. C’est la pleine conscience : au lieu de me focaliser, je fais l’effort permanent d’ouvrir mon esprit à tout ce qui est là, à chaque instant.

Toutes les pratiques méditatives n’ont-elles pas le même objectif ?

Christophe André : Pour certaines, il s’agira de nous rendre beaucoup plus présents au monde auquel nous appartenons, ce que la pleine conscience appelle la « conscience sans objet ». L’intention est de se sentir simplement et fortement en vie. Pour d’autres, il s’agira de poursuivre ce que, par exemple dans le zen, on appelle le satori, un état d’éveil qui nous révèle le monde.

Dans les deux cas, rien d’intellectuel, au contraire : pas d’action, mais une observation tranquille ; pas d’attentes, juste une intention d’intensifier notre présence au monde et de laisser tranquillement venir. D’autres approches encore visent au développement des émotions positives: dans le bouddhisme, c’est le travail sur la compassion, l’altruisme. 

Moine et animal

Et pour nos émotions négatives ?

Christophe André : L’apaisement des émotions négatives est un préalable en général nécessaire à la sérénité. Les pratiques méditatives utilisées dans les cabinets des psys insistent sur ce point. À Sainte-Anne, je travaille beaucoup avec des patients confrontés au stress, à l’anxiété, à la dépression, au ressentiment, à la colère.

Nous leur montrons comment stabiliser son attention sur l’instant présent permet de stabiliser ses émotions. Nous tentons aussi de leur apprendre à établir un rapport différent à ces émotions douloureuses, à ne pas chercher à les contrôler, à essayer de ne pas s’y noyer en les ruminant, et à plutôt les accueillir pour tenter de désamorcer leur influence.

Souvent, le problème, avec les émotions fortes et douloureuses, c’est qu’elles captent toute notre attention. Nous en devenons prisonniers, nous nous identifions à elles, elles nous vampirisent. L’idée est de dire aux patients : « Permettez à ces émotions d’être là, à votre esprit ; mais pas toutes seules, ne leur laissez pas occuper à elles seules tout votre espace mental. Ouvrez aussi votre conscience à votre corps et au monde extérieur pour que l’influence de ces émotions se trouve diluée dans une conscience aussi vaste et ouverte que possible. »

Chercher la sérénité dans l’actuelle situation de crise généralisée que nous traversons, est-ce bien réaliste ?

Christophe André : Je pense que, si les humains ne s’occupent pas de leur équilibre intérieur, s’ils le laissent en friche, ils vont non seulement souffrir davantage, mais aussi être plus manipulables, plus impulsifs. Le travail sur notre intériorité nous rend plus présents. C’est ce que Thomas d’Ansembourg, psychothérapeute spécialisé en communication non violente, appelle
l’« intériorité citoyenne » : prendre soin de notre intériorité va faire de nous de meilleurs humains, plus cohérents, plus respectueux, à l’écoute des autres, moins injustes.

Nous nous engageons de manière plus calme, mais aussi plus tenace. Nous sommes moins
« endoctrinables », plus libres. Et puis la sérénité permet aussi de tenir la distance dans les combats que nous engageons. Nous ne pouvons pas uniquement fonctionner à l’impulsion, à la colère, au ressentiment…

Les grands leaders comme Nelson Mandela, Gandhi, Martin Luther King ont tous cherché à s’en extraire. Ils voient sur le long terme, savent que démarrer par la violence conduit à la violence, à l’agressivité, à la souffrance. La sérénité permet de garder intacte notre capacité à nous indigner et à nous révolter, mais de la manière la plus efficace et adaptée possible.

Est-elle accessible à tous ?

Christophe André : Tout le monde peut accéder à la sérénité, mais tout le monde n’a pas les mêmes aptitudes. Certains partent avec un meilleur capital que d’autres : ils sont émotionnellement plus stables, mieux capables de combattre leur stress…

Une personne avec un tempérament anxieux, élevée dans une famille d’anxieux, une autre dans le sacrifice permanent ou dans la méfiance par rapport au bonheur « parce que ça ramollit » vont avoir du mal à lâcher prise : elles auront toujours tendance à être dans des actions protectrices, anticipatrices.

Elles n’auront pas conscience que nous sommes aussi sur terre pour, de temps en temps, savourer notre existence, admirer, partager, et pas seulement pour nous protéger de l’avenir et de l’adversité. Mais la marge de manœuvre existe et tout le monde peut accéder à davantage de sérénité.

Ne faudrait-il pas aujourd’hui plutôt résister et agir que lâcher prise pour être heureux ?

Christophe André : Comme si les deux étaient incompatibles ! Pour moi, c’est comme si vous opposiez inspirer et expirer ! En réalité, l’action psychologique n’empêche pas l’action politique. Il y a des moments dans la vie où il importe de résister, d’agir, de combattre, et d’autres où il faut lâcher prise, être dans l’acceptation, c’est-à-dire simplement accueillir ses émotions.

Vieille dame

Ce n’est pas démissionner, ni laisser faire, ni se soumettre, ni obéir. Le lâcher-prise, quand il est bien compris, c’est un programme en deux temps – accepter le réel et l’observer puis agir pour le changer – qui permet de ne pas être dans la réaction ou dans l’impulsion guidées par l’émotion brute.

C’est une antichambre de décontamination où nous sondons, examinons les émotions dans un espace mental le plus vaste possible pour essayer de décider ce qu’il sera bon de faire, quel genre d’actions proches de nos valeurs, de nos attentes nous pourrons engager. L’idée est de
« répondre » à ce qui nous arrive avec notre esprit et notre cœur plutôt que de « réagir » dans l’urgence de l’émotion.

C’est une dictature de notre époque de vouloir que les individus soient très réactifs, prennent des décisions importantes immédiatement, un peu comme quand les vendeurs essayent de nous arnaquer en disant : « Si vous ne le prenez pas maintenant, il n’y sera plus ce soir ou demain ! » Notre monde essaye de nous arnaquer en nous faisant croire que l’urgence est partout. La sérénité consiste à refuser les fausses urgences. Elle n’est pas une dérobade face au réel, juste un outil de sagesse et de discernement.

Hélène Fresnel

Le bouddhisme nie-t-il les émotions ?

Un maître bouddhiste reste-t-il toujours zen ? C’est la question que nous avons posée au moine français Matthieu Ricard, interprète et grand ami du dalaï-lama.

Matthieu Ricard, né en France, en 1946, est moine bouddhiste, interprète français du dalaï-lama, traducteur et photographe. Il réside au monastère de Shéchèn, au Népal. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le Moine et le Philosophe, écrit avec son père Jean-François Revel (Pocket, 1999), et L’Art de la méditation (Pocket, 2010).

« Si j’ai encore des émotions ? Je suis vivant, que je sache ! Étymologiquement, l’émotion est ce qui met l’esprit en mouvement (emovere en latin). Donc, à moins d’avoir un encéphalogramme plat, tout être vivant en a !

Les émotions constructives

moine éléphant

Mais toute la question est de savoir de quelle façon votre esprit est “mis en mouvement”. Est-ce d’une manière constructive pour vous-même et pour autrui, ou d’une façon telle que cela nuise à votre bien-être et à celui des autres ? Le bouddhiste utilise le terme de klesha pour désigner toutes ces émotions destructrices, ou dites négatives – non pas au nom d’un jugement moral, mais parce qu’elles génèrent de la souffrance.

La colère, par exemple, que l’on ressent quand notre ego est menacé, quand on nous empêche de faire ce que l’on veut ou quand on nous “prend nos jouets” : c’est la colère égocentrée, destructrice. Celle-là, il faut tout faire pour ne pas en être esclave.

Cela ne veut pas dire qu’il faille l’étouffer, la réprimer comme une bombe à retardement que l’on irait cacher dans un coin de notre tête, mais la laisser s’évanouir, se défaire d’elle-même, et puis… fini ! On n’en parle plus, on passe à autre chose. C’est affaire d’entraînement de l’esprit, ce que permet entre autres la méditation.

Mais la colère s’accompagne aussi d’une grande clarté. Un réveil. Je viens encore d’apprendre qu’une jeune Pakistanaise a été tuée à l’acide par ses parents parce qu’elle avait regardé deux fois un garçon qui passait sur une motocyclette. Comment ne pas être indigné ? En colère ?

Cette colère-là, tant qu’elle n’est pas entachée de la moindre haine, mène directement à la compassion et à l’altruisme. Qui, lorsque c’est possible, se concrétisent par l’action : vous pouvez voir s’il n’y a pas des situations à peu près semblables sur lesquelles vous pourriez intervenir, tenter de contribuer à un changement dans les idées, etc.

Que faire de ses émotions ?

oiseauxL’objectif du bouddhiste n’est pas de réprimer les émotions, même négatives. D’ailleurs, qui le pourrait ? Une fois que l’émotion surgit, inutile de souhaiter qu’elle ne soit pas là : elle y est ! Vous n’avez d’autre choix que de reconnaître sa présence. Simplement, il s’agit de savoir ce que vous faites d’elle : est-ce que vous la laissez passer dans le ciel comme un oiseau qui passe sans laisser de trace ?

Auquel cas, elle ne fera de mal à personne, et dix, cent ou mille autres peuvent bien venir, le ciel restera toujours le même. Ou est-ce que vous vous y agrippez et la laissez envahir votre esprit ? Alors vous en devenez l’esclave. Toutes les études en neurosciences confirment que si vous laissez exploser une émotion à chaque fois qu’elle vient, vous renforcez votre tendance à cette émotion, c’est-à-dire que vous la ressentirez plus facilement et plus souvent. Et cela vaut tout autant pour la colère que pour la compassion !

Ne plus être esclave de ses émotions

Ce qui marque votre progrès sur le chemin, c’est votre capacité à ne plus être l’esclave de vos pensées et émotions comme avant. Vous êtes de plus en plus libre. Mais encore faut-il s’entendre sur cette notion de liberté. Le marin expérimenté, par exemple, est libre d’aller où il souhaite sans dériver sur les récifs, car il maîtrise son bateau.

En revanche, celui qui lâche la barre, au nom de ce qu’il croit être la liberté, affirmant : “Moi, je laisse faire !”, celui-là finira sur les rochers. Cela n’est pas la liberté, c’est la dérive ! Et le lâcher-prise ne doit pas être confondu avec la dérive. Il s’agit de lâcher prise sur ses attachements, sur ses émotions nuisibles, mais pas sur sa vigilance et sa présence d’esprit.

L’entraînement de l’esprit par la méditation permet de développer une sorte de méta-attention, une attention toujours présente et dominante. Ainsi, si vous savez, par expérience, que la colère malveillante ou la jalousie obsédante sont des points faibles chez vous, dès que ces émotions surviennent, vous les repérez, les observez et les laissez passer sans qu’elles vous envahissent. La forêt ne prend feu que si vous n’avez pas repéré l’étincelle.

L’amour altruiste

Mais il ne faudrait pas confondre l’attention, ou l’observation de ses pensées et émotions, avec la rumination : c’est encore un attachement. Et puis, à quoi bon se demander pourquoi telle ou telle émotion me revient sans cesse ? Dans le bouddhisme, vous avez une cinquantaine d’existences passées ; vous avez eu l’occasion d’en faire des vertes et des pas mûres !

Inutile d’aller fouiller dans les archives. L’important, c’est de garder à l’esprit que vous êtes un point de départ. Être lucide sur ce que vous êtes maintenant, gérer chaque émotion au moment où elle survient, cela suffit.

Contrôler ses émotions, c’est aussi, pour le bouddhiste, s’efforcer de faire naître et de cultiver en lui les émotions positives. Comme l’amour altruiste. Soit cela vous est facile, et vous laissez votre esprit se remplir d’un amour inconditionnel.

Soit, pour déclencher cet état d’esprit, vous pouvez penser, par exemple, à un enfant qui vient vers vous plein de confiance, et n’avoir pour lui d’autre souhait qu’il grandisse en sécurité, en bonne santé, qu’il s’épanouisse… Partant de là, vous aurez reconnu ce goût particulier de l’altruisme, vous pourrez le laisser envahir votre esprit, et ce, pendant dix minutes, puis quinze, puis une heure, puis toute la journée. Au lieu de ne durer que dix secondes, une émotion positive vous aura porté tout ce temps !

Outre la méditation, cette progression dans la gestion de ses émotions tient à l’expérience, à la connaissance de ses échecs et réussites passés, mais aussi à des modèles. Si vous avez, en mémoire ou sous les yeux, une personne qui, en toutes circonstances, a montré sa capacité à gérer ses émotions et à faire preuve d’un amour altruiste, d’une compassion sans fin, c’est un formidable point de repère !

Compassion et force d’âme

Dalai LamaJ’ai la chance d’avoir, entre autres points de repère, le dalaï-lama… Dont j’ai pu constater qu’il verse souvent des larmes ; je l’ai entendu dire que, depuis une vingtaine d’années, il pleure presque chaque matin durant sa méditation, en pensant à la souffrance des êtres. Voilà, pour le bouddhiste, l’émotion positive par excellence : la compassion. Et voilà la fin de l’ego. Pleurer sur soi, quel intérêt ?

Lorsque je suis auprès de lui, ou même seul dans mon ermitage avec, face à moi, l’Himalaya, je me dis que ce n’est pas concevable d’avoir des émotions négatives. Se laisser prendre par la haine, par l’envie, par la jalousie… tout cela est tellement loin de la présence éveillée ! Mais cela ne signifie pas que la sérénité de l’esprit ne se cultive que sur les hauteurs de l’Himalaya !

Si vous faites des retraites, ce n’est pas pour fuir tout ce qui pourrait générer des émotions négatives : c’est pour engendrer les ressources intérieures qui permettent de gérer tout cela avec compassion et altruisme. Vous méditez pour essayer de mieux connaître le fonctionnement de votre esprit, de cultiver des états mentaux positifs, constructifs, une liberté par rapport à vos émotions qui vous permettra, lorsque vous serez confronté à la réalité ordinaire, de ne pas être emporté comme plume au vent.

À travers l’association que j’ai fondée, Karuna-Shéchèn1, qui a déjà accompli plus de cent projets humanitaires – écoles, cliniques… –, nous sommes sans cesse confrontés à la corruption, aux conflits d’ego… Certains suggèrent que, pour y faire face, soient mises en place des formations à l’action humanitaire.

Certes, mais il me semble que la meilleure des formations, c’est de passer des mois à développer la compassion et une force d’âme telle que vous ne soyez pas vulnérable aux obstacles rencontrés, aux tempéraments difficiles, aux frictions humaines, au manque de gratitude… Le bouddhiste ne vit pas hors du réel et des émotions. D’ailleurs, à quoi pense-t-il lorsqu’il veut développer l’amour altruiste et la compassion ? À la souffrance des êtres ! Et il n’a pas besoin de la télé pour se la représenter avec force ! »

Confidences de Matthieu Ricard

Qu’est-ce qui vous trouble, Matthieu Ricard ?

L’émotion qui vous saisit le plus facilement : Je les ai toutes ! Parce que je suis loin d’avoir atteint l’éveil…

Ce qui vous met en colère : Ce n’est pas une émotion que je connais tellement…

Ce qui vous met en joie : Etre témoin du bel aspect de la nature humaine, quand je vois s’exprimer la bonté, la gratitude, la compassion… Alors, même si ce n’est pas encore parfait, il faut s’en réjouir, célébrer ! La libération d’Aung San Suu Kyi, par exemple, a été une grande joie.

Vos émotions d’enfant : Je n’étais pas très émotif, il paraît que j’étais plutôt grognon. Je lisais beaucoup, je passais mon temps libre à m’émerveiller de la nature, à faire de l’ornithologie, de la photographie…

Une rencontre : Celle de Kyabjé Kangyour Rinpoché, mon premier maître spirituel, en 1967. Avant, j’avais eu la chance de fréquenter de grands génies, dans les sciences, les arts, l’exploration. J’avais pu envier leurs capacités, mais sans ressentir l’envie d’être ce qu’ils étaient. Face à lui, soudain, peu m’importaient ses connaissances, je n’ai eu qu’un souhait : devenir un jour un tout petit peu comme lui, apprendre à cultiver cette même manière d’être. Il m’a enfin donné une direction claire dans l’existence.

Ce qu’il vous manque pour être tout à fait maître de vos émotions : Tout ce qu’il manque à celui qui n’a pas atteint l’éveil ! Mais l’important, c’est d’être sur le chemin. Quand vous marchez dans les montagnes, parfois, vous vous apercevez qu’il faut descendre de deux mille mètres pour remonter ensuite de mille cinq cents, alors qu’à vol d’oiseau votre objectif est à un kilomètre. Parfois le temps est sublime, parfois il grêle. Mais toujours, vous avez la joie, en forme d’effort, qui est de poursuivre le but que vous vous êtes fixé et qui vous inspire à chaque pas.

Anne-Laure Gannac  pour le magazine Psychologies

 

Lâcher prise pour plus de sérénité

Dans notre monde d’aujourd’hui, nous menons généralement une vie pressée, avec toujours plus de choses à faire, et nous nous sentons souvent débordés, dépassés. Comment retrouver un peu de sérénité ? Dans Sérénité – 25 histoires d’équilibre intérieur, Christophe André nous donne une des clefs : le lâcher prise.

« Aujourd’hui, lorsque tu es souffrant, tu commences par réagir en adulte : tu as d’abord tendance à considérer ta maladie comme un handicap qui t’empêche de vivre normalement, qui te prive de quelque chose, qui te rend inefficace. Tu as perdu ces capacités d’acceptation de l’enfance, qui te permettaient d’habiter ces instants d’apathie et de lâcher prise sans les juger négativement. Mais te remémorer tous ces souvenirs t’a fait plaisir, t’a fait sourire.

HommePuis réfléchir. Du coup, tu t’es efforcé d’habiter ces heures alitées avec curiosité et acceptation. Tu as essayé de retrouver la sagesse et la paix de tes apathies fébriles du temps de l’enfance, leur saveur douce et apaisante. Tu as songé à ta difficulté à lâcher prise, à te laisser aller à ne rien faire.

Il n’y a que la maladie qui arrive aujourd’hui à t’y contraindre. Tu savais que c’était une erreur, mais à cet instant, tu le sens dans ton corps : tu dois apprendre à lâcher prise même quand tu n’as pas 39°C de fièvre… »

Nous nous épuisons souvent en voulant maîtriser le cours de notre vie. Parfois jusqu’à l’absurde. Sous l’emprise de nos états d’âme anxieux, nous avons souvent l’illusion que le contrôle est une solution efficace, une réponse aux aléas de l’existence, aux incertitudes de l’avenir. Mais le désir de tout placer sous contrôle a pour conséquence un sentiment épuisant de n’avoir jamais fini ce que l’on a à faire. On se condamne à être toujours débordé.

Comme me le racontait un patient : « Un jour, j’ai compris que je ne m’en sortirais jamais. Que je ne pourrais plus continuer à faire face à tout. Alors j’ai pris la seule décision possible : ne plus chercher – justement à faire face à tout ! J’ai décidé que je devais apprendre à vivre au milieu de choses pas faites, et à accepter que je ne les ferai jamais.

Au début, c’était dur : être assis sur le canapé en écoutant de la musique et voir tous les petits bricolages à faire dans la pièce ou penser par association à tous ceux à faire dans la maison, ou me dire à ce moment que je n’avais pas assez aidé mes enfants à mieux comprendre leurs maths…

Tout ça me donnait envie de me relever, de me dire que je n’avais pas le droit d’être assis là tant que tout ça ne serait pas fini. C’est-à-dire jamais… Mais je me suis forcé : je me suis dit que j’avais le droit de me reposer un peu, même si je n’avais pas fini tout ce que j’avais à faire. Je suis donc resté assis de force dans mon canapé à écouter la musique.

Peu à peu, je me suis détendu. Et j’ai continué comme ça pour plein de petits détails. Contrairement à mes prédictions d’avant, en lâchant prise de temps en temps, je ne suis devenu ni clochard ni laxiste. Juste un peu plus cool… »

Ah ! Les innombrables « missions à accomplir » de la pensée anxieuse ! Lorsque nous sommes anxieux, le monde n’est plus composé que de ces missions à accomplir. Du coup, vivre, tout simplement, devient un souci. Et se reposer ou ne rien faire, un péché.

Si nous raisonnons ainsi : « Tu prendras le temps de te reposer, de te faire du bien, de te détendre seulement quand tu auras tout fini », alors nous transformerons notre vie en enfer, ou plutôt en bagne. Nous nous serons réduits nous-mêmes en esclavage.

océan

Pas d’autre solution que d’accepter que le monde nous échappe. A cela, nous devons travailler inlassablement. Cela ne signifie pas qu’il faut se résoudre au chaos : souvent, les anxieux à qui vous faites des suggestions vont prendre vos conseils pour les amener à leur point extrême afin de vous démontrer que non seulement ils ne sont pas applicables mais même dangereux. « Lâcher prise ? Tu veux que je me foute de tout ?

Tu veux que je ne m’occupe plus de rien ? D’accord, tu vas voir le résultat… » Non, il ne s’agit pas de passer d’un extrême à l’autre. Nous devons juste chercher un point médian, entre le trop et le trop peu ! Juste comprendre que nous ne sommes pas tout-puissants. Que le désordre et l’incertitude sont inhérents au monde vivant et mobile auquel nous appartenons. Que si on n’apprend pas à les tolérer, on va avoir une existence drôlement fatigante.

Nous avons aussi à accepter qu’il y a plein de choses que nous ne ferons jamais ici-bas. Des petites et des grandes. Depuis les albums photos que nous n’aurons jamais le temps de composer jusqu’aux pays où nous n’irons jamais… Petits deuils de notre toute-puissance, de nos appétits de vie.

Triste ? Oui. Mais cette tristesse sera peut-être moins pénible et plus féconde que la tension des chimères (« tout faire ! ») que l’on couve avec énervement. En thérapie, je blague souvent mes patients à ce propos : « J’ai une bonne nouvelle : le monde sans souci dont vous rêvez existe. Et une mauvaise : ça s’appelle le Paradis et ce n’est pas pour tout de suite. En attendant, on va essayer de s’arranger avec ce monde-ci, qui s’appelle la Vie. »

Sérénité : 25 histoires d’équilibre intérieur, Christophe André
Editions Odile Jacob (Septembre 2012 ; 158 pages)

Son site : http://christopheandre.com/

Son blog : http://psychoactif.blogspot.fr/

Sur le blog : http://spinescent.blogspot.fr/search/label/Christophe%20Andr%C3%A9

Vous trouverez des nombreux vidéo et articles

Sur ce blog : https://tarotpsychologique.wordpress.com/2012/05/03/christophe-andre-vivre-en-pleine-conscience/

https://tarotpsychologique.wordpress.com/2012/05/25/christophe-andre-nos-etats-dame-sont-une-porte-vers-leveil/

https://tarotpsychologique.wordpress.com/2012/07/25/christophe-andre-nos-relations-nourricieres-ou-vampiriques/

Jean Klein : L’insondable silence

 Qu’est-ce qui vous a poussé à vous rendre en Inde ?

Une mise en demeure intérieure de trouver la paix, d’arriver à ce centre d’autonomie où l’on est simplement soi, libre de toute stimulation. Mon voyage n’avait pas pour but la recherche d’une nouvelle croyance. Dès le début, j’étais persuadé qu’il existait un noyau de l’être indépendant de toute société, de tout contexte extérieur et je sentais l’urgence d’aller jusqu’au bout de ma conviction.

Une fois en Inde, dans un environnement complètement nouveau, toute référence à un état antérieur disparut. Privé de tout critère de jugement, je fus amené à une ouverture, une disponibilité à toute chose et je fus surpris de rencontrer si vite l’homme qui allait devenir mon maître. C’est le maître qui vous trouve, dans la conscience de vous-même.

Rencontre avec mon maître

Chaque fois que je vous rencontre, je suis étonné de votre joie. Est-ce que ce bonheur provient des circonstances extérieures ? – Il ne dépend de rien d’extérieur. Il brille de lui-même. – Pouvez-vous m’y conduire ? – Oui.

L’Éveil

La soif de liberté doit être dévorante. Seulement, cela ne s’apprend ni ne s’acquiert, cela surgit de l’investigation de soi-même. Dans cette investigation, s’élève un pré-sentiment. C’est la réalité qui vous interpelle et c’est ce pressentiment qui vous dote d’une extraordinaire ardeur, au point d’en perdre le sommeil. Le pré-sentiment vient de ce qui est pré-senti. C’est le reflet de la vérité. C’est une orientation spontanée qui se produit quand la dispersion se résorbe en un point.

L’ego devient plus transparent et dans cette transparence, l’énergie investie sur quantité de sujet se trouve orientée. Ce qui fut important pour moi, ce furent ces moments où, face à moi-même, je me percevais comme non comblé. Ceci me poussa à intensifier mes investigations.

Indes

Quand vous percevez ce manque directement sans le conceptualiser, c’est un vrai tourment. Ces épreuves vous sortent d’une espèce de confort complaisant de votre mode de vie habituel. L’enseignement pointe directement vers ce qui ne peut s’enseigner. Les mots, les actions sont des béquilles et ce support perd graduellement de sa consistance, jusqu’à ce que vous vous trouviez soudain dans le non-état qui ne peut-être enseigné.

Les vieux schémas de pensée, d’action, d’identification erronée avec le corps avaient perdu leur consistance. Ce fut le passage de la dispersion à l’orientation, un accroissement du prés-sentiment de la vérité. Cela devient une présence de plus en plus forte et de moins en moins un concept.

Cette compréhension de l’Être donna une nouvelle direction à ma vie. Tout était perçu d’une manière nouvelle, je devins plus clairvoyant. Bien que ce changement n’ait pas été le fruit de la volonté, une bonne part de ce qui avait occupé ma vie disparut. Les objets, l’avoir et le devenir avaient perdu leur attrait. Je n’avais fait ni ajout, ni rejet. J’étais seulement devenu conscient d’une clarté et de cette prise de conscience s’ensuivit une transformation spontanée.

Mon maître m’expliqua que cette clarté qui semblait avoir une raison extérieure était réellement une lumière reflétée par le Soi. Dans mes méditations, j’étais visité par cette lumière, attirée par elle, et cela me donna une autre compréhension de mes actions, de mes pensées et de mes perceptions. Mon écoute devient libre de projection. Cette écoute non-orientée me rendit réceptif, alerte, en dehors de toute anticipation.

Un changement complet survient un soir, sur Marine Drive à Bombay. Je regardais les oiseaux et soudain, je fus entièrement saisi par eux, comme si tout cela se passait en moi. J’eu réellement connaissance, conscience de moi-même. Le matin suivant, face à la variété de la vie quotidienne, je sus que ma compréhension de l’Être était une réalité. La vie coulait sans interférence de l’ego. Je me trouvais dans une paix incomparable.

Toute séparation entre vous et moi disparut dans l’Unité. Je me connus dans l’immédiat de l’instant présent, dans une liberté, plénitude, une joie pure. Je ressentais une totale gratitude et non un sentiment traversé d’affectivité. Mon maître m’avait donné la compréhension de la vérité, j’en vivais la lumineuse réalité.

Extraits de L’insondable silence – Éditions Les Deux Océans.

La vidéo est en anglais mais facile à comprendre