Lytta Basset : Pourquoi se sentir coupable du matin au soir ?

Professeur de théologie pratique à l’université de Neuchâtel en Suisse, pasteur protestante, auteur d’une œuvre qui ne cesse de se répandre, Lytta Basset a traversé une mer de souffrances avant de retrouver sérénité et goût de l’essentiel de la vie.

Elle revient de loin. Trois fois, elle a cru être enterrée sous le chagrin, trois fois elle est revenue parmi les vivants.À l’heure où elle confie le drame du suicide de son fils dans « Un lien qui ne meurt jamais » (éd. Albin Michel), elle partage avec nous le chemin de guérison qui a été le sien depuis son enfance. Sur les bords du lac Léman, un matin au ciel menaçant, Lytta Basset ose une parole personnelle. Étonnant pour une théologienne !

Nouvelles Clés : En mai 2001, votre fils aîné de vingt-quatre ans, Samuel, met fin à ses jours en se jetant d’une tour. Se remet-on d’un « désenfantement » ?

Lytta Basset : Tous ceux qui l’ont vécu le savent : c’est comme une explosion atomique. Cela détruit tout ce qui est précieux sur son passage. Dans un premier temps, je suis restée en vie pour mes autres enfants, mon entourage. J’ai essayé de me donner les moyens de reprendre pied dans la vie.

Beaucoup de gens qui vivent un tel drame disent qu’on ne s’en remet jamais. Ils se comportent comme des automates, des morts-vivants. Je crois qu’il y a là encore un choix à faire : soit tu vis vraiment, soit tu ne vis pas du tout. M’installer dans un entre-deux aurait été m’enterrer avec Samuel. La radicalité de l’Évangile me parle beaucoup. Sois froid ou chaud, mais ne reste pas tiède ! L’entre-deux est le lieu de la confusion.

J’en ai trop souffert dans mon histoire… Le Deutéronome le dit avec force : « J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction ». À nous de choisir ! Je peux dire aujourd’hui que le drame de mon enfance et la mort de notre fils m’ont entraînée ailleurs que vers la mort… Retrouver le goût de vivre est d’ailleurs la seule façon d’aider les enfants survivants.

N.C. : Vous avouez : « Depuis la mort de Samuel, une question me brûle : qu’as-tu fait de ta vie ? »

L.B. : La question est clairement : « Vas-tu cultiver ce qui est mortifère en toi ou vas-tu cultiver la vie ? » Le deuil d’un enfant pose un interdit sur la joie : être heureux, c’est abandonner son enfant. Si j’enterre mon enfant et que je reste vivante, qu’est-ce que je vais faire du reste de ma vie désormais ?


En ce qui me concerne, j’ai besoin de temps, car je ne suis pas allée très loin dans ma capacité à aimer. Il me reste un immense travail pour grandir en amour ! Moi qui ai été baptisée « maître spirituel » par le journaliste du quotidien « Le Monde », Henri Tincq, je me sens en réalité une naine. Le chemin spirituel est un chemin d’humilité. Je sais que presque tout me reste à faire…

N.C. : Vous dites avoir été sauvée par la relation, par une manne faite de petits gestes reçus au jour le jour des uns et des autres.

L.B. : Être relié, c’est vivre le Royaume… Quand on souffre, l’important est de se tenir à proximité des autres, dans une « relation à tout prix ». Mais si, dans ce temps d’anéantissement, j’ai été capable d’accueillir tous les petits riens qu’offre le quotidien, c’est probablement parce que j’avais déjà mesuré, lors de ma dépression, l’impasse totale qu’est le « souffrir sans »… J’avais visité et démonté, dans mes années de travail thérapeutique, ce piège qui consiste à fermer portes et fenêtres.

On dévalorise alors toutes les minuscules choses qui arrivent : on juge qu’elles ne sont rien comparées à l’abîme de souffrance que l’on traverse. C’est une voie de garage. J’ai donc pris la décision intérieure de m’ouvrir aux petits riens. Je ne ressentais rien, mais je les voyais et je les notais chaque jour sur un cahier. Regarder les petits riens avec conscience, à tout hasard, a, en fait, été capital. Vital.

C’est le regard qui change tout. Quelle valeur donne- t-on aux choses ? Rien ne nous prouve aujourd’hui que les petits riens ne conduisent pas à un grand tout.

N.C. : Une parabole vous touche-t-elle particulièrement ?

L.B. : Précisément, celle de la graine de sénevé, qui est la plus petite de toutes les graines et qui donne un grand et bel arbre. Ce qui est petit, infime, en toi, dans ta vie, arrose-le au lieu de l’étouffer – plus c’est petit, plus cela a besoin d’attention et de soins. On ne peut jamais prévoir ce qui en jaillira. Dans une société qui programme tout, où l’on ne sait plus vivre au présent, c’est laisser, enfin, une place à l’imprévisible…

Dans la parabole, l’arbre est fécond pour les autres : les oiseaux viennent même s’abriter dans son ombre et sa fraîcheur. Des personnes me parlent de la paix qui émane de moi. La graine n’a pas choisi de devenir arbre. Simplement, je ne l’ai pas étouffée. Après une explosion atomique, il n’y a tellement plus rien de vivant nulle part que l’on remarque la moindre fourmi sous un caillou. Un petit rien devient énorme. Combien de prisonniers ont témoigné qu’ils ont été sauvés du désespoir parce qu’un insecte avait passé quelques jours ou quelques heures dans leur cellule. Comme si le vivant les avait visités.

N.C. : Vous citez Bernard de Clairvaux : « consentir, c’est être sauvé »…

L.B. : Nous avons déjà du mal à accepter les actes libres de notre enfant vivant. Combien plus son suicide qui nous confronte d’une façon encore plus violente à sa liberté à l’état pur. Mon choix de vie a été d’accepter complètement la liberté de notre fils. Chaque fois que je me disais « il l’a choisi », cela me rendait une certaine paix et, en même temps, cela me redonnait mon territoire : c’était son choix libre de mourir, c’est mon choix libre de continuer à vivre.

C’était à la fois du respect pour lui et la poussée d’un amour beaucoup plus désintéressé. Je t’aime, Samuel, jusque dans ce choix-là. Oui, consentir, c’est être sauvé(e). C’est dans ce « oui » à son choix que ma voie de salut s’est ouverte… Je suis désormais convaincue qu’il n’a pas choisi la mort mais la Vie. Il a trouvé que la vie avec un petit v n’était plus viable. Il avait une aspiration à la Vie. Comme tant de jeunes qui ont soif d’absolu. Aujourd’hui, je pense qu’il a fondamentalement fait le même choix majuscule que moi.

N.C. : Vous dites que la mort de Samuel vous a fait faire des pas de géant dans votre rapport à l’invisible…

L.B. : Comme le dit le docteur Jacques Vigne dans « Soigner son âme », on n’imagine pas le nombre de personnes qui ont des liens avec l’invisible. Simplement, ils se taisent. Dans ma tâche d’accompagnante, j’entends beaucoup de gens, un temps anéantis par la mort d’un proche, me faire part de leur expérience que leur proche est vivant dans la dimension de l’invisible. Mais ils n’osent pas en parler.

Aussi, ce qui m’est arrivé maintes fois, de façon discrète, subtile, m’a paru important à partager. Dans les conférences, on ne cesse de me remercier lorsque je prends la parole sur ce sujet. Je ne comprends d’ailleurs pas que les personnes les plus dérangées par le sujet soient souvent des chrétiens ! Si les disciples et les femmes qui ont « vu » Jésus vivant, faisant griller des sardines au bord du lac de Tibériade, avaient eu cette réaction, le christianisme n’aurait pas existé ! Le discours du chrétien moyen est largement responsable de l’étouffement du message de Pâques.

Il a évacué tout ce qui est de l’ordre de la Vie, de la Présence. Comment, quand on se dit chrétien, être aussi fermé aux réalités invisibles, aux expériences qui sont données de ce monde de l’Esprit où sont désormais nos proches disparus ?! Je connais les caresses de la Présence. Je n’ai rien cherché, c’est venu à moi. Je mentirais en disant que cela ne m’est pas arrivé.

N.C. : Jusqu’à l’âge de 35 ans, où vous vous fixez en Suisse, vous avez à plusieurs reprises fait l’expérience du déracinement. Cela s’est-il avéré une force ou une faiblesse pour la suite de votre parcours ?

L.B. : Depuis l’enfance, et ma vie spirituelle n’a fait que l’accentuer, j’ai le sentiment très fort d’être de passage. En Polynésie, où je suis née et restée dix ans, mes parents ont déménagé treize fois du fait de la vie de pasteur missionnaire de mon père. Mais j’ai vécu dans mon enfance une histoire traumatique tellement destructrice que le déracinement n’était pas pour moi une chose réellement grave. Je l’ai inclus dans la facture générale !

J’ai ensuite rencontré mon futur mari, Jean-Claude. Ses racines étaient en Suisse et il avait envie de parcourir le monde à la découverte des autres religions. Nous avons vécu en Inde, à Djibouti, en Iran, aux États-Unis… Ce qui ressort de cette vie de nomade est qu’aujourd’hui je ne suis pas accrochée à un environnement. Je me suis trouvée un chez moi à l’intérieur de moi…

N.C. : Vous évoquez l’expérience de l’anéantissement que vous avez vécu enfant. Cette antique blessure est-elle à l’origine de votre quête de sens ?

L.B. : Je n’avais pas plus envie que les autres d’aller chercher la vérité de mon histoire, mais je n’ai pas eu le choix. Je me suis effondrée en 1983, à trente-trois ans. Dans une dépression nerveuse très grave, j’étais dans l’impossibilité de trouver un sens à ma vie malgré trois enfants en bas âge. C’était « sauve qui peut » : j’ai alors commencé une démarche analytique de plusieurs années. Parallèlement, un peu plus tard, j’ai entamé ma thèse de doctorat en théologie. Les deux démarches, intellectuelle et spirituelle, ont convergé pour que je descende profondément en moi. Je me suis lentement remise debout.

Rétrospectivement, je comprends que je n’aurais jamais trouvé la force qui m’habite aujourd’hui si je n’avais pas été visiter le fond de ce désespoir. On dit de celui qui pleure et exprime sa détresse qu’il est un être faible. L’expérience me fait dire qu’au contraire il est sur le chemin de sa plus grande force…

N.C. : On oppose encore trop souvent, en particulier chez les chrétiens, les démarches spirituelle et analytique. C’est pourtant ensemble qu’elles vous ont réconciliée avec vous-même…

L.B. : Je suis une femme de parole, je me suis donc naturellement tournée vers elle. C’est le trait d’union entre les deux démarches : j’ai vite perçu que la parole de vérité qui s’échangeait entre mon thérapeute – agnostique mais respectueux – et moi était traversée par la Parole. J’avais aussi deux accompagnants spirituels, un homme et une femme.

Ils me portaient nuit et jour, ainsi que deux sœurs d’une communauté protestante, dans leurs prières. J’ai été plusieurs fois au bord du suicide et, dans les pires heures, je savais qu’ils priaient quotidiennement pour moi. Je leur suis tellement redevable que lorsque je suis sollicitée par des inconnus qui ont lu mes livres et me confient leur détresse, je ne peux me détourner. Dire « je prie pour vous tous les jours », je sais combien cela porte.

Peut-être est-ce cet infime qui nous maintient en vie. Nous avons une tendance à minimiser les petits gestes que l’on fait pour les autres. On dit « dans le doute, abstiens-toi ». Je préfère, quant à moi, opter pour « dans le doute, fais-le »…

N.C. : Pour trouver le sens de votre existence, a-t-il fallu du courage ? Vous avez dû passer par les sentiments d’abandon, d’absurde, d’injuste et de non-sens…

L.B. : Il n’y a pas ceux qui ont « la trempe » d’y aller et les autres. Il y a un moment où il n’y a tout simplement pas d’autre direction à prendre, comme l’enfant qui jaillit au monde lors de l’accouchement. J’ai été obligée d’avancer, d’aller voir. En particulier, pourquoi me sentais-je coupable du matin au soir ?

Pourquoi, en toutes circonstances, c’était toujours de ma faute ? ! Je n’avais pourtant tué ni père ni mère, ni rien fait de particulier… Ce sujet rencontre un très fort écho : mes conférences sur la culpabilité font salle comble, dans tous les pays où je passe ! Comme ceux qui disent « j’ai tout pour être heureux mais, je ne comprends pas pourquoi, je suis en souffrance », je sentais bien qu’une pièce manquait au puzzle. Dans la vie, j’ai besoin que ce qui arrive ait du sens. Cette rage de comprendre a toujours été mon moteur.

N.C. : Vous avez découvert tardivement votre vocation de pasteur.

L.B. : Pour moi, c’est le plus beau métier du monde ! Lors de la cérémonie de sa consécration, le pasteur promet deux choses : être rassembleur de communautés et garder secrètes les confidences qui lui seront faites.

Être rassembleur de communauté est un bel engagement dans un contexte d’individualisme destructeur ambiant. Le pasteur est là pour accorder le même intérêt, la même disponibilité et le même respect à chacun. Un beau défi ! Je m’emploie à tisser des liens communautaires pour que les gens se parlent, recherchent ensemble ce qui les dépasse et les fait vivre.

C’est un engagement qui me passionne ; il concrétise la parole du Christ : « Si deux ou trois d’entre vous sont réunis en mon nom (c’est-à-dire l’Amour), je suis au milieu d’eux. » Seul, personne ne peut rien faire. Nous n’en prenons pas assez conscience, dans cette société où le « je » est hypertrophié.

Pour ce qui est de garder le secret, n’importe quel humain peut se trouver dans cette position. Mais le pasteur s’y est engagé publiquement. Ce qui permet aux gens qui ont souffert d’une destruction de confiance, de venir se confier à lui. C’est de l’or en barre, de nos jours. J’entends tant de secrets douloureux qui n’ont jamais été partagés avant… La confiance est à la base de la confidence et au cœur et de la guérison.

N.C. : Vous êtes fascinée par la figure du Christ. Quel visage a-t-il pour vous ?

L.B. : Je n’ai pas étudié les religions pour savoir laquelle me rapprocherait le mieux de Dieu. Dans la tradition où je suis née, celui qui me fait connaître Dieu, c’est le Christ. Depuis ma relation avec lui est celle d’un compagnonnage, d’une réelle proximité.

Quoi qu’il arrive, les choses ne sont jamais longtemps désespérantes car il marche devant et m’ouvre la voie. C’est une boussole extraordinaire. Ce qui prime, c’est de suivre son sillage, de (ré)entendre : « Viens, suis-moi », de revenir à la relation avec lui, au compagnonnage. Échec ou réussite redeviennent alors toujours secondaires. Le suivre relativise tout ce que l’on vit.

N.C. : Vous parlez inlassablement du « mal subi ». Chacun porte-t-il une antique blessure ?

L.B. : Il n’y a pas de vie sans souffrance. La blessure peut être intégrée au fur et à mesure comme faisant partie de la vie, grâce à un entourage aimant et à l’écoute.

Le plus souvent, cela se passe autrement… Ce qui n’a pas été intégré continue à faire mal. Et un jour, on commence à dysfonctionner ? C’est là un symptôme à écouter. Je reçois un courrier monumental, avec des confessions inimaginables. Ma règle d’or est de ne jamais me fier aux apparences.

Bien sûr, certains feront « comme si » jusqu’à leur dernier souffle, et c’est leur corps qui « trinquera »… En fait, souvent, lorsque les gens craignent de soulever le couvercle de leur passé, c’est qu’ils n’ont pas encore rencontré la personne à qui faire confiance. Qu’attendent les chrétiens pour faire envie et inspirer confiance ?

N.C. : Vous avez écrit « Sainte colère ». Est-elle nécessaire ? Le mal subi vous met en colère ?

L.B. : Pendant longtemps, je n’ai pas eu accès à ma colère, car j’étais trop détruite pour cela. Quand la blessure est ancienne, le temps de colère est incontournable. Aujourd’hui, j’ai évacué toutes mes vieilles colères refoulées et je peux me permettre de consacrer moins de temps à l’état colérique.

C’est une perte de temps : on doit attendre qu’elle refroidisse pour passer à une lutte efficace contre l’inadmissible. Là est le véritable enjeu. Je rassemble désormais mon énergie pour parvenir plus vite à l’étape suivante… Pour autant, je ne reste pas impassible devant le mal subi.

Ainsi, avec les personnes qui me racontent leur histoire et que j’accompagne, je m’aperçois que ma colère est souvent plus forte que la leur. Cela leur permet de prendre peu à peu conscience qu’il y a, dans la façon dont ils ont été ou sont traités, une anomalie. La révolte qu’ils lisent sur mon visage les ouvre à quelque chose qui sourd en eux.

J’ai désormais le mode d’emploi de la colère : quand elle monte, je l’accueille. Je ne décolère pas pendant des jours, je respecte ce bouillonnement. Puis elle se dégonfle comme une baudruche ; je suis alors prête à agir.


N.C. : Auriez-vous un conseil essentiel à donner ?

L.B. : Dès que le regard se tourne vers l’avant, on commence à entrevoir que l’on peut faire quelque chose du malheur. Il peut déboucher sur un partage qui va créer du lien et aider les autres. Il m’est apparu urgent d’arrêter de regarder en arrière en recherchant les causes du malheur : l’issue n’était pas là. Les autres et le tout Autre ne cessent de solliciter en moi ce qui me tire en avant. Ma question est donc désormais : pourquoi suis-je là ? En vue de quoi ? Vers quoi est-ce que je marche ?

Lytta Basset est membre de l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) et anime depuis vingt ans « Terre solidaire » (pour le développement durable). Elle dirige la revue internationale de théologie et de spiritualité « La chair et le souffle », publiée par la faculté de Neuchâtel.

Livres incontournables :

Aux éditions Albin Michel : La Joie imprenable – Moi, je ne juge personne – L’Évangile au-delà de la morale – Guérir du malheur – Le Pouvoir de pardonner – Un lien qui ne meurt jamais, 2007.
Aux Presses de la Renaissance : Au-delà du pardon. Le désir de tourner la page, ce livre a reçu le prix de littérature religieuse, 2007. Lytta Basset présente la quintessence d’une recherche de plus de dix ans et livre les grandes étapes de cet incontournable travail de pacification avec le passé.
Aux éditions Bayard : Sainte Colère, prix Siloé 2003.

Propos recueillis par Anne Ducrocq pour la revue « Clé »

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