Cela dit, croire la pensée occidentale essentiellement étrangère à cette vision du monde serait la limiter au rationalisme mécaniste, dont le culte du hasard commence aujourd’hui à trouver ses limites, aux franges de chaque domaine de la connaissance. Jung trouva sans peine des sources sérieuses où alimenter son principe de synchronicité.
Il retint par exemple de la tradition alchimiste sa différence entre l’imaginatio fantastica (l’imaginaire) et l’imaginatio vera (l’imaginal). Cette dernière, fonction imaginatrice active, ferait apparaître dans les synchronicités, de façon plus ou moins claire, « a priori et en dehors de l’homme », le sens caché des choses.
Platon apportait par ailleurs ses « idées fondamentales », images transcendantales servant de modèles (pour Jung, d’archétypes) aux formes empiriques (objets, pensées, actions). La conscience émergerait d’un « savoir absolu », constitué de l’inconscient collectif structuré en archétypes, et servant de façade psychique à un univers conçu comme physico-psychique.
La synchronicité, c’est-à-dire l’événement mais aussi l’importance qu’on lui accorde et le sens qu’on lui donne, témoignerait de la concordance entre le psychisme de l’individu et l’archétype avec lequel il résonne.
La réflexion sur cet univers physico-psychique rejoignait tant les questions posées par la physique quantique que Jung s’adjoignit sans peine les talents de Wolfgang Pauli, prix Nobel de physique en 1945 (et seul physicien de renom à avoir refusé de participer à l’élaboration de la bombe atomique).
La plus audacieuse des disciples de Jung, Marie-Louise von Franz, n’hésita pas à invoquer les
« analogies surprenantes » entre la physique quantique et les théories jungiennes pour soutenir qu’il « devient probable que la dimension de la matière universelle et celle de la psyché objective puisse être une ». Ce « tout physico-psychique » se présenterait comme matériel au physicien qui l’observe de l’extérieur, et comme psychique à qui l’aborde par l’introspection.
Malgré l’adhésion de nombreux grands physiciens à des philosophies qui se fondent sur ces idées – notamment au bouddhisme -, la majorité des scientifiques s’en tient aujourd’hui à l’interprétation officielle de l’École de Copenhague et à son compromis dit « réaliste », selon lequel, la matière n’étant pas, au niveau quantique, dissociable du processus d’observation, le discours de la physique quantique ne peut prétendre la décrire, mais porte uniquement sur la connaissance que ses théories en donnent.
Dans un tout autre genre – que certains scientifiques appelleraient « heuristisque », c’est-à-dire non prouvé mais fertile en hypothèses intéressantes -, on se rappelle que le biologiste Rupert Sheldrake a proposé, au début des années quatre-vingt, une théorie révolutionnaire qui expliquerait toutes les coïncidences en les intégrant à un champ, dit de « résonance morphique ».
De nature non-énergétique, ce champ – théoriquement admis par les plus grands mathématiciens, dont René Thom, mais pratiquement si global et si perturbant que l’hypothèse a du mal à passer – mettrait en liaison toutes les formes semblables, que celles-ci soient mentales ou comportementales, biologiques ou minérales.
Avec un flegme très britannique, Rupert Sheldrake teste patiemment son hypothèse depuis des années, notamment sur des animaux domestiques, des cristaux, des amputés et des cruciverbistes. Bref, le dossier scientifique est loin d’être clos et nourrira bien des débats encore. Mais l’impossibilité de consolider scientifiquement la théorie de la synchronicité ne l’empêche pas de fonctionner. Ni d’être mise en pratique…
Se relier à l’ensemble des possibles
À l’heure où les deux romans de « fiction spirituelle » les plus populaires s’inspirent largement de la synchronicité (le « langage du monde » de l’Alchimiste et les « coïncidences » de la Prophétie des Andes), des chercheurs et des expérimentateurs de plus en plus nombreux travaillent sur elle et surtout avec elle. Parmi eux, le conteur et thérapeute Jean-Pascal Debailleul.
Dans un ouvrage remarqué, Vivre dans la magie des contes (éd. Albin Michel), ce dernier avait constaté – après d’autres, dont Marie-Louise von Franz – que les contes de fées sont de puissants récits initiatiques et des manuels de sagesse résolument pratiques, mis à la disposition des hommes souhaitant se lancer dans une quête spirituelle.
Dans sa pratique du conte comme outil de développement personnel, il s’était à son tour rendu compte que la structure qui fonde la plupart de ces récits est calquée sur celle de notre psyché. On y voit un roi (le maître intérieur) confier au héros (notre attention consciente) une mission à première vue impossible à accomplir (notre vocation).
Mais pour autant que le héros s’engage dans sa quête de toute son âme (l’engagement et le lâcher prise), il bénéficie d’une série d’événements magiques – des coïncidences, nous y voilà ! – le conduisant à réaliser son souhait. Depuis des années, Jean-Pascal Debailleul s’était attaché à vérifier, dans ses ateliers, la pertinence de ce schéma avec des « patients-collaborateurs » qu’il engageait à devenir « héros de leur propre conte », c’est-à-dire de leur vie.
La part des fées, ces interventions « magiques » qui volent au secours du héros, il l’avait nommée « fécondité ». Mais pour que celle-ci entre en jeu, il avait remarqué qu’à l’instar du conte, il fallait que l’engagement des intéressés soit irréversible. « À l’absolu de la quête, expliquait-il, répond l’absolu des possibles.
La part d’infini contenue dans notre engagement nous met en contact avec l’infini lui-même, un niveau supérieur d’existence que l’on peut appeler le “tout possible”, où ce que nous nommons habituellement “hasards ”, “coïncidences” ou “synchronicité” prennent source et trouvent sens.»
Avec les plus avancés de ses co-expérimentateurs, Jean-Pascal Debailleul s’est donc mis en tête d’observer la fécondité à l’œuvre dans l’expérience de vie des uns et des autres, en sollicitant l’apparition de synchronicités qui pourraient les faire avancer plus vite dans leurs quêtes respectives. « On ne s’accomplit jamais seul, dit-il ; pour prendre un exemple simple, si mon désir est de vendre ma maison, il faut qu’il existe quelque part quelqu’un qui souhaite l’acheter et que la jonction s’opère. »
Au début de ses ateliers, pour illustrer cette imbrication du fil de notre vie dans un canevas plus large, Jean-Pascal Debailleul utilise souvent cette énigme : comment relier entre eux neufs points disposés en carré à l’aide de quatre droites, sans lever le crayon ? Généralement, les gens cherchent longtemps avant de répondre : « impossible » ou « je ne vois pas. »
En fait, le seul moyen d’y parvenir est de prolonger la première droite formée par la réunion des trois points d’un côté jusqu’à un dixième point invisible, situé en dehors du carré lui-même. De là, il devient soudain aisé de relier entre eux les points restants en trois coups de crayon.
« De même, enfermés dans le cadre de notre problème, nous ne pouvons lui trouver de solution. En élargissant au contraire le champ de notre attention au contexte le plus large, donc au tout possible, ce n’est finalement pas un point invisible, mais huit, qui s’offrent à sa résolution, transformant au bout du compte le carré en étoile à huit branches, c’est-à-dire l’inscrivant dans une trame bien plus vaste – puisque chacun de ces points est lui-même relié à un autre carré, un autre problème… »
La synchronicité recouvre toujours un double mouvement, conclut Jean-Pascal Debailleul : celui de notre questionnement vers le tout possible et celui de la fécondité qui ne demande qu’à s’incarner à travers nous.
À l’heure où l’on parle de village global et où le mot d’ordre des entreprises est “synergie”, la synchronicité est plus que jamais d’actualité. »
Jérome Bourgine et Sylvain Michelet pour le magazine Clé