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Je ne suis que ton reflet dans le miroir

Il y avait une fois un jeune prince qui trouvait les gens autour de lui méchants et égoïstes. Il en parla un jour à son précepteur qui était un homme sage et avisé et qui confia une bague au prince.

– « Cette bague est magique. Si tu la tournes trois fois sur elle-même, un génie t’apparaîtra. Toi seul le verras. Chaque fois que tu seras insatisfait des gens, appelle-le. Il te conseillera. Mais fais attention : ce génie ne dit la vérité que si on ne le croit pas. Il cherchera sans cesse à te tromper. »

Un jour, le prince entra dans une violente colère contre un dignitaire de la cour qui avait agi contre ses intérêts. Il fit tourner trois fois la bague. Aussitôt, le génie apparut :

– « Donne-moi ton avis sur les agissements de cet homme » dit le prince.

– « S’il a fait quelque chose contre toi, il est indigne de te servir. Tu dois l’écarter ou le soumettre. » À ce moment, le prince se souvint des paroles étranges de son précepteur.

– « Je doute que tu me dises la vérité », dit le prince.

– « Tu as raison », dit le génie, « je cherchais à te tromper. Tu peux bien sûr asservir cet homme, mais tu peux aussi profiter de ce désaccord pour apprendre à négocier, à traiter avec lui et trouver des solutions qui vous satisfassent tous deux. »

Parcourant un jour la ville avec quelques compagnons, le prince vit une immense foule entourer un prédicateur populaire. Il écouta un instant le prêche de cet homme et fut profondément choqué par des paroles qui contrastaient violemment avec ses propres convictions. Il appela le génie.

– « Que dois-je faire ? »

– « Fais-le taire ou rends-le inoffensif », dit le génie. « Cet homme défend des idées subversives. Il est dangereux pour toi et pour tes sujets. » Cela me paraît juste, pensa le prince. Mais il mit néanmoins en doute ce que le génie avait dit.

-« Tu as raison », dit le génie, « je mentais. Tu peux neutraliser cet homme. Mais tu peux aussi examiner ses croyances, remettre en cause tes propres certitudes et t’enrichir de vos différences. »


Pour l’anniversaire du prince, le roi fit donner un grand bal où furent conviés rois, reines, princes et princesses. Le prince s’éprit d’une belle princesse qu’il ne quitta plus des yeux et qu’il invita maintes fois à danser sans jamais oser lui déclarer sa flamme. Un autre prince invita à son tour la princesse. Notre prince sentit monter en lui une jalousie profonde. Il appela alors son génie.

– « Que dois-je faire, selon toi ? » 

– « C’est une crapule », répondit le génie. « Il veut te la prendre. Provoque-le en duel et tue-le. » Sachant que son génie le trompait toujours, le prince ne le crut pas.

– « Tu as raison », dit le génie, « je cherchais à te tromper. Ce n’est pas cet homme que tu ne supportes pas, ce sont les démons de tes propres peurs qui se sont éveillés quand tu as vu ce prince danser avec la princesse. Tu as peur d’être délaissé, abandonné, rejeté. Tu as peur de ne pas être à la hauteur. Ce qui se réveille en toi dans ces moments pénibles te révèle quelque chose sur toi-même. »

À l’occasion de la réunion du grand conseil du royaume, un jeune noble téméraire critiqua à plusieurs reprises le prince et lui reprocha sa façon de gérer certaines affaires du royaume. Le prince resta cloué sur place face à de telles attaques et ne sut que répondre. L’autre continua de plus belle et à nouveau le prince se tut, la rage au cœur. Il fit venir le génie et l’interrogea.

– « Ôte-lui ses titres de noblesse et dépouille-le de ses terres », répondit le génie. « Cet homme cherche à te rabaisser devant les conseillers royaux. »

– « Tu as raison », dit le prince. Mais il se ravisa et se souvint que le génie mentait.

– « Dis-moi la vérité » continua le prince.

– « Je vais te la dire », rétorqua le génie. « Même si cela ne te plaît pas. Ce ne sont pas les attaques de cet homme qui t’ont déplu, mais l’impuissance dans laquelle tu t’es retrouvé et ton incapacité à te défendre. »

Un jour, dans une auberge, le prince vit un homme se mettre dans une colère terrible et briser tables et chaises. Il voulut punir cet homme. Mais il demanda d’abord conseil au génie.

– « Punis-le », dit le génie. « Cet homme est violent et dangereux. »

– « Tu me trompes encore », dit le prince.

– « C’est vrai. Cet homme a mal agi. Mais si tu ne supportes pas sa colère, c’est avant tout parce que tu es toi-même colérique et que tu n’aimes pas te mettre dans cet état. Cet homme est ton miroir. »

Une autre fois, le prince vit un marchand qui voulait fouetter un jeune garçon qui lui avait volé un fruit. Le prince avait vu filer le vrai voleur. Il arracha le fouet des mains du marchand et était sur le point de le battre lorsqu’il se ravisa.

– « Que m’arrive-t-il ? », dit-il au génie. « Pourquoi cette scène m’a-t-elle mis dans cet état ? »

– « Cet homme mérite le fouet pour ce qu’il a fait », répondit le génie.

– « Me dis-tu la vérité ? »

– « Non », dit le génie. « Tu as réagi si fortement parce que l’injustice subie par ce garçon t’a rappelé une injustice semblable subie autrefois. Cela a réveillé en toi une vieille blessure. »

Alors le prince réfléchit à tout ce que le génie lui avait dit.

– « Si j’ai bien compris », dit-il au génie, « personne ne peut m’énerver, me blesser ou me déstabiliser. »

– « Tu as bien compris », dit le génie. « Ce ne sont pas les paroles ou les actes des autres qui te dérangent ou que tu n’aimes pas, mais les vieux démons qui se réveillent en toi à cette occasion : tes peurs, tes souffrances, tes failles, tes frustrations. 

Si tu jettes une mèche allumée dans une jarre d’huile, celle-ci s’enflammera. Mais si la jarre est vide ou qu’elle contient de l’eau, la mèche s’éteindra d’elle-même.

Ton agacement face aux autres est comme un feu qui s’allume en toi et qui peut te brûler, te consumer, te détruire. Mais il peut aussi t’illuminer, te forger, te façonner et faire de l’autre un allié sur le chemin de ta transformation. Toute rencontre difficile devient alors une confrontation avec toi-même, une épreuve, une initiation. »

– « J’ai besoin de savoir encore une chose », dit le prince. « Qui es-tu ? »

– « Je suis, moi aussi, ton reflet dans le miroir. »

Charles Brulhart

Les trois portes de la sagesse

Un Roi avait pour fils unique un jeune Prince courageux, habile et intelligent. Pour parfaire son apprentissage de la Vie, il l’envoya auprès d’un Vieux Sage.

– Eclaire-moi sur le Sentier de la Vie, demanda le Prince.

– Mes paroles s’évanouiront comme les traces de tes pas dans le sable, répondit le Sage. Cependant je veux bien te donner quelques indications. Sur ta route, tu trouveras 3 portes. Lis les préceptes indiqués sur chacune d’entre elles. Un besoin irrésistible te poussera à les suivre. Ne cherche pas à t’en détourner, car tu serais condamné à revivre sans cesse ce que tu aurais fui. Je ne puis t’en dire plus. Tu dois éprouver tout cela dans ton cœur et dans ta chair. Va, maintenant. Suis cette route, droit devant toi.

Le Vieux Sage disparut et le Prince s’engagea sur le Chemin de la Vie. Il se trouva bientôt face à une grande porte sur laquelle on pouvait lire :


Change le monde

« C’était bien là mon intention, pensa le Prince, car si certaines choses me plaisent dans ce monde, d’autres ne me conviennent pas. »  Et il entama son premier combat. Son idéal, sa fougue et sa vigueur le poussèrent à se confronter au monde, à entreprendre, à conquérir, à modeler la réalité selon son désir. Il y trouva le plaisir et l’ivresse du conquérant, mais pas l’apaisement du cœur. Il réussit à changer certaines choses mais beaucoup d’autres lui résistèrent. Bien des années passèrent.

Un jour il rencontra le Vieux Sage qui lui demande :

– Qu’as-tu appris sur le chemin ?

– J’ai appris, répondit le Prince, à discerner ce qui est en mon pouvoir et ce qui m’échappe, ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas.

– C’est bien, dit le Vieil Homme. Utilise tes forces pour agir sur ce qui est en ton pouvoir. Oublie ce qui échappe à ton emprise.

Et il disparut. Peu après, le Prince se trouva face à une seconde porte. On pouvait y lire:


Change les autres

« C’était bien là mon intention, pensa-t-il. Les autres sont source de plaisir, de joie et de satisfaction mais aussi de douleur, d’amertume et de frustration. »  Et il s’insurgea contre tout ce qui pouvait le déranger ou lui déplaire chez ses semblables. Il chercha à infléchir leur caractère et à extirper leurs défauts. Ce fut là son deuxième combat. Bien des années passèrent.

Un jour, alors qu’il méditait sur l’utilité de ses tentatives de changer les autres, il croisa le Vieux Sage qui lui demanda :

– Qu’as-tu appris sur le chemin ?

– J’ai appris, répondit le Prince, que les autres ne sont pas la cause ou la source de mes joies et de mes peines, de mes satisfactions et de mes déboires. Ils n’en sont que le révélateur ou l’occasion. C’est en moi que prennent racine toutes ces choses.

– Tu as raison, dit le Sage. Par ce qu’ils réveillent en toi, les autres te révèlent à toi-même. Soit reconnaissant envers ceux qui font vibrer en toi joie et plaisir. Mais sois-le aussi envers ceux qui font naître en toi souffrance ou frustration, car à travers eux la Vie t’enseigne ce qui te reste à apprendre et le chemin que tu dois encore parcourir.

Et le Vieil Homme disparut. Peu après, le Prince arriva devant une porte où figuraient ces mots :


Change toi toi-même

« Si je suis moi-même la cause de mes problèmes, c’est bien ce qui me reste à faire, » se dit-il. Et il entama son troisième combat. Il chercha à infléchir son caractère, à combattre ses imperfections, à supprimer ses défauts, à changer tout ce qui ne lui plaisait pas en lui, tout ce qui ne correspondait pas à son idéal. Après bien des années de ce combat où il connut quelque succès mais aussi des échecs et des résistances, le Prince rencontra le Sage qui lui demanda :

– Qu’as-tu appris sur le chemin ?

– J’ai appris, répondit le Prince, qu’il y a en nous des choses qu’on peut améliorer, d’autres qui nous résistent et qu’on n’arrive pas à briser.

– C’est bien, dit le Sage.

– Oui, poursuivit le Prince, mais je commence à être las de ma battre contre tout, contre tous, contre moi-même. Cela ne finira-t-il jamais ? Quand trouverai-je le repos ? J’ai envie de cesser le combat, de renoncer, de tout abandonner, de lâcher prise.

– C’est justement ton prochain apprentissage, dit le Vieux Sage. Mais avant d’aller plus loin, retourne-toi et contemple le chemin parcouru.

Et il disparut.

Regardant en arrière, le Prince vit dans le lointain la troisième  porte et s’aperçut qu’elle portait sur sa face arrière une inscription qui disait :

Accepte toi toi-même

Le Prince s’étonna de ne point avoir vu cette inscription lorsqu’il avait franchi la porte la première fois, dans l’autre sens. « Quand on combat on devient aveugle, se dit-il. » Il vit aussi, gisant sur le sol, éparpillé autour de lui, tout ce qu’il avait rejeté et combattu en lui : ses défauts, ses ombres, ses peurs, ses limites, tous ses vieux démons. Il apprit alors à les reconnaître, à les accepter, à les aimer. Il apprit à s’aimer lui-même sans plus se comparer, se juger, se blâmer. Il rencontra le Vieux Sage qui lui demanda :

– Qu’as-tu appris sur le chemin ?

– J’ai appris, répondit le Prince, que détester ou refuser une partie de moi, c’est me condamner à ne jamais être en accord avec moi-même. J’ai appris à m’accepter moi-même, totalement, inconditionnellement.

– C’est bien, dit le Vieil Homme, c’est la première Sagesse. Maintenant tu peux repasser la troisième  porte.

A peine arrivé de l’autre côté, le Prince aperçut au loin la face arrière de la seconde porte et y lut:


Accepte les autres

Tout autour de lui il reconnut les personnes qu’il avait côtoyées dans sa vie ; celles qu’il avait aimées comme celles qu’il avait détestées. Celles qu’il avait soutenues et celles qu’il avait combattues. Mais à sa grande surprise, il était maintenant incapable de voir leurs imperfections, leurs défauts, ce qui autrefois l’avait tellement gêné et contre quoi il s’était battu.

Il rencontra à nouveau le Vieux Sage :

– Qu’as-tu appris sur le chemin ? demanda ce dernier.

– J’ai appris, répondit le Prince, qu’en étant en accord avec moi-même, je n’avais plus rien à reprocher aux autres, plus rien à craindre d’eux. J’ai appris à accepter et à aimer les autres totalement, inconditionnellement.

– C’est bien, dit le Vieux Sage. C’est la seconde Sagesse. Tu peux franchir à nouveau la deuxième porte.

Arrivé de l’autre côté, le Prince aperçut la face arrière de la première porte et y lut :


Accepte le monde

« Curieux, se dit-il, que je n’aie pas vu cette inscription la première fois. » Il regarda autour de lui et reconnut ce monde qu’il avait cherché à conquérir, à transformer, à changer. Il fut frappé par l’éclat et la beauté de toute chose. Par leur perfection. C’était pourtant le même monde qu’autrefois. Était-ce le monde qui avait changé ou son regard ? Il croisa le Vieux Sage qui lui demanda :

– Qu’as-tu appris sur le chemin ?

– J’ai appris, dit le Prince, que le monde est le miroir de mon âme. Que mon âme ne voit pas le monde, elle se voit dans le monde. Quand elle est enjouée, le monde lui semble gai. Quand elle est accablée, le monde lui semble triste. Le monde, lui, n’est ni triste ni gai. Il est là ; il existe ; c’est tout. Ce n’était pas le monde qui me troublait, mais l’idée que je m’en faisais. J’ai appris à accepter sans le juger, totalement, inconditionnellement.

– C’est la troisième Sagesse, dit le Vieil Homme. Te voilà à présent en accord avec toi-même, avec les autres et avec le Monde.

Un profond sentiment de paix, de sérénité, de plénitude envahit le Prince. Le Silence l’habita.

– Tu es prêt, maintenant, à franchir le dernier Seuil, dit le Vieux Sage, celui du passage du silence de la plénitude à la Plénitude du Silence.

Et le Vieil Homme disparut.

Charles Brulhart

 

Épictète m’a appris à lâcher prise

Laurent Gounelle s’est replongé dans l’œuvre du stoïcien et y a puisé des conseils pour vivre dans le monde d’aujourd’hui, des « concepts applicables par chacun dans sa vie ». Une philosophie du bonheur qu’il décrypte pour Clés en cinq citations.

Épictète

Ce ne sont pas les choses qui troublent les hommes, mais les évaluations prononcées sur les choses

Notre réaction aux événements est en grande partie guidée par nos filtres, nos croyances, notre ego. Nous interprétons les faits, les étiquetons, leur donnons un sens subjectif. C’est donc souvent notre évaluation qui est responsable de ce que l’on ressent, plus que la chose évaluée.

Nous affirmons qu’il ne fait pas beau, alors que la pluie, en soi, est neutre.  Pour Épictète, notre énergie doit être au service de l’élévation de notre raison : si l’on ne peut contrôler les événements, on peut apprendre à choisir notre réaction. Et si cet apprentissage passait par une phase d’acceptation ? C’est parce que j’accepte les choses que je cesse de les juger compulsivement.

Ne cherche pas à faire que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille les événements comme ils arrivent, et le cours de ta vie sera heureux

Un des éléments-clés de la philosophie d’Épictète repose sur la nécessaire distinction entre ce qui est de notre ressort (le jugement, l’impulsion, le désir…) et ce qui ne l’est pas (l’avoir, la réputation, le pouvoir…).

Quand les événements ne se déroulent pas comme on l’aurait souhaité, accepter ce qui survient, sans résignation ni regret, permet de rester centré, en phase avec l’instant présent, sans s’abîmer dans la colère, l’amertume ou le pénible sentiment d’impuissance.

L’ancien proactif que j’étais a découvert un certain plaisir à se laisser aller à accepter ce qui arrive sans chercher à reprendre en main les rênes d’un destin qui, pour une part au moins, nous échappe. Se glisser dans le flot de la vie et accueillir ce qu’elle nous donne…

Combien de temps différeras-tu encore de te juger toi-même digne du meilleur, et de ne transgresser en rien ce que décide la raison ? […] Quel maître attends-tu donc encore pour lui confier le soin d’accomplir ta propre correction ?

Ces questions m’interpelèrent, il y a des années, alors que je parcourais le monde à la rencontre de sages, de mentors et de maîtres spirituels. Elles furent un choc. Ce que je recherchais avidement à l’extérieur, c’était à l’intérieur de moi-même que je pouvais le trouver. La sagesse devait émerger du tréfonds de mon âme. « Fouille au-­dedans », conseillait Marc Aurèle, lui-même profondément influencé par la pensée d’Épictète.

L’empereur philosophe affirmait : « Il est absolument évident qu’il n’y a dans la vie nulle situation plus propice à la philosophie que celle où tu te trouves maintenant ! » Une phrase qui me vient souvent à l’esprit quand je dois affronter une situation désagréable…

Personne d’autre ne te nuira si toi, tu ne le veux pas. On te nuira à partir du moment où tu jugeras que l’on te nuit

Nous pouvons, en effet, décider de ne pas nous laisser atteindre par un événement extérieur, et choisir délibérément de conserver notre sérénité. Cette attitude ne nous est pas forcément naturelle, mais si nous en faisons l’effort initial, le bénéfice que nous en retirons est tel que nous en adoptons vite l’habitude.

Imaginez que vous parveniez à n’être en rien touché par la mauvaise action d’un autre à votre égard, par une injure, une marque de mépris, le jugement d’un collègue ou d’un voisin. Quelle liberté ! Quel bonheur !

Le maître de chacun est celui qui a pouvoir  sur ce que chacun veut ou ne veut pas, pour le lui dispenser ou le lui enlever. Donc : celui qui veut résolument être libre, qu’il ne veuille ni ne fuie rien de ce qui est à la portée d’autres que lui ; sinon, de toute nécessité, il sera esclave

La substance du bien est dans ce qui est à notre portée. Une seule voie conduit à la liberté : le dédain pour ce qui est hors de notre pouvoir, pour ce qui ne dépend pas de notre raison. Ainsi, celui qui brigue des honneurs, ou même simplement l’estime des autres, perd sa liberté au profit de ceux dont dépend son objectif. C’est pourquoi Épictète affirme par ailleurs : « Tu peux être invincible si tu ne descends jamais dans l’arène d’une lutte où il n’est pas à ta portée de vaincre.

L’Homme qui voulait être heureux (2008) – Éditions Anne Carrière
Les dieux voyagent toujours incognito  (2010) – Éditions Anne Carrière
Le philosophe qui n’était pas sage (2012) – Coédition Plon – Kero
Le jour où j’ai appris à vivre (2014) – Éditions Kero

Il faut lâcher, même le lâcher-prise

Comment être maître de son existence sans tomber dans l’hypercontrôle ? Quand savoir s’abandonner sans pour autant se résigner ? À l’occasion de la sortie de son ouvrage, Petit traité de l’abandon, le philosophe Alexandre Jollien nous livre quelques-uns de ses secrets pour agir, et non pas réagir.

Lâcher prise

Psychologies : Comment entendez-vous l’expression « prendre sa vie en main » ?

Alexandre Jollien : Longtemps, j’ai cru que cela signifiait maîtriser sa vie. Tenter de tout maîtriser. Par exemple, j’avais souvent des envies de changements radicaux, je prenais de grandes résolutions : « Demain, je ferai ceci et tout ira bien, je ferai cela et ma vie sera parfaite. » Mais sans rien tenir sur le long terme.

Parce que j’étais dans une démarche volontariste qui consistait à vouloir changer la vie, sans l’intégrer. Aussi, aujourd’hui, je préférerais dire : « Prendre sa vie dans les bras. Accueillir sa vie.» Lorsque je prends ma petite fille Céleste dans mes bras, elle s’y abandonne. Oui, pour moi, être pleinement acteur de sa vie, c’est cela : essayer de s’abandonner à la vie. C’est devenu tout mon projet.

Alors même que ce mot « abandon » m’a traumatisé, enfant. Lorsque mes parents m’ont placé dans un institut pour personnes handicapées, je l’ai vécu comme un abandon de leur part, même si, dans les faits, ce n’était pas le cas. Aujourd’hui, je comprends que ce mot est la clé. Et je me rends compte que, quand je voulais tout maîtriser, je maîtrisais moins que maintenant, depuis que j’apprends à donner ma confiance à la vie.

Est-ce le fameux lâcher-prise ?

Je n’aime pas cette expression. J’ai vu trop de gens souffrir d’angoisse ou de deuil, à qui
l’on disait : « Il faut lâcher prise », ou « Il faut accepter ». C’est leur infliger une exigence supplémentaire. Et puis, cela peut laisser entendre que, en appliquant des règles, des
« méthodes », nous pourrions atteindre le lâcher-prise une fois pour toutes et que, ensuite, nous serions définitivement prémunis contre la souffrance. Or, ce n’est pas cela, la vie. Et ce n’est pas cela, l’abandon.

Qu’est-ce que cela signifie, alors, concrètement ?

Qu’il faut lâcher, même le lâcher-prise ! C’est-à-dire que, lorsque nous allons mal, nous ne devons pas chercher à nous rajouter des efforts pour aller mieux. Mais simplement accueillir. Être là. Un jour que je n’allais pas bien, j’ai demandé à un moine de m’apprendre des exercices spirituels. Il m’a répondu : « Apprends déjà à te détendre. » Et j’ai passé l’après-midi à regarder un bon film !

L’abandon, c’est se laisser aller dans les hauts et dans les bas. Car ça passe. Tout passe, et ce n’est jamais dramatique. Nous pouvons bien tenter de tout changer dans notre vie, cela ne la modifiera pas dans ce qu’elle est intrinsèquement : ce mouvement perpétuel de hauts et de bas.

Comment apprenez-vous à abandonner ?

En pratiquant la méditation depuis deux ans. S’obliger à être assis – ou, dans mon cas, allongé – et laisser passer les pensées, agréables ou douloureuses, sans jugement, pendant une heure, chaque matin. Cela peut sembler rigoriste, mais je crois qu’il y a peu de choses dans la vie que nous maîtrisons, alors ce que nous pouvons faire, il faut le faire. Il faut nous y tenir.

Et depuis que je pratique le zen, tout en niant la réalité. Un arbre pousse sans se poser la question du pourquoi il pousse. C’est cela, agir. Nous, nous perdons un temps considérable à nous demander : « Si je fais ceci, qu’est-ce qui va se passer ? », ou « Que va-t-on penser de moi ? ».

Cela nous arrache au présent et à l’action, pour n’être plus que dans la réaction. Au fond, nous jouons un rôle, et c’est cela qui donne le sentiment de ne pas être acteur de notre vie : nous nous oublions en même temps que nous idéalisons le regard de l’autre. Pour prendre sa vie en main, il faut commencer par être vrai. Non pas être méprisant et égoïste, mais s’efforcer de ne pas jouer de rôle.

Nous ne partons pas tous avec les mêmes chances pour devenir acteurs de nos vies. Vous-même devez composer avec le handicap. Comment éviter de s’enfermer dans un statut de victime ?

En portant l’attention sur le présent. Cela me demande un effort constant; je suis souvent tenté de regarder le passé, de me dire victime de mon histoire, de mon enfance, etc. Alors, pour revenir au présent, j’essaie de parler d’« aujourd’hui » : aujourd’hui, je vais voir tel ami, aujourd’hui, je passe l’après-midi avec mes enfants… Cet « aujourd’hui » me sort du statut de victime.

Et j’essaie de bannir les conditionnels, les « j’aurais dû ». Quand je sens cette pensée monter en moi, je la laisse passer en revenant au présent. Car plus nous regrettons, moins nous pouvons être actifs. Nous avons tous, en nous, cette capacité à vivre le présent, il suffit de regarder un enfant pour nous en convaincre : il est « là ». Le problème, c’est que nous avons perdu cette aptitude. La méditation m’aide à la retrouver.

Partant de cette idée d’abandon, on peut se dire qu’il suffit de se résigner et ne plus agir ?

Ce n’est pas de la résignation, au contraire, l’abandon est un engagement. Lui seul permet d’être véritablement dans l’action. Il y a une différence fondamentale entre agir et faire. Notre société pressée nous incite davantage à faire, à réagir qu’à agir. Agir, c’est être là et avancer avec ce qui est. Faire, c’est vouloir ajouter des choses au réel tout en niant la réalité.

Pourquoi est-ce si difficile ?

Parce que nous avons peur, en étant vrais, de ne pas être aimés. C’est pour cela que je m’efforce de faire comprendre à mes enfants qu’ils n’ont rien à faire pour être aimés. Même si c’est parfois difficile de le faire entendre sans tomber dans le discours tout permissif. Aussi, quand je dis à mon fils : « Tu peux mettre le feu à l’appartement, je t’aimerai toujours », je m’empresse d’ajouter :
« Mais je te déconseille sérieusement de le faire ! » [Rires.]

Vous dites qu’il faut savoir agir plutôt que réagir. Mais la nuance est difficile à cerner, au quotidien…

Oui, elle l’est, parce que lorsque nous sommes face à un choix ou dans une situation douloureuse, nous sommes tentés de prendre une décision radicale, précipitamment. Cette capacité à être immédiatement réactif est peut-être un atout dans le milieu professionnel, mais, dans la vie quotidienne, elle nous prive du temps de la réflexion.

Ce temps qui permettra d’être non plus dans la réaction, mais dans la véritable action, celle qui prend en compte la réalité. Se demander : « Qu’est-ce qui est essentiel pour moi à ce jour ? Travailler beaucoup ? Être avec mes enfants et ma femme ? »

Sauf que ce n’est pas toujours simple de savoir ce qui est bon pour soi…

Non, comme le dit le zen, il reste toujours le grand doute : « Est-ce que je vais réussir ? Est-ce que je suis sur la bonne voie ? » C’est inévitable. Et puis, le risque est de vouloir figer les choses : « Le bien, pour moi, c’est ça ! » Quand je cherchais un auxiliaire de vie, j’ai commencé par faire une sorte de portrait-robot idéal.

Ma femme m’a dit, à raison : « Tu te coupes de la réalité en faisant cela ! » C’est pareil pour le bonheur. Il est tentant de se dire : « Je serai heureux, je serai pleinement acteur de ma vie quand j’aurai ceci. » Non, le bonheur, l’action, c’est maintenant, aujourd’hui, à chaque instant, par chaque acte que je choisis de poser.

Parfois, les circonstances nous empêchent : nous devons gagner notre vie, supporter tel collègue, tel voisin, etc. Dans ce cas, pouvons-nous vraiment éviter de nous sentir victime de notre vie ?

Oui, je suis conscient que cette approche peut échapper à ceux qui se trouvent sous le poids du stress ou sous la pression d’un patron, par exemple. Je viens d’une famille d’ouvriers et je ne l’oublie jamais : mon père n’a jamais lu un livre, il était épuisé par son travail et n’avait aucune possibilité d’en changer.

D’abord, je crois, avec Spinoza, que tenter de voir ce qui nous a poussés à vivre de cette façon peut aider à nous libérer. Ne pas culpabiliser d’être stressé, d’être tombé dans un guet-apens ou d’avoir pris telle ou telle décision professionnelle. Car c’est une de ces « passions tristes » qui nourrissent l’idée du « j’aurais dû ». Non : nous n’avons pas toujours le choix.

Ensuite, ce qui me paraît essentiel, c’est de s’entourer d’amis et de les apprécier. « Prendre sa vie en main », « être acteur de sa vie » peuvent s’entendre comme des postures individualistes, mais c’est le contraire. Je crois profondément que cela passe par la capacité à partager ses expériences et ses émotions, et à demander du soutien à ses amis.

Il faut savoir nous décharger un peu de nos fardeaux pour être capable de maîtriser le peu qu’il nous est possible de maîtriser. Mais cela demande d’apprendre à faire confiance, et c’est du travail. Pour moi, en tout cas, qui ne suis pas d’une nature confiante : j’ai peur sans cesse, des maladies, de la mort… Mais j’y travaille, grâce à la méditation.

À vous entendre, nous pourrions penser que la méditation guérit de tout !

Non, je ne veux surtout pas laisser entendre que la méditation rend la vie plus belle ! Elle peut simplement aider à retrouver une certaine spontanéité. À profiter de ce que nous donne le présent. Le regard de mes enfants est tout sauf un dû, il peut disparaître demain, de même que la compréhension de ma femme, le soutien de mes amis… Au fond, pour moi, être acteur de sa vie, paradoxalement, ce serait savoir contempler ce qui est là. Tant que je fuis ce qui est sous mes yeux, je n’agis pas dans ma vie : je la subis en courant.

Vous vous apprêtez (au moment de cet entretien, en octobre 2012) à partir vivre un an en Corée avec votre famille : c’est un choix important. Qu’est-ce qui vous a décidé ?

Avec ma femme, nous nous demandions : « Qu’est-ce qui nous ferait vraiment du bien, là, aujourd’hui ? » Ma réponse a été : « Nous recentrer sur la méditation et prendre un peu le large. Partir… à Séoul ? » Elle a répondu : « Super ! » Passé la joie, je ne vous cache pas que nous avons été tentés de revenir en arrière : ici, nous avons des amis, les enfants sont heureux…

C’est là qu’intervient une vertu zen que j’aime beaucoup : la détermination. Ce n’est pas une obstination bornée, c’est le choix d’avancer, de progresser dans ce que je suis. Il est normal d’avoir peur du changement. Mais quand on tourne une page, on ne peut pas attendre que la page qui arrive soit identique. C’est toujours un saut dans le vide… Et c’est là que l’on mesure l’importance d’avoir à ses côtés une personne qui nous soutient et nous accompagne dans notre détermination.

Anne-Laure Gannac

Alexandre Jollien Petit traité de l’abandon, Seuil

Lâcher prise, c’est accepter ses limites

A force de vouloir contrôler tout ce qui nous entoure, nous gaspillons notre énergie et perdons notre sérénité. D’où le fameux « lâcher-prise » ! Une attitude intérieure d’ouverture à la vie et aux autres dont l’écrivain Gilles Farcet nous livre quelques clés.

Atlas Le Guerchin (1646)

Il faut, paraît-il « lâcher prise ». C’est en tout cas ce que tout un chacun peut lire ou entendre répéter dès qu’il est question d’une approche spirituelle de l’existence. Si cette expression a fait florès au point de devenir un cliché du développement personnel, ce qu’elle recouvre n’en reste pas moins confus. Elle est prétexte à bien des malentendus.

Qu’avons-nous, au juste, à « lâcher » ? Quelle est donc cette « prise » qu’il conviendrait de desserrer ? Cette attitude est-elle compatible avec un positionnement responsable ? Si oui, comment passer du concept à la pratique ? Les enseignements de sagesse traditionnels s’articulent tous autour de cette question. Nous pouvons donc nous tourner vers eux et y chercher des réponses, qu’il nous appartient ensuite de faire nôtres.

Avant de prétendre « lâcher », encore faut-il savoir ce que nous « tenons » ?

Au commencement de toute « prise » se trouve l’ego, une conviction, un ressenti dont tout découle. Moi, Pierre ou Paul, j’existe indépendamment du tout, séparé, seul face à l’autre, c’est-à-dire tout le reste, tout ce qui n’est pas « moi » et qui, étant « autre », n’obéit pas toujours
à ma loi.

L’identification à ce très cher moi se paie au prix fort : me ressentant séparé, je vis à la fois dans la peur et dans une illusion de toute-puissance. « Seul contre tous », « Après moi le déluge », telles sont en somme les deux croyances sur lesquelles se dresse l’ego. Lâcher-prise, c’est abandonner une illusion, celle de la séparation. 

Ce lâcher-prise ne sous-entend en rien une négation de l’individualité. Pierre reste Pierre, Paul demeure Paul. Simplement, la partie se reconnaît comme expression du tout, la vague se sait forme du grand océan et, du même coup, reconnaît les autres vagues comme autant d’expressions de ce qu’elle-même est au plus profond.

Par un apparent paradoxe, l’autre à la fois disparaît – nul ne peut plus m’être essentiellement étranger – et se trouve comme jamais reconnu dans sa différence existentielle. Le moi séparé cesse d’être l’étalon, la mesure de toute chose. Il n’y a plus de moi pour exiger de l’autre qu’il se conforme à mes critères. Le lâcher-prise se produit dès lors que le moi accepte de l’autre, de tout autre, qu’il soit autre.

Voilà pour la métaphysique, qu’en est-il de la pratique au quotidien ?

Le sens du moi séparé se maintient instant après instant par le refus plus ou moins conscient de l’autre (c’est-à-dire de ce qui est – « Moi, je ne veux pas qu’il pleuve ce matin », « Moi, je ne veux pas que ma femme fasse cette tête », « Moi, je refuse que ce qui est soit et je prétends mettre autre chose à la place » –), refus qui s’accompagne de la prétention sous-jacente à tout contrôler.

Le fait même que « moi, je ne veuille pas » implique la conviction qu’il pourrait en être autrement parce que tel est mon souverain désir. Nous refaisons sans cesse le monde à grands coups de « si », de « quand », au nom de ce qui « devrait être », « aurait pu être », « pourrait éventuellement être », et nos pensées vagabondent dans le passé ou le futur. Il est bien rare que nous soyons vraiment  » ici et maintenant  » – alors même que nous ne pouvons en fait être ailleurs qu’ici et à un autre moment que maintenant. 

Quoi que mon mental prétende, je me trouve là où sont mes pieds. Si je pense au passé ou au futur, c’est toujours maintenant. Passé, futur, ailleurs n’existent qu’en tant que pensées surgissant ici et maintenant.

La pratique la plus simple et efficace du lâcher-prise consiste donc à s’exercer à demeurer un ici et maintenant avec ce qui est ?

Cette pratique n’exclut en rien l’aptitude à prévoir, à organiser ni ne nous dispense de nos responsabilités. L’attitude d’ouverture inconditionnelle à l’instant ne conduit nullement à baisser les bras, à tolérer l’intolérable. Le lâcher-prise, dans l’immédiateté, est totalement compatible avec l’action dans la durée.

Le lâcher-prise n’est pas se résigner mais être conscient de ses limites. Je marche dans la rue, un vieillard se fait renverser sous mes yeux. Le fait que je pratique ici et maintenant le lâcher-prise (sur des questions comme : est-ce grave ? sa vie est-elle entre mes mains ?) ne me conduit pas à m’abstenir de lui venir en aide. Bien au contraire, en m’épargnant les pensées parasites ou les atermoiements, ce positionnement intérieur me permet d’agir plus vite, dans la mesure exacte de mes possibilités.

Ici et maintenant, il m’appartient de poser un acte, de proposer quelque chose… dont la vie disposera ?

Ainsi je garde toute mon énergie pour agir, plutôt que de la gaspiller. En renonçant à contrôler l’avenir, j’obtiens souvent de meilleurs résultats ici et maintenant. En vérité, notre seul pouvoir, notre seule responsabilité réelle, s’exerce dans l’instant présent, lequel, bien sûr, prépare les instants futurs mais sans que nous puissions obtenir de garanties quant à l’avenir, y compris la seconde suivante.

« La vie, c’est ce qui vous arrive pendant que vous êtes en train de faire d’autres projets », a dit John Lennon. Lâcher prise, c’est aussi cesser d’aborder l’existence avec une mentalité d’ »assuré tous risques ». Quelle que puisse être la prétention du moi à contrôler l’avenir, la vie n’est pas une mutuelle et n’offre aucune garantie.

Une pratique assidue du lâcher-prise soulage d’un grand poids ?

Elle nous affranchit du complexe d’Atlas portant le monde sur ses épaules. Elle fait coïncider le plus profond détachement avec le plus authentique sentiment de responsabilité envers soi-même et les autres. Elle est aussi le fondement de la vraie confiance en soi. Tant que je me crois séparé et m’attribue un pouvoir sur ce qui est, je ne peux que me surestimer ou me sous-estimer.

Dès l’instant où le moi est remis à sa place, il est reconnu pour exactement ce qu’il est, avec ses forces et ses faiblesses, ses limites naturelles totalement acceptées. Représentons-nous un instant notre rôle de parent, de citoyen, de conjoint ou encore l’exercice de notre activité professionnelle envisagés sous cet angle… Mais cette attitude, en elle-même simple, est difficile à pratiquer.

Elle va à l’encontre de nos conditionnements les plus ancrés. Toute la sagesse pratique du lâcher-prise se trouve sans doute synthétisée dans la magnifique prière des Alcooliques anonymes : « Donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer celles que je peux changer et la sagesse d’en voir la différence. »

Comment s’y prendre

Lâcher prise sur une rancœur, une peur, une émotion négative, revient souvent à détourner son regard de la difficulté… sans pour autant la fuir. Quelques pistes pour y parvenir :

Se centrer sur sa respiration quand l’obsession du problème réapparaît : imaginer qu’à chaque expiration on repousse la colère, la tristesse, les sentiments négatifs ; et qu’à chaque inspiration on inhale la confiance, la joie, la gratitude.

En relaxation, visualiser des horizons, des paysages ouverts. Se mettre en scène en se voyant libéré du problème. 

Créer des rites pour se séparer symboliquement de ce qui nous fait mal: écrire une lettre de ressentiment puis la jeter au feu, organiser avec soin une véritable «cérémonie de divorce », déclarer à haute voix, devant un entourage choisi, sa volonté de se libérer de ses émotions négatives…

Pascale Senk

Gilles Farcet, auteur, entre autres ouvrages, de Regards sages sur un monde fou (La Table ronde, 1997), un livre d’entretiens avec Arnaud Desjardins dont il était l’un des collaborateurs à l’ashram d’Hauteville, en Ardèche.

Tout est nécessaire et toutes choses vont ensemble

Chaque être humain est unique; personne n’est supérieur, personne n’est inférieur. Oui, les gens sont différents.

Laissez-moi vous expliquer quelque chose, autrement vous me comprendrez mal. Je ne dis pas que les gens sont égaux; personne n’est supérieur, personne n’est inférieur, mais les gens ne sont pas égaux non plus. Les gens sont simplement uniques, incomparables. Vous êtes vous, je suis moi, je dois apporter ma contribution à la vie et vous devez apporter la vôtre. Je dois découvrir mon être profond et vous devez découvrir votre être profond.

Lorsque l’infériorité disparaît, tout sentiment de supériorité disparaît lui aussi. Ils vivent ensemble, ils ne peuvent pas être séparés. L’homme qui se sent supérieur se sent inférieur quelque part et l’homme qui se sent inférieur veut se sentir supérieur quelque part. Ils forment une paire; ils sont toujours là ensemble, ils ne peuvent pas être séparés.

C’est arrivé …

Un homme très fier, un guerrier, un samouraï vint voir un maître zen. Le samouraï était très célèbre et très connu dans tout le pays, mais en regardant le maître, en regardant sa beauté et la grâce du moment, il se sentit soudain inférieur. Peut-être était-il venu avec le désir inconscient de prouver sa supériorité.

Il dit au maître : « Pourquoi est-ce que je me sens inférieur ? Il y a un instant tout allait bien, mais en entrant dans votre cour, soudain, je me suis senti inférieur. Jamais je ne me suis senti ainsi auparavant. Mes mains tremblent. Je suis un guerrier, j’ai affronté la mort de nombreuses fois, je n’ai jamais ressenti aucune peur. Pourquoi ai-je peur maintenant ? »

Le maître dit: « Attends, lorsque tout le monde sera parti, je te répondrai ». Les gens défilèrent toute la journée pour voir le maître et l’homme se lassait de plus en plus d’attendre. Le soir lorsque la chambre fut vide et qu’il n’y eut plus personne, le samouraï demanda: « Peux-tu me répondre maintenant ? »

« Viens dehors » dit le maître.

C’était une nuit de pleine lune, l’astre se levait tout juste à l’horizon… « Regarde ces arbres » lui dit-il « celui-ci qui s’élance haut dans le ciel et ce petit arbre à côté. Tous les deux ont grandi devant ma fenêtre pendant des années et il n’y a jamais eu aucun problème. Le petit arbre n’a jamais dit au grand: « Pourquoi est-ce que je me sens inférieur à côté de toi ? Comment est-ce possible ? »

Cet arbre est petit et cet arbre est grand et je n’ai jamais entendu aucun chuchotement ».

« Parce qu’ils ne peuvent pas se comparer » expliqua le samouraï.

« Alors tu n’as pas besoin de me questionner, tu connais la réponse » lui répondit le maître.

La comparaison apporte l’infériorité et la supériorité

Lorsque vous ne comparez pas, toute infériorité, toute supériorité disparaissent. Alors vous êtes; vous êtes simplement là.

Un petit buisson ou un grand arbre élancé peu importe; vous êtes vous-même. Vous êtes nécessaire. Un brin d’herbe est aussi nécessaire que la plus grande des étoiles. Sans le brin d’herbe Dieu serait moins grand qu’il ne l’est. Le chant du coucou est aussi nécessaire que n’importe quel bouddha ; le monde serait moindre, le monde serait moins riche si le coucou disparaissait.

Regardez autour de vous; tout est nécessaire et toutes choses vont ensemble. C’est une unité organique; personne n’est plus haut et personne n’est plus bas, personne n’est supérieur et personne n’est inférieur. Chacun est incomparable, unique.

Osho

Ces intemporelles leçons de vie

Sagesses

La certitude et le doute

Un matin, le Bouddha était en compagnie de ses disciples quand un homme s’approcha.
– Dieu existe-t-il ? demanda-t-il.
– Il existe, répondit le Bouddha.
Après le déjeuner, un autre homme s’approcha.
– Dieu existe-t-il ? demanda-t-il.
– Non, il n’existe pas, répondit le Bouddha.
A la fin de l’après-midi, un troisième homme posa la même question.
– Dieu existe-t-il ?
– C’est à toi de décider, répondit le Bouddha.
Dès que l’homme fut parti, un disciple s’exclama, révolté :
– Maître, c’est absurde ! Pourquoi donnez-vous des réponses différentes à la même question ?
– Parce que ce sont des personnes différentes, chacune parviendra à Dieu par sa propre voie.
Le premier me croira.
Le second fera tout ce qu’il peut pour prouver que j’ai tort.
Le troisième ne croira qu’à ce qu’il choisira lui-même.

La joie et l’amour

Un fidèle demanda au rabbin Moche de Kobryn :
– Comment dois-je mener ma vie pour que Dieu soit content de mes actes ?
– Il n’y a qu’une voie : cherche à vivre avec amour, répondit le rabbin.
Quelques minutes après, un autre disciple posa la même question.
– Il n’y a qu’une voie : cherche à vivre avec joie.
Le premier disciple s’étonna :
– Mais le conseil que vous m’avez donné était différent !
– Bien au contraire, dit Moche de Kobryn. C’était exactement le même.

L’ombre et la lumière

Un vieil homme Cherokee apprend la vie à son petit-fils. «  Un combat a lieu à l’intérieur de moi, dit-il au garçon. Un combat terrible entre deux loups. L’un est mauvais : il est colère, envie, chagrin, regret, avidité, arrogance, apitoiement sur soi-même, culpabilité, ressentiment, infériorité, mensonges, vanité, supériorité et ego.
L’autre est bon : il est joie, paix, amour, espoir, sérénité, humilité, bonté, bienveillance, empathie, générosité, vérité, compassion et foi.
Le même combat a lieu en toi-même et à l’intérieur de chacun. »
Le petit-fils réfléchit pendant une minute puis demanda à son grand-père : « Quel sera le loup qui vaincra ? »
Le vieux Cherokee répondit simplement :
«  Celui que tu nourris. »

Ce nécessaire passage à l’action

Pour agir, nous devons nous libérer des pensées négatives, écouter nos rêves et, surtout, accepter de nous poser en individus responsables de nos destins.

Champ de coquelicots

C’est l’aiguillon du temps, « la prise de conscience qu’il sera peut-être bientôt trop tard qui nous incite à agir malgré nos peurs, affirme le psychanalyste Jacques Arènes. Éternels, nous remettrions sans cesse à plus tard le moment fatidique ». Mais l’envie pressante de passer à l’action et de cesser d’être à côté de sa vie ne suffit pas toujours.

« Certains individus sont inhibés depuis si longtemps qu’ils ne savent plus comment s’y prendre», affirme le psychiatre Frédéric Fanget, auteur d’Où vas-tu ?. Il s’agit par conséquent d’apprendre, par un travail personnel, à « débloquer le frein à main des pensées négatives » (« je suis
trop nul ») et d’explorer les peurs qui nous maintiennent dans la passivité (« que va-t-il se passer si je quitte ce travail que je n’aime pas ? »).

Les perfectionnistes qui ne s’accordent aucun droit à l’erreur doivent réaliser que leur rigidité mentale inhibitrice cache un profond sentiment d’infériorité. Frédéric Fanget nous propose également de remettre en cause tous ces modèles de réalisation de soi prônés par la société (être en couple, fonder une famille, avoir un poste valorisant, etc.) qui nous incitent à oublier nos propres idéaux.

Prendre sa vie en main

Comment sortir du cercle vicieux de l’inhibition et de l’inaction pour entrer dans celui, vertueux, de l’action et de la réussite ? En avançant progressivement : « Je décide de faire quelque chose de facile et dont j’ai très envie, je pense que je peux y arriver, j’essaye, je réussis, je me sens efficace; du coup, j’ai envie de recommencer », explique le psychiatre.

Selon lui, il est toujours possible de renouer avec le fil de son désir et de redessiner son chemin de vie. Et si, pour certains, la psychothérapie constitue un passage obligé, d’autres verront leur destin transformé par une bonne rencontre, une parole éclairante, un déclic salvateur. Ou par un proche qui croit en eux.

« Quand le psychiatre Christophe André m’a proposé d’écrire un livre, j’ai d’abord pensé : “J’en suis incapable, je n’ai rien à dire”, se souvient Frédéric Fanget. Puis je m’y suis mis. Et je ne le regrette pas. Mais sans cette proposition, je crois que je n’aurais jamais écrit. »

Pour agir nous avons aussi besoin de rêves. « S’accomplir, c’est regarder vers l’avenir, affirme le psychothérapeute Alain Delourme, auteur de Construisez votre avenir. C’est grâce à ses projets que l’individu permet au futur de ne pas être une répétition du passé ou de ne pas se poser en simple succession mécanique du présent. »

Nous avons également besoin de nous sentir pleinement responsables de nos vies. Fritz Perls (1893-1970), psychiatre et psychanalyste allemand, inventeur de la gestalt-thérapie, invitait ses patients à s’y entraîner : « J’ai conscience de bouger ma jambe et j’en assume
la responsabilité »; « Je ne sais pas quoi vous dire et j’en assume la responsabilité ». Progressivement, ces exercices viennent à bout de cette tendance très humaine qui consiste à mettre les autres ou les événements en position de décider pour nous.

L’analyse de Michel Lacroix

« Durant l’Antiquité et le Moyen Âge, l’épanouissement de soi ne passait pas nécessairement par l’action, mais plutôt par l’inaction, la contemplation. Pouvait s’épanouir celui qui vivait libéré des tâches matérielles et loin du concret. Cela a changé à partir du XIXe siècle. Depuis, l’action est mise en valeur comme la condition sine qua non de la réalisation de soi.

Se réaliser, c’est tendre vers un perfectionnement de soi, ce qui implique nécessairement un passage à l’acte. “Un homme est la somme de ses actes”, écrivait Malraux (In La Condition humaine (Gallimard, “Folioplus classiques”, 2007).). Cela dit, attention au piège de l’hyperactivité. Le défi est d’équilibrer les moments d’action et les instants de lâcher-prise. »

Isabelle Taubes

Où vas-tu ? de Frédéric Fanget. Conseils, explications et exercices pour renouer avec le plaisir d’agir et cesser de passer à côté des choses importantes (Les Arènes, 2007).

Construisez votre avenir d’Alain Delourme. Des clés pour cesser de rêver sa vie et devenir capable de vivre ses rêves (Seuil, 2006).

Se réaliser de Michel Lacroix (Robert Laffont)

 

 

 

Repérer ses obstacles à l’épanouissement

Sentiment de culpabilité, crainte d’échouer, attentes parentales aliénantes… Retour sur les obstacles qui nous empêchent de nous réaliser.

chardons

Dans le Procès, qui met en scène l’absurdité de l’existence, Kafka nous propose une longue parabole. Pour résumer : un homme demande au gardien posté devant la porte de la loi la permission d’entrer. « C’est possible, répond la sentinelle, mais pas maintenant. Si cela t’attire tellement, essaye donc d’entrer malgré ma défense. Mais retiens ceci : je suis puissant. »

L’homme s’installe sagement sur un tabouret en attendant la permission. Les décennies s’écoulent. Mourant, il interroge le gardien : « Comment se fait-il que durant toutes ces années, personne d’autre que moi n’ait demandé à entrer ? « Nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée t’était réservée. Maintenant, je m’en vais et je ferme la porte », lui répond le gardien.

Beaucoup d’entre nous peuvent se reconnaître dans ce personnage qui se condamne à rester à côté de sa vie. Comme le gardien, la vie ne nous dit jamais clairement « non »; il nous appartient de forcer la porte de notre destin.

La culpabilité

Que craint cet homme ? Que craignons-nous quand nous nous empêchons de suivre notre véritable voie ? Désirer suppose la confrontation avec le manque, avec le risque de s’entendre répondre « non ». Avec la culpabilité, surtout, nous apprend Freud à travers sa théorie du complexe d’Œdipe. Nos premiers désirs sont transgressifs, puisque nous élisons des « objets d’amour » – le père et la mère – interdits.

Notre vie d’être humain désirant démarre sur une faute, un ratage, une frustration. Cette première expérience est pour certains si douloureuse qu’ils optent définitivement pour la passivité, attendant qu’un autre leur donne la possibilité d’exister. Ou qu’un miracle survienne.

Pour bloquer la confiance et l’estime de soi, outils fondamentaux pour se réaliser, rien de pire que des parents infantilisants, incapables de donner à leur enfant l’illusion qu’il a prise sur le monde. En observant des patients issus de tels parents, Martin Seligman, l’un des fondateurs de la psychologie positive, a élaboré la notion d’« impuissance acquise ». Il a constaté que ces patients avaient en commun de penser que leur marge d’action sur leur destin était inexistante, et aucun succès ne les faisait changer d’avis.

L’obligation de choisir

« Décider d’une chose, implique toujours de renoncer à une autre », écrit le psychiatre américain Irvin Yalom dans son dernier essai, Thérapie existentielle. Et, surtout, cela « m’oblige à réaliser que je suis seul à pouvoir agir sur le monde que j’ai créé ». Donc à prendre conscience que je suis seul responsable de ma vie. Or, si les grands névrosés notamment passent presque toujours à côté de leur vie, c’est justement parce qu’ils demeurent au fond d’eux-mêmes des enfants dépendants.

La peur de l’échec

« À écouter mes patients, le principal obstacle à la réalisation personnelle est la peur de l’échec, déclare le psychanalyste Jacques Arènes, auteur de La Recherche de soi. L’individu sait que s’il rate, il va se trouver lamentable. » Cette peur s’exprime généralement par des jugements négatifs – « je suis trop stupide pour y arriver » – ou par des prétextes fallacieux pour ne rien entreprendre – « inutile d’essayer, ce n’est pas mon truc ».

Nous devons également apprendre à nous méfier des idées fixes comme « je ne serai heureux que le jour où je trouverai le “bon” partenaire, le “bon” poste… »

Des certitudes qui condamnent nécessairement à l’inaction. Surtout si elles sont renforcées par les paroles assassines de nos proches. L’image du héros qui triomphe de l’adversité tout seul et qui a raison contre le monde entier n’est, justement, qu’une image.

« Même si nous sommes les principaux artisans de notre chemin de vie, l’influence de l’entourage pèse incontestablement, rappelle le psychanalyste. Continuer d’avoir confiance en soi quand personne ne vous soutient n’a rien d’évident. Pas plus que de l’acquérir quand on est issu d’une famille de grands anxieux. »

Le désir des autres

Parmi les obstacles à l’épanouissement, l’un des plus infranchissables est la difficulté à déterminer ce pour quoi nous sommes faits. Selon le psychanalyste Jacques Lacan, nous sommes programmés pour confondre notre désir et celui des autres. Nous absorbons comme des éponges les attentes de nos parents, qui espèrent vivre grâce à nous leurs ambitions déçues : « Ma fille sera danseuse étoile, mon fils chirurgien. »

Et beaucoup d’enfants, effectivement, se vouent à satisfaire ces rêves et ignorent les leurs. Tout en se plaignant d’une déplaisante sensation de vide dont ils ne parviennent pas à se défaire…

L’analyse de Michel Lacroix

« Pourquoi cette étape ? Parce que l’on ne peut pas édifier un projet de vie sur une base bancale. La réalisation de soi a du mal à se déployer sur un fond de névrose. Par exemple, une vocation de chercheur qui serait motivée par une fuite devant le monde, ou le célibat que l’on choisirait à cause de problèmes relationnels.

Le psychologue Abraham Maslow dit bien qu’avant de s’engager dans un travail de développement personnel, il est bon d’avoir fait un travail sur soi pour éliminer l’essentiel du négatif qui nous habite. L’épanouissement en sera plus grand et plus harmonieux. »

Isabelle Taubes

La Recherche de soi de Jacques Arènes.Le psychanalyste nous montre pourquoi il est si difficile de se trouver dans une société où se réaliser est un impératif si pressant que nous sommes coupés de nos véritables émotions et aspirations. Desclée de Brouwer

Le Procès de Franz Kafka

Thérapie existentielle d’Irvin Yalom, Éditions Galaade

Se réaliser de Michel Lacroix, Robert Laffont

Ce qui importe, c’est notre cheminement

S’épanouir, devenir soi, donner un sens à sa vie : l’idée est séduisante, mais que
dit-elle vraiment ? Et que peut-on faire, concrètement, pour trouver sa voie ? Le philosophe Michel Lacroix, auteur de Se réaliser, explore cette notion aussi complexe que vitale.

Moissons

Psychologies : Qu’est-ce que cela veut dire, « se réaliser » ?

Michel Lacroix : C’est d’abord se percevoir comme un ensemble d’aptitudes et d’aspirations. Les tenants du développement personnel parlent de potentiel. Je préfère parler de « possibles ». Ensuite, c’est se percevoir comme ayant à réaliser ces possibles. C’est ce que signifie Nietzsche, avec sa fameuse formule : « Deviens ce que tu es » (in Le Gai Savoir de Friedrich Nietzsche – Flammarion, 2007).

En quoi est-ce différent du bonheur, ou, du moins, du sentiment de mener une vie agréable ?

Lorsque nous nous percevons comme une mine de possibles à réaliser, nous nous mettons en tension vers un certain perfectionnement de nous-même. Nous ne visons pas le bonheur ou le plaisir, mais une forme d’excellence. Le bonheur, la vie agréable viendront après, par surcroît, une fois que nous aurons le sentiment de notre réalisation. Ce qui importe, c’est notre cheminement.

Est-ce à dire que la réalisation de soi est toujours en devenir ?

Il s’agit de s’inscrire dans un projet de vie, ce qui, en effet, est davantage du côté du devenir que de l’aboutissement. Victor Hugo le dit : « Personne ici-bas ne termine ni n’achève » (in Tristesse d’Olympio, poème tiré des Rayons et les Ombres, de Victor Hugo – Gallimard, 2002).

On n’a jamais tout à fait fini de se réaliser. C’est pour cela que les notions d’accomplissement personnel ou de plénitude me gênent, parce qu’elles sous-entendent qu’il serait possible d’arriver au bout d’un processus.

N’y a-t-il qu’une façon de se réaliser ?

Non ! Nous pouvons avoir des projets de vie dans des domaines multiples : le monde du travail ou des loisirs, la vie intime ou familiale, l’engagement humanitaire, politique…

Mais comment savoir pour quel projet de vie nous sommes faits ?

D’abord, il s’agit de s’assurer que nous n’allons pas vers telle activité pour des raisons négatives : le choix d’un métier de l’enfance parce que le monde des adultes nous déplaît, ou d’une vocation religieuse parce que notre vie amoureuse est un désastre.

Ensuite, que ce n’est pas pour obéir à une demande extérieure : « On m’a toujours dit que j’étais fait pour enseigner. » Puis sentir que l’on n’est pas guidé par sa seule vanité, par un désir de reconnaissance ou de célébrité.

En tête des signes positifs, il y a le désir, l’attirance. Nous pouvons aussi nous interroger : « Dans quel domaine ai-je eu le sentiment d’avoir bien réussi ? » Tenir compte de nos réussites est révélateur, à condition que le plaisir s’en mêle. Enfin, il y a nos modèles de jeunesse, des proches ou des personnalités que nous n’avons pas cessé d’admirer : pourquoi ? Que représentent-ils ?

Cela peut parler de notre propre désir et de notre vocation. Toutefois, rien n’empêche de changer de projet de vie au cours d’une existence. Il faut s’accorder un droit à une nouvelle chance, sans estimer que ce serait un échec. L’échec serait de s’enfermer dans un choix de vie qui nous collait à 20 ans et qui ne nous correspond plus à 50 ans.

Vous parliez de viser un certain perfectionnement de soi. Le danger n’est-il pas de sombrer dans le perfectionnisme ?

Si, mais je crois que pour l’éviter, il nous faut apprendre à concevoir la réalisation de soi comme une moisson pas seulement dans le champ de l’exceptionnel, mais aussi dans le champ de l’action modeste et quotidienne. Il faut réconcilier nos ambitions avec le réel.

Quels sont les autres dangers à connaître ?

L’hyperactivité : certains conçoivent la réalisation de soi comme une frénésie activiste. Or, la vie est un mouvement plus ou moins équilibré entre action et contemplation. Il y a le risque de s’isoler, en se pensant seul maître de son projet de vie.

C’est Goethe qui parle de l’« égoïsme supérieur », ou Nietzsche, pour qui non seulement chacun se fait tout seul, mais aux dépens des autres. Or, nous nous faisons grâce à des amitiés, par des relations de travail, dans le lien conjugal, avec le soutien familial, etc.

Sommes-nous tous égaux face au besoin de se réaliser ?

Abraham Maslow (psychologue américain considéré comme le père de la psychologie humaniste) dit qu’il y aurait un « besoin d’actualisation de soi » inscrit en chacun de nous. Du point de vue philosophique, il apparaît que nous sommes des êtres de désir, de projets.

L’être humain ne se contente pas de ce qu’il est, mais est en permanence dans une inquiétude, un sentiment d’inachèvement, qui le pousse sans cesse vers autre chose. « L’homme est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est », dit Sartre (in L’Être et le Néant de Jean-Paul Sartre – Gallimard, 1976). Et c’est cela le ressort de la réalisation de soi : se percevoir toujours sur le mode du « avoir à être ».

Puis tout le monde n’a pas les moyens de s’interroger sur ce qu’il désire vraiment faire dans la vie…

Je récuse l’idée que la réalisation de soi ne soit le fait que de happy few, de privilégiés, parce qu’elle peut se faire dans tous les domaines, et pas seulement dans les sphères de la gloire éclatante ou médiatique !

Mais est-ce qu’une période de crise comme celle que nous traversons ne complique pas la capacité à se remettre en question et à se lancer dans un projet de vie ?

L’état de la société influe sur nos désirs et sur notre volonté d’agir. Toutefois, quelle que soit l’époque, se réaliser consiste toujours à trouver un équilibre entre le principe de réalité, la prise en compte de la situation actuelle et le principe de désir, c’est-à-dire ce que nous souhaitons vraiment faire de notre vie.

La crise économique et la morosité ambiante sont effectivement des obstacles, ce ne sont que des obstacles de plus parmi d’autres, plus intérieurs, tels que le poids du passé, de l’enfance, de notre éducation, de la psychogénéalogie… Tout projet de réalisation de soi doit tenir compte de ces difficultés.

Plus encore : vous constaterez que ce n’est pas en période faste et calme que nous sommes les plus actifs, au contraire, nous avons alors tendance à nous laisser emporter par le cours tranquille de l’existence. Transformer les entraves en carburant, opter pour un esprit volontariste et non pas victimaire : voilà la démarche propice à la réalisation de soi. « Tout bonheur est dans
la lutte », dit Nietzsche (In Humain, trop humain de Friedrich Nietzsche – Hachette Littératures, 2004).

À quoi reconnaît-on que l’on se réalise ?

Je crois qu’il faut se fier à un sentiment intérieur plutôt qu’à des critères extérieurs. À une certaine forme de satisfaction. Comme le sentiment d’avoir fait… son possible. Non pas d’avoir fait tout ce que l’on voulait faire, c’est impossible en une vie, mais au moins d’avoir concrétisé plusieurs des projets qui nous tenaient à cœur.

Et vous, Michel Lacroix, est-ce que vous avez le sentiment de vous être réalisé ?

Si je me replace au seuil de ma vie adulte, je me remémore deux projets qui me tenaient à cœur : consacrer ma vie à la réflexion et à l’écriture d’une part, et d’autre part remplir ma tâche de père et de transmetteur. Aujourd’hui, je dois à ma persévérance, aux hasards de la vie et surtout au soutien de mes proches d’avoir fait aboutir ces deux aspirations. Et de ressentir les plaisirs qu’ils m’apportent avec la même intensité. Cela ne doit pas être loin, en effet, du sentiment de s’être réalisé.

Le risque n’est-il pas de se disperser ?

Si, en effet. Il doit y avoir un projet dominant. Ce n’est pas que les autres domaines vont être négligés – la réalisation de soi dans le travail n’a pas à se faire au détriment de la vie familiale, par exemple. Simplement, il faut s’efforcer de suivre un sillon, pour éviter de devenir un
« dilettante de la réalisation de soi ».

Par ailleurs, les projets s’enracinent dans des passions qui ont éclos à l’adolescence, quand nous avons commencé à nous projeter dans le futur sous la forme d’un idéal. Mais la réalisation de soi exige un dépassement de cet esprit d’adolescence, qui incite à ne vouloir renoncer à rien.

Cela revient donc à être à la fois fidèle à son esprit de jeunesse, aux passions qui nous habitaient adolescents, et suffisamment mûr pour choisir et accepter l’autorestriction, renoncer à l’idée de toute-puissance.

Il y a donc toujours, à la base, un sentiment d’insatisfaction…

Je crois, oui. Et ce sentiment peut nous faire basculer soit dans une sorte de dépression, soit au contraire galvaniser notre énergie et nous propulser vers l’avant.

Anne Laure Gannac

Se réaliser de Michel Lacroix (Robert Laffont)