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Il faut lâcher, même le lâcher-prise

Comment être maître de son existence sans tomber dans l’hypercontrôle ? Quand savoir s’abandonner sans pour autant se résigner ? À l’occasion de la sortie de son ouvrage, Petit traité de l’abandon, le philosophe Alexandre Jollien nous livre quelques-uns de ses secrets pour agir, et non pas réagir.

Lâcher prise

Psychologies : Comment entendez-vous l’expression « prendre sa vie en main » ?

Alexandre Jollien : Longtemps, j’ai cru que cela signifiait maîtriser sa vie. Tenter de tout maîtriser. Par exemple, j’avais souvent des envies de changements radicaux, je prenais de grandes résolutions : « Demain, je ferai ceci et tout ira bien, je ferai cela et ma vie sera parfaite. » Mais sans rien tenir sur le long terme.

Parce que j’étais dans une démarche volontariste qui consistait à vouloir changer la vie, sans l’intégrer. Aussi, aujourd’hui, je préférerais dire : « Prendre sa vie dans les bras. Accueillir sa vie.» Lorsque je prends ma petite fille Céleste dans mes bras, elle s’y abandonne. Oui, pour moi, être pleinement acteur de sa vie, c’est cela : essayer de s’abandonner à la vie. C’est devenu tout mon projet.

Alors même que ce mot « abandon » m’a traumatisé, enfant. Lorsque mes parents m’ont placé dans un institut pour personnes handicapées, je l’ai vécu comme un abandon de leur part, même si, dans les faits, ce n’était pas le cas. Aujourd’hui, je comprends que ce mot est la clé. Et je me rends compte que, quand je voulais tout maîtriser, je maîtrisais moins que maintenant, depuis que j’apprends à donner ma confiance à la vie.

Est-ce le fameux lâcher-prise ?

Je n’aime pas cette expression. J’ai vu trop de gens souffrir d’angoisse ou de deuil, à qui
l’on disait : « Il faut lâcher prise », ou « Il faut accepter ». C’est leur infliger une exigence supplémentaire. Et puis, cela peut laisser entendre que, en appliquant des règles, des
« méthodes », nous pourrions atteindre le lâcher-prise une fois pour toutes et que, ensuite, nous serions définitivement prémunis contre la souffrance. Or, ce n’est pas cela, la vie. Et ce n’est pas cela, l’abandon.

Qu’est-ce que cela signifie, alors, concrètement ?

Qu’il faut lâcher, même le lâcher-prise ! C’est-à-dire que, lorsque nous allons mal, nous ne devons pas chercher à nous rajouter des efforts pour aller mieux. Mais simplement accueillir. Être là. Un jour que je n’allais pas bien, j’ai demandé à un moine de m’apprendre des exercices spirituels. Il m’a répondu : « Apprends déjà à te détendre. » Et j’ai passé l’après-midi à regarder un bon film !

L’abandon, c’est se laisser aller dans les hauts et dans les bas. Car ça passe. Tout passe, et ce n’est jamais dramatique. Nous pouvons bien tenter de tout changer dans notre vie, cela ne la modifiera pas dans ce qu’elle est intrinsèquement : ce mouvement perpétuel de hauts et de bas.

Comment apprenez-vous à abandonner ?

En pratiquant la méditation depuis deux ans. S’obliger à être assis – ou, dans mon cas, allongé – et laisser passer les pensées, agréables ou douloureuses, sans jugement, pendant une heure, chaque matin. Cela peut sembler rigoriste, mais je crois qu’il y a peu de choses dans la vie que nous maîtrisons, alors ce que nous pouvons faire, il faut le faire. Il faut nous y tenir.

Et depuis que je pratique le zen, tout en niant la réalité. Un arbre pousse sans se poser la question du pourquoi il pousse. C’est cela, agir. Nous, nous perdons un temps considérable à nous demander : « Si je fais ceci, qu’est-ce qui va se passer ? », ou « Que va-t-on penser de moi ? ».

Cela nous arrache au présent et à l’action, pour n’être plus que dans la réaction. Au fond, nous jouons un rôle, et c’est cela qui donne le sentiment de ne pas être acteur de notre vie : nous nous oublions en même temps que nous idéalisons le regard de l’autre. Pour prendre sa vie en main, il faut commencer par être vrai. Non pas être méprisant et égoïste, mais s’efforcer de ne pas jouer de rôle.

Nous ne partons pas tous avec les mêmes chances pour devenir acteurs de nos vies. Vous-même devez composer avec le handicap. Comment éviter de s’enfermer dans un statut de victime ?

En portant l’attention sur le présent. Cela me demande un effort constant; je suis souvent tenté de regarder le passé, de me dire victime de mon histoire, de mon enfance, etc. Alors, pour revenir au présent, j’essaie de parler d’« aujourd’hui » : aujourd’hui, je vais voir tel ami, aujourd’hui, je passe l’après-midi avec mes enfants… Cet « aujourd’hui » me sort du statut de victime.

Et j’essaie de bannir les conditionnels, les « j’aurais dû ». Quand je sens cette pensée monter en moi, je la laisse passer en revenant au présent. Car plus nous regrettons, moins nous pouvons être actifs. Nous avons tous, en nous, cette capacité à vivre le présent, il suffit de regarder un enfant pour nous en convaincre : il est « là ». Le problème, c’est que nous avons perdu cette aptitude. La méditation m’aide à la retrouver.

Partant de cette idée d’abandon, on peut se dire qu’il suffit de se résigner et ne plus agir ?

Ce n’est pas de la résignation, au contraire, l’abandon est un engagement. Lui seul permet d’être véritablement dans l’action. Il y a une différence fondamentale entre agir et faire. Notre société pressée nous incite davantage à faire, à réagir qu’à agir. Agir, c’est être là et avancer avec ce qui est. Faire, c’est vouloir ajouter des choses au réel tout en niant la réalité.

Pourquoi est-ce si difficile ?

Parce que nous avons peur, en étant vrais, de ne pas être aimés. C’est pour cela que je m’efforce de faire comprendre à mes enfants qu’ils n’ont rien à faire pour être aimés. Même si c’est parfois difficile de le faire entendre sans tomber dans le discours tout permissif. Aussi, quand je dis à mon fils : « Tu peux mettre le feu à l’appartement, je t’aimerai toujours », je m’empresse d’ajouter :
« Mais je te déconseille sérieusement de le faire ! » [Rires.]

Vous dites qu’il faut savoir agir plutôt que réagir. Mais la nuance est difficile à cerner, au quotidien…

Oui, elle l’est, parce que lorsque nous sommes face à un choix ou dans une situation douloureuse, nous sommes tentés de prendre une décision radicale, précipitamment. Cette capacité à être immédiatement réactif est peut-être un atout dans le milieu professionnel, mais, dans la vie quotidienne, elle nous prive du temps de la réflexion.

Ce temps qui permettra d’être non plus dans la réaction, mais dans la véritable action, celle qui prend en compte la réalité. Se demander : « Qu’est-ce qui est essentiel pour moi à ce jour ? Travailler beaucoup ? Être avec mes enfants et ma femme ? »

Sauf que ce n’est pas toujours simple de savoir ce qui est bon pour soi…

Non, comme le dit le zen, il reste toujours le grand doute : « Est-ce que je vais réussir ? Est-ce que je suis sur la bonne voie ? » C’est inévitable. Et puis, le risque est de vouloir figer les choses : « Le bien, pour moi, c’est ça ! » Quand je cherchais un auxiliaire de vie, j’ai commencé par faire une sorte de portrait-robot idéal.

Ma femme m’a dit, à raison : « Tu te coupes de la réalité en faisant cela ! » C’est pareil pour le bonheur. Il est tentant de se dire : « Je serai heureux, je serai pleinement acteur de ma vie quand j’aurai ceci. » Non, le bonheur, l’action, c’est maintenant, aujourd’hui, à chaque instant, par chaque acte que je choisis de poser.

Parfois, les circonstances nous empêchent : nous devons gagner notre vie, supporter tel collègue, tel voisin, etc. Dans ce cas, pouvons-nous vraiment éviter de nous sentir victime de notre vie ?

Oui, je suis conscient que cette approche peut échapper à ceux qui se trouvent sous le poids du stress ou sous la pression d’un patron, par exemple. Je viens d’une famille d’ouvriers et je ne l’oublie jamais : mon père n’a jamais lu un livre, il était épuisé par son travail et n’avait aucune possibilité d’en changer.

D’abord, je crois, avec Spinoza, que tenter de voir ce qui nous a poussés à vivre de cette façon peut aider à nous libérer. Ne pas culpabiliser d’être stressé, d’être tombé dans un guet-apens ou d’avoir pris telle ou telle décision professionnelle. Car c’est une de ces « passions tristes » qui nourrissent l’idée du « j’aurais dû ». Non : nous n’avons pas toujours le choix.

Ensuite, ce qui me paraît essentiel, c’est de s’entourer d’amis et de les apprécier. « Prendre sa vie en main », « être acteur de sa vie » peuvent s’entendre comme des postures individualistes, mais c’est le contraire. Je crois profondément que cela passe par la capacité à partager ses expériences et ses émotions, et à demander du soutien à ses amis.

Il faut savoir nous décharger un peu de nos fardeaux pour être capable de maîtriser le peu qu’il nous est possible de maîtriser. Mais cela demande d’apprendre à faire confiance, et c’est du travail. Pour moi, en tout cas, qui ne suis pas d’une nature confiante : j’ai peur sans cesse, des maladies, de la mort… Mais j’y travaille, grâce à la méditation.

À vous entendre, nous pourrions penser que la méditation guérit de tout !

Non, je ne veux surtout pas laisser entendre que la méditation rend la vie plus belle ! Elle peut simplement aider à retrouver une certaine spontanéité. À profiter de ce que nous donne le présent. Le regard de mes enfants est tout sauf un dû, il peut disparaître demain, de même que la compréhension de ma femme, le soutien de mes amis… Au fond, pour moi, être acteur de sa vie, paradoxalement, ce serait savoir contempler ce qui est là. Tant que je fuis ce qui est sous mes yeux, je n’agis pas dans ma vie : je la subis en courant.

Vous vous apprêtez (au moment de cet entretien, en octobre 2012) à partir vivre un an en Corée avec votre famille : c’est un choix important. Qu’est-ce qui vous a décidé ?

Avec ma femme, nous nous demandions : « Qu’est-ce qui nous ferait vraiment du bien, là, aujourd’hui ? » Ma réponse a été : « Nous recentrer sur la méditation et prendre un peu le large. Partir… à Séoul ? » Elle a répondu : « Super ! » Passé la joie, je ne vous cache pas que nous avons été tentés de revenir en arrière : ici, nous avons des amis, les enfants sont heureux…

C’est là qu’intervient une vertu zen que j’aime beaucoup : la détermination. Ce n’est pas une obstination bornée, c’est le choix d’avancer, de progresser dans ce que je suis. Il est normal d’avoir peur du changement. Mais quand on tourne une page, on ne peut pas attendre que la page qui arrive soit identique. C’est toujours un saut dans le vide… Et c’est là que l’on mesure l’importance d’avoir à ses côtés une personne qui nous soutient et nous accompagne dans notre détermination.

Anne-Laure Gannac

Alexandre Jollien Petit traité de l’abandon, Seuil

Voir la vie en or

Les bouddhistes semblent toujours voir la vie « en or ». Matthieu Ricard, proche du dalaï-lama, commente pour nous le visage serein d’un bouddha khmer, afin de nous guider sur le chemin de cette paix intérieure.

bouddha or

Il y a de nombreuses façons de faire l’expérience du monde. Voir la vie en or, c’est essentiellement se rendre compte que tous les êtres, y compris nous-même, ont en eux un extraordinaire potentiel de transformation intérieure et d’action. Voir la vie en gris, c’est penser que celle-ci est vouée à l’échec et au malheur, que l’on ne peut rien en faire de bon, pas plus que l’on ne peut sculpter un morceau de bois pourri.

Le pessimisme reflète une vulnérabilité fondamentale à la souffrance, qui peut aller jusqu’au dégoût de vivre – le sentiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue parce que l’on est dans l’impossibilité de lui trouver un sens.

L’optimisme authentique permet d’utiliser chaque instant qui passe pour se transformer soi-même afin de mieux transformer le monde, pour apprécier le moment présent et jouir de la paix intérieure, au lieu de perdre son temps à ruminer le passé et à redouter l’avenir.

Comme l’écrivait Alain (in Propos sur le bonheur, Folio Gallimard, 1985) : « Quelle chose merveilleuse serait la société des hommes, si chacun mettait de son bois au feu, au lieu de pleurer sur des cendres ! »

Les yeux de la connaissance

Le Bouddha ne ferme pas les yeux sur le monde, mais tourne son regard vers l’intérieur pour mieux le comprendre. Il est comme le poisson d’or qui nage les yeux grands ouverts dans l’océan du samsara, le monde de l’ignorance conditionné par la souffrance.

Ce sont les yeux de la connaissance et de la compassion. Le Bouddha est en adéquation avec la réalité, car il perçoit la nature ultime des choses : l’interdépendance des phénomènes et la non-existence d’un moi autonome. Il reconnaît le potentiel d’éveil présent en chacun même lorsqu’il est dissimulé derrière les nuages de la confusion mentale et des émotions perturbatrices.

Le sourire de l’amour altruiste

Le sourire de Bouddha est l’expression d’un amour altruiste sans limites, fondé sur une juste connaissance de la nature des choses. Ce sourire reflète une bienveillance inconditionnelle, née du souhait que tous les êtres, sans exception, trouvent le bonheur et les causes du bonheur – sagesse, liberté intérieure et compassion –, et soient libérés de la souffrance et de ses causes profondes : l’ignorance et les toxines mentales – haine, désir obsessionnel, arrogance, jalousie. Nous sommes loin d’un optimisme béat qui peindrait en rose la triste réalité d’un monde mauvais.

Notre optimisme éclairé procède d’une attitude ouverte et créatrice qui permet d’embrasser spontanément l’univers et les êtres au lieu de se retrancher derrière le sentiment de l’importance de soi.

L’esprit de la plénitude

L’instinct nous dit que la conscience se trouve dans notre cœur. La science nous dit qu’elle a son siège dans le cerveau. Le bouddhisme, lui, la décrit comme un phénomène interdépendant avec le cerveau, le corps et l’environnement.

Quoi qu’il en soit, nos événements mentaux et nos émotions sont en corrélation avec l’activation, l’inhibition ou la synchronisation de diverses régions du cerveau. La méditation consiste à se familiariser avec une nouvelle façon d’être et d’agir liée à l’entraînement de l’esprit.

Sur le plan physique, les effets durables de cet entraînement sont permis par la malléabilité du cerveau sous l’influence d’un enrichissement intérieur qui s’ajoute à celui fourni par notre perception de l’extérieur.

Cet entraînement de l’esprit change notre interprétation du monde et notre façon de vivre les émotions. Il permet un épanouissement optimal, un état acquis de plénitude sous-jacent à chaque instant de l’existence et qui perdure à travers les inévitables aléas la jalonnant.

 

Équilibre de l’âme, entre corps et esprit

Avant d’être un état physique défini comme « absence de maux », la santé peut se concevoir comme une cohérence entre nos actes et nos aspirations profondes. Au fil de centaines de consultations, Michel Odoul a élaboré une approche de cet équilibre de l’âme, entre corps et esprit.

Définir ce qu’est le corps d’un être humain me paraît inutile, car il est, en tant que réalité physique perceptible et tangible, connu de tous. Il est en revanche nécessaire de revenir sur les notions d’âme et d’esprit, sans entrer toutefois dans un discours théologique ou religieux.

Ce n’est ni mon propos, ni l’objectif de cet article qui vise à montrer comment la pratique thérapeutique peut s’inspirer d’une vision de l’être humain radicalement différente de celle qui a cours actuellement dans nos sociétés. L’âme comme l’esprit sont des champs subtils, qui se dérobent aux tentatives d’explication.

fille bulles

La différence entre les deux est pourtant essentielle. Avec l’âme, nous nous situons à un niveau subtil qui a toutefois une relation directe avec le corps, voire avec la psychologie. Source de la conscience individuelle, l’âme est cette partie de la psyché humaine que l’on peut associer au Soi, à ce que les orientaux qualifient de Maître Intérieur.

Sa particularité réside dans sa « verticalité », dans son essence céleste. Nous sommes ici très près du Chenn (esprit incarné), des orientaux. Troisième composante d’un être humain, l’esprit est en amont de l’âme, il est indissociable du champ spirituel. Il est à l’individu incarné ce que l’air de la surface est au scaphandrier en eau profonde : un monde aérien dans lequel il peut aller chercher de l’air, du souffle et s’en nourrir sans que cela ne coûte rien à personne.

L’esprit est la source de l’âme, l’océan cosmique des orientaux d’où sont issus tous les Chenn – les esprits incarnés. Il est la matrice de l’âme, qui reste reliée à lui comme une sorte de cordon ombilical.

L’harmonie naît de l’esprit qui est le champ de l’équilibre parfait, de l’homéostasie, et c’est pour cela que cette notion est purement spirituelle. Il ne s’agit pas de la perfection figurée par la sagesse béate d’un vieillard barbu, mais d’une notion d’harmonie et de cohérence. Dans cette proposition de vision du sujet, le corps devient la résonance de ces champs plus subtils qui le transcendent.

Il se conçoit comme le « véhicule » de cet esprit qui n’est relié à lui que par ce fil ténu, sensible et fragile qu’est l’âme. Il en est le champ exécuteur, réalisateur et en même temps l’interface qui à la fois exprime ce qui émane de l’esprit, et à la fois lui renvoie les informations résultantes de ce qui a été exécuté, incarné. C’est donc sans doute ainsi qu’il va être possible pour l’homme de percevoir si l’harmonie existe entre son corps (et ce qu’il en fait) et son esprit (et les aspirations qui en émanent).

Cartographie de l’âme et du corps

L’esprit est un état de référence à la fois très élevé et simple à percevoir. Il se traduit par une cohérence de l’individu entre ce qu’il est, ce qu’il fait, et le contexte dans lequel les événements se déroulent. La psychologie nous permet de le subodorer, puisque l’on constate que lorsque nos actes au quotidien sont en cohérence avec nos aspirations profondes au niveau inconscient, nous connaissons un état d’équilibre et d’harmonie.

Nous avons tous connu des phases dans notre vie où nous nous sommes sentis étonnamment bien, en prise avec le monde, en paix, en tranquillité. Ce sont des signatures de cette cohérence. Cela nous permet de mieux envisager quand la souffrance s’inscrit et pourquoi.

C’est lorsque ce lien de l’être humain « conscient » avec sa source, son essence la plus subtile et la plus noble (inconsciente et à laquelle il n’a pas directement accès), se tend, se tord voire se coupe que l’individu ressent au plus profond de lui et dans son corps, cette rupture. Si l’âme est coupée de l’esprit, l’être humain est lui aussi perdu car il a rompu son lien avec la vie.

Il entre en survie, ou plutôt en survivance. Les maladies ou les souffrances que nous ressentons nous disent que notre âme est vrillée, tordue ou nouée. Le rôle du praticien est alors, à partir du type de tension qui existe au niveau corporel, d’identifier le type de distorsion de l’âme qui lui correspond.

« Il y a une cartographie relationnelle entre les zones du corps et les zones de l’âme»

Pensons à tous ces moments où l’on est dans sa vie à côté de ce qu’on devrait être et faire. Lorsque nous n’avons pas agi en notre âme et conscience, ne ressentons-nous pas un malaise ? Et ce malaise a une conséquence et une réalité physiologique. Répété, le comportement finit non seulement par s’inscrire dans le corps, mais par le léser, et en particulier les zones corporelles en relation avec cette structure particulière de l’âme.

En cela, l’âme est comparable à la colonne vertébrale. Selon la zone de la myéline qui est lésée, c’est telle ou telle partie du corps qui ne fonctionnera pas bien. De la même façon, selon le pan de l’âme qui a été blessé de façon répétitive, des conséquences physiologiques se produiront dans telle ou telle partie du corps.

Prenons l’exemple d’un événement vécu comme une trahison ou un abandon. Ces notions s’imprègnent dans la structure profonde de la personne. Sur le plan psychique et sur un plan plus spirituel, cela signifie qu’on ne peut plus s’appuyer sur celui ou celle qui a trahi. Les jambes, qu’on utilise pour aller vers les autres, et leur point d’appui, les hanches et le bassin, sont en résonance avec cela.

Lorsqu’on est amené à soigner des personnes qui ont des problèmes de hanche – arthrose, douleur etc. – il est troublant de constater qu’elles font souvent émerger un vécu de trahison et d’abandon. Il y a donc une cartographie relationnelle entre les zones du corps et les zones de l’âme. Nous sommes là en présence d’un système non pas magique, mais biochimique, qui fait le lien et l’interface entre ce qui passe dans les structures de l’âme et dans la réalité corporelle.

Insight

En thérapie, dans toute la phase de l’entretien, de la discussion, le rôle du praticien va être de décoder les tensions physiques, d’aider le patient à donner sens à ce qui lui arrive, et de le reconnecter avec ce qui est élevé et subtil en lui. C’est une méthodologie qui défroisse l’âme, même si elle peut amener parfois à donner sens à la pire des erreurs.

L’enjeu pour le patient, c’est d’avoir ce qu’on appelle en psychologie un « insight », ou dans les religions « une révélation », ce moment de reconnexion avec le sens que recouvre la douleur physique en fonction d’un comportement qu’on a eu.

Au bout de cinq ans de pratique de l’aïkido, je me suis mis à avoir mal aux poignets. Je ne comprenais pas pourquoi, j’avais de plus en plus mal et je continuais à pratiquer. Jusqu’au jour où je ne pus plus tenir et serrer les partenaires. Fait troublant : comme je ne pouvais plus les tenir et les serrer, mes techniques marchaient mieux ! Et là, j’ai eu un moment d’insight, de compréhension : mon corps me disait que dans mon rapport à la vie, j’avais tendance à trop serrer les choses, croyant que je pourrais ainsi les maîtriser.

Deux ans de tendinite aux poignets ont disparu en une semaine ; ça a été un effet de type
« révélation ». Ce sont des phases privilégiées, même si elles sont douloureuses, où l’on sent que l’on respire mieux, que l’on est plus léger. On s’est en fait reconnecté à quelque chose de plus aérien, on s’est en quelque sorte re-verticalisé.

En consultation, les gens ont souvent les larmes aux yeux à ce moment-là. Il est capital, car il sort le patient de la posture de victime et le rend acteur de la transformation. Il sait qu’il ne pourra s’éviter la souffrance liée à la distorsion que s’il change de comportement. A lui de voir de quelle manière et à quel rythme il peut le faire.

Signatures d’acceptation

La notion d’esprit est également importante dans les techniques énergétiques, en particulier lorsqu’on travaille sur le champ qualitatif le plus élevé. En médecine traditionnelle chinoise, un certain nombre de points sur tous les méridiens permettent de travailler non pas la quantité d’énergie mais sa qualité, sa dynamique ou valeur fréquentielle.

Moine lotus

Ce champ du qualitatif se subdivise en deux champs. L’un a trait au qualitatif basique et simple : par exemple, on va cadrer une présence de feu excessive qui se traduit par une sorte de tension émotionnelle. Dans un deuxième champ plus sophistiqué, on peut travailler sur ce que je qualifie de « signatures d’acceptation ».

Ce type de travail consiste à amener l’individu à accepter ce qui se joue dans son corps pour le reconnecter avec la dimension élevée de lui-même. Sans pour autant ignorer le symptôme, la nécessité de « lutter contre » lui est alors dépassée, au profit de sa compréhension dans une perspective globale.

Ce niveau d’action incroyable rejoint une notion majeure dans la médecine chinoise évoluée, non symptomatique : le ciel ordonne et la terre exécute. Cela signifie que c’est du subtil que vient la racine des choses. Ce qui se passe dans le dense, dans le manifesté, est l’exécution d’un «ordre» qui a émané du subtil.

Comme dans toute structure, lorsque l’exécutant n’exécute pas les ordres, il y a une tension. Dans cette perspective, la capacité de sens est cruciale. Elle suppose de prendre la chose telle qu’elle est, de l’accueillir au plus profond de soi. C’est la capacité de se distancier, parce qu’on va lui donner du sens, de quelque chose qui peut être une horreur.

En réunifiant l’être, la question du sens ramène un nouveau souffle dans nos âmes et nos esprits. Elle reconstitue le lien avec le causal, rendant ainsi au phénoménal sa juste place, celle de
« conséquence ». La question du sens, enfin, pacifie l’être, voire le soigne, comme je le crois profondément et comme le pensait aussi par exemple Victor Frankl, père de la « logothérapie » ou thérapie par le sens, tirée de son expérience de survie dans les camps nazis.

Combien de fois ai-je vu en consultation des cancéreux en phase terminale me dire : « J’ai parfaitement compris que je n’avais pas d’autres moyens de m’en sortir. » La personne sait qu’elle a été capable de rouvrir les connexions entre ces champs physiques dans lesquels elle souffre, qui vont peut-être la perdre, et des champs plus subtils dans lesquels manifestement une pacification a eu lieu.

Lorsque quelqu’un sait, au plus profond de lui-même, qu’il va vers la mort, il n’a ni envie, ni besoin de mensonge. La vérité transpire par tous les pores de la peau, par le regard, par le comportement. Et quand on travaille sur le corps de telles personnes, c’est extrêmement bouleversant, car c’est l’occasion de leçons de vie absolument incroyables. Jusqu’au dernier moment, la personne est capable de vous regarder sereinement dans les yeux, de vous parler, voire de se préoccuper plus de vous que d’elle…

La liberté contre la sécurité

Dans nos vies, nous avons réduit notre champ de conscience parce que nous sommes en état de survie, voire de survivance. Autrefois, durant les moments de prière, de méditation, on arrivait à faire un peu de silence en nous, pour que des informations venant de zones un peu plus profondes puissent émerger.

Aujourd’hui, le silence n’existe plus dans nos vies. La seule issue dans ces moments-là, c’est que quelque chose se mette à hurler en nous. Ça fait alors très mal. Plus on veut avancer dans la connaissance de soi, plus une grille minimale de lecture de la symbolique du corps va être nécessaire.

Mais en amont de cela, on peut résoudre 80 % des situations en s’arrêtant simplement quelques minutes lorsqu’on a une tension, une maladie ou une souffrance, et en se posant la question :
« de quoi cela me parle-t-il dans ma vie ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Pas lorsqu’on se fait une petite entaille en épluchant un oignon bien sûr ! Mais si on attrape froid trois fois de suite, on a mal au dos, on se met à avoir des migraines de façon répétitive, on se cogne plusieurs fois au même endroit, on a un accident, on se casse quelque chose.

« L’enjeu de cette réflexion sur le corps, l’esprit et l’âme, c’est de mener sa vie différemment »

RochersL’enjeu de cette réflexion sur le corps, l’esprit et l’âme, c’est de mener sa vie différemment, et de laisser des espaces libres et souples en nous où elle puisse s’exprimer. Nous sommes dans des sociétés et des cultures dans lesquelles tout est risque. On dit même que «ça risque de marcher»!

Il y a un virus de l’insécurité et de la peur. La perte du lien avec l’âme et l’esprit se traduit dans un domaine précis de nos vies, qui signe indéniablement la perte de confiance dans la vie et induit la tentation, la recherche absolue de sécurité. Or, on a constaté une chose : plus on est dans le mouvement, dans la liberté, dans l’autonomie, plus les choses qui en apparence apportent de l’insécurité, libèrent en fait la réalité physique, ce qui a pour conséquence une diminution des pathologies.

C’est en fonction de la manière dont l’individu aménagera des espaces de respiration dans sa vie qu’il instaurera un champ de liberté. La peur qui terrorise les individus parce que leur champ conscient est devenu dominant est la peur de la mort. La mort étant la fin du conscient, elle semble être aussi la fin de la vie.

Pourtant, fuyant la mort à tout prix, on l’instaure dans le vivant. Comment donner un sens à la vie sans donner un sens à la mort et dépasser ainsi l’image sclérosante du néant qui lui est associée ? Ne pourrait-on envisager, en cohérence avec ce qui précède, que la mort ne soit pas la rupture du lien, ni l’inverse de la vie, mais plutôt l’inverse de la naissance et un retour aux sources ?

Michel Odoul

 

Pratique de l’expérience spirituelle

Boules vie

Seul est en bonne santé l’homme qui, en tant que personne, est devenu transparent à son Être essentiel. En lui-même il a trouvé le sens de sa vie, la source inépuisable de guérison et de transformation, celle qui jaillit même de la souffrance.

Le principe et la source de mon travail, le centre de sa raison d’être, est l’expérience, révélatrice d’un Être essentiel, immanent à l’homme, et qui tend à manifester dans le monde une Vie surnaturelle.

La question qui se pose à moi et à tout homme est donc : comment le corps de destin conditionné par le monde peut-il acquérir une forme qui laisse transparaître l’Être essentiel qui l’habite ?  Comment la transcendance incarnée dans cet Être peut-elle prendre forme dans le monde ?

La double origine de l’homme qu’on l’appelle « céleste et terrestre » ou « spirituelle et naturelle » reflète l’expérience humaine primordiale de deux dimensions. Leur existence et leur intégration est le point de départ de tout travail thérapeutique.

La thérapie qui s’efforce de renouer les liens de l’homme avec son centre profond doit tout d’abord enseigner à prendre conscience de la qualité numineuse, à la percevoir, à la respecter à cause de ce qui nous touche à travers elle. Il faut former et développer l’organe sensible ou numineux, « l’autre sens ». C’est attitude qui ouvre l’homme tout entier à l’Être essentiel qu’il éprouve alors en lui-même et en toutes choses.

Aujourd’hui je sais qu’il y a, par la voie initiatique, un moyen d’abolir consciemment les limites du moi et de les dépasser : supporter l’insupportable. S’arrêter à la frontière du concept et le supporter. Alors naît la chance d’être accueilli par quelque chose de Tout Autre.

Plus encore : quelque chose de supranaturel s’éveille en notre conscience et efface toutes les limites. Un instant avant on était dehors, et tout à coup on est dedans, et en même temps curieusement chez soi. « Supporter l’insupportable » est devenu partie intégrante de ma thérapie.

Une foi vraie est une attitude d’esprit dans laquelle les mystères parlent sans avoir été « éclaircis » c’est-à-dire classés rationnellement. La lumière brille justement dans ce qui reste obscur à la raison.

Prendre conscience du numineux dans la nature est donc une des bases de la thérapie initiatique.

La pratique répond à ce qui, en l’homme, est à la fois aspiration nostalgique, question et promesse d’une transcendance naissant en lui comme force essentielle.

Les trois pierres angulaires de la thérapie initiatique : expérience de l’Être, conscience absolue établie sur elle, exercice fidèle, furent posées pour moi  au cours de ces années.

La conscience absolue exprime une exigence de l’Être essentiel qui abolit toutes les obligations vis-à-vis du monde.

La liberté qui donne naissance à la conscience absolue fait partie, en dernière instance, de la santé de l’homme en tant que personne. La conscience absolue exprime l’action de la transcendance qui nous habite et sa percée en nous.

Dès le début, il ne s’agit pas pour nous de servir une idéologie, mais de donner à l’existence humaine un sens qui s’appuie sur l’expérience fondamentale et la conscience de l’Être essentiel, le travail aidant à la réaliser en l’homme.

Comme l’intégralité de la personne prend racine dans le noyau, perceptible en sa qualité numineuse, une connaissance, un enseignement et une direction véritables de l’homme doivent se préoccuper avant tout de l’expérience, la libération, l’épanouissement et la précision de ce centre.

C’est une vision qui sur le plan de la liberté et de la guérison dépasse la santé, l’efficacité et la fidélité à la communauté pour embrasser la totalité de l’homme, jusqu’à la profondeur de son Être essentiel, dont l’expérience et l’intégration sont indispensables à la réalisation du vrai soi.

Il s’agit pour l’homme d’atteindre à la transparence intérieure qui le délivre des liens du monde.

Il peut alors devenir une personne qui en tout ce qu’il aime, vit et crée, laisse résonner l’Être libérateur et créateur.

Le zazen. Exercé de l’attitude correcte, comme une assise absolument immobile, l’esprit dégagé de tous ses contenus c’est-à-dire dans le vide total, cet exercice prépare le terrain pour une rencontre de l’Être.

En tout ce qui vit, l’Être apparaît dans sa triple unité : sa plénitude, son ordre, son unité.

zazen

Le sentiment de sa force fondée sur l’Être essentiel dépend de ce qu’il est. Ceci apparaît clairement quand, par rapport au monde, il ne possède plus rien, ne sait ni ne peut plus rien. Il est alors présent par la force de l’Être essentiel qui est au-delà de toutes les conditions.

C’est seulement dans la mesure où l’on comprend que tout bonheur ou toute souffrance, toute santé ou tout mal-être, traduisent chez l’homme le témoignage réussi ou manqué du véritable Être essentiel que l’on parviendra à le comprendre et à l’aider d’une façon juste.

Les trois signes royaux qui marquent le sage, c’est-à-dire l’homme parvenu à intégrer son Être essentiel. Il possède le grand abandon, la grande sérénité et le grand amour. Il a assimilé et fait sienne l’expérience d’une réalité dont la nature se situe au-delà du spatio-temporel au-delà des contraires.

Elle l’a rendu capable de percevoir et d’annoncer la vie dans la mort, le sens dans l’absurde et, dans la cruauté du monde, un amour supranaturel.

La vraie expérience de l’Être découvre le ressort de la vie humaine, c’est-à-dire, pour parler en image, sa situation de « citoyen de deux mondes ». En son être essentiel par contre, l’homme est citoyen d’un univers au-delà de l’espace et du temps.

Centré sur le moi, l’homme se sent chez lui dans une existence déterminée par l’espace et le temps, qui se déroule entre la naissance et la mort. L’Être essentiel signifie pour nous le mode de participation individuel de l’homme à l’Être divin au-delà de l’espace et du temps.

L’homme vit dans la tension entre sa conscience du moi, liée à l’existence spatio-temporelle, et son appartenance à cet Être auquel participe son Être essentiel. Le but de la vie humaine est d’intégrer ces deux pôles, celui de son moi attaché au monde spatio-temporel où s’écoule son existence, et celui de son Être essentiel enraciné dans l’Être.

La maturation consiste à résoudre (et non à dissoudre) cette tension par une attitude qui, dans sa petite existence, manifeste la grande Vie surnaturelle, vivante en son Être essentiel.

Manifester son Être essentiel dans le « vrai » Soi, par la transparence de sa vie est la vocation de l’homme.

Tant que l’homme n’a pas atteint les bornes de sa force, de son intelligence et de sa capacité d’attachement, qu’il ne se trouve pas ainsi en peine et en difficulté, il n’est pas prêt à l’expérience qui mène à la conversion.

Pour qu’une vraie transformation se produise il faut que l’homme ait atteint la limite des ressources qu’il trouve dans le moi : sans détresse intérieure, sans nécessité indiscutable, personne ne songe à se convertir.
 
Le contact avec l’Être, la présence totale de l’Être essentiel qui constitue notre plus grande Vie surnaturelle, ne nous rend pas insensibles à la peine dans notre petite vie. Au contraire il nous donne la pleine mesure de cette peine.

La souffrance purifie celui qui est parvenu à l’Être, alors qu’elle aigrit et assombrit l’homme prisonnier de son moi et le durcit dans son éloignement de l’Être essentiel.

Le signe caractéristique d’une expérience authentique de l’Être est la naissance d’une  nouvelle conscience, la conscience absolue.

Ces expériences où l’Être pénètre la conscience semblent finalement dépendre de la disposition d’esprit où nous nous trouvons pour les accueillir, et non pas de ces contenus.

L’expérience de l’Être ne devient possible que si cet axe fondamental de la vie naturelle est aboli, ou tout au moins affaibli.

Buddha

La profondeur de l’Être ouvre à l’homme les frontières du moi pour les dépasser. La transcendance ainsi éprouvée n’est rien que l’on puisse se représenter : elle est la Vie, inconcevable, qui crée, ordonne, libère. Elle apparaît par une nouvelle disposition d’esprit totale, par une qualité de caractère numineux qui investit tout événement.

Elle se manifeste par une attitude dans la vie qui n’est plus déterminée par un sens objectivement explicable mais qui, au contraire, remplit tout objet et tout état du moi naturel d’un sens plus profond.

La force de transformation de l’expérience mystique vient de ce qui s’exprime par elle d’une façon concluante, c’est-à-dire la plus grande vie éprouvée comme une plénitude qui soutient et régénère, un sens fondamental et un amour jaillissant qui saisissent et transforment l’homme.

De toute évidence, la foi véritable commence seulement quand, ayant atteint les limites de son entendement, l’homme se dépouille de sa superbe et renonce à l’illusion de comprendre et de maîtriser la vie par ses propres moyens.

Créer un rapport tension-détente et une respiration conformes à l’Être essentiel, autrement dit une formule fondamentale de vie en accord avec lui, est donc la condition d’une guérison possible car ainsi cette formule ne sera plus troublée par les perturbations périphériques inévitables dans notre vie. Au contraire, celles-ci la fortifieront et l’aideront à progresser.

L’attitude juste est celle où rien ne peut déplacer le centre de gravité ni faire tomber dans la crispation ou le relâchement, où la respiration passe sans barrières. C’est seulement ainsi que l’Être essentiel peut résonner.

L’Être essentiel avec son ordre et ses valeurs se lève de la plénitude indivise de l’Être qui, au-delà des contraires, de l’objet de l’espace et du temps, sans images, s’ouvrent seulement à l’œil et à l’oreille intérieurs et manifeste ce mouvement primordial où espace et temps sont absorbés dans un éternel maintenant.

Grâce à lui, notre réalité limitée à l’espace et au temps, objectivement définie et déterminée et l’ordre de transformation de notre vie en ce monde acquièrent un sens de constante création et de renouvellement qui n’est pas de ce monde.

L’Être essentiel est le mode individuel par lequel l’Être surnaturel est présent en l’homme et veut se manifester en lui et à travers lui dans le monde.

Ainsi existe-t-il deux manières de bien se porter : l’une grâce à la santé psycho-physique fonctionnelle par rapport au monde, l’autre obtenue par l’union avec l’Être essentiel.

L’homme ayant atteint la maturité est tranquillement en forme car il a renoncé à son moi et il est centré en son Être essentiel. Son attitude est celle d’indépendance tant à l’égard du monde que de l’attention ou de l’acceptation des autres.

Il repose en lui-même, il  exprime une liberté et une autonomie intérieures. Chez celui qui possède la maturité, la conscience de soi ne dépend pas de la position qu’il assume dans le monde mais de son enracinement dans le surnaturel.

Si quelqu’un est sur la voie, il reconnaîtra vite une mollesse ou une rigidité, non seulement parce qu’elles sont pénibles à son bien-être physique, mais parce qu’il y voit l’indice d’une déformation par rapport à celui qu’il est réellement et qu’il désire être.

Il sent que son contact avec l’Être essentiel est coupé, qu’il soit crispé, durci ou enfermé dans sa coquille ou au contraire négligent ou relâché, il sentira que ces attitudes sont « fausses » du fait  de leur inconfort ou parce qu’elles l’empêchent de fournir un travail suivi, mais surtout parce qu’elles compromettent la forme que son Être essentiel lui fait rechercher.

L’esprit souffle où il veut, mais comment devons-nous être pour percevoir son souffle et lui obéir ? Peut-être pouvons-nous entendre la voix de la transcendance à travers chaque état du corps, mais nous ne pouvons pas correspondre que par une certaine « forme » à ce qu’elle demande de nous, à ce qu’elle nous promet.

Nous ne pouvons lui répondre que si nous sommes dans la « forme juste », c’est-à-dire l’attitude qui est à la fois une « forme transparente » et une « transparence devenue forme ». Nous devons être transparents et réceptifs à la plénitude, l’ordre et l’unité de l’Être, présent en notre Être essentiel.

En nous, créatures conscientes, la Vie devient consciente d’elle-même dans la respiration ininterrompue de son devenir, dans l’éternel « meurs et deviens » de ses formes, dans le yin et le yang de son mouvement primordial. Par l’intériorisation vigilante de ce mouvement originel créateur et libérateur se réalise l’exigence d’être, par le corps, en conformité avec l’Être essentiel.

La forme qui nous est destinée sur ce chemin ne peut donc être qu’une forme de transformation, un état de tout homme assurant un mouvement sans fin d’évolution. Le but n’est pas une forme définitivement établie mais une formule de transformation devenue seconde nature et assurant, dans le corps lui aussi, une maturation constante.

Cela suppose que l’on soit, consciemment ou inconsciemment, en contact avec l’Être essentiel ou que l’on s’efforce de l’être. Cet effort, cette vigilance, maintiennent le corps que nous sommes en l’état d’équilibre fluide.

L’aboutissement de la condition humaine n’est pas une personnalité qui représenterait la forme ultime d’une évolution juste. Il ne s’agit jamais en effet de parvenir à une forme définitive, mais à une formule finale qui se réalise dans un devenir progressif continuel.

Le sens final de ce devenir est une « extinction », un épanouissement et un anéantissement dans le UN divin qui est, lui, au-delà du devenir et du disparaître.

La totalité ne signifie pas une perfection aboutissant au repos, mais la réalité vivante d’un chemin que seule détermine une « direction vers » dans un renouvellement constant. L’homme devient lui-même un chemin, une voie qui s’éloigne du devenu pour se diriger vers le non-advenu.

Aux yeux de l’Oriental, la simple idée d’une arrivée possible exprime déjà l’erreur essentielle, toujours aux aguets dans la conscience humaine, celle d’un but accessible, matériellement existant, qui représenterait la valeur ultime. D’où le vieil aphorisme : « Si tu arrives là où le Bouddha n’est pas, continue ta route. Si tu arrives là où enfin tu le trouves, fuis plus loin ! »

Car là réside le danger véritable : celui d’un arrêt. Penser qu’une chose puisse être réelle quand elle est établie et qu’elle dure est déjà une illusion. Le vrai réel ne se laisse jamais fixer. Dès que l’image de quelque chose d’établi se glisse devant lui, il disparaît.

C’est pourquoi, de ce point de vue et si l’on recherche la vie, la conscience qui produit la connaissance, parce qu’elle définit, fixe et distingue, établit, comprend et conceptualise, est la source de toutes les déviations. Une pareille affirmation, vraiment inouïe pour l’entendement occidental ne pourra jamais être prise assez en considération.

En effet, s’il est indiscutable que la conscience rationnelle est la condition de toute science et de toute organisation durable, son effet est désolant quand elle s’oppose à l’objectivement inaccessible car il vient du royaume de la réalité qu’on doit accueillir avec respect et de la conscience intérieure qui en dépend.

Celui qui cherche le réel dans une conscience libératrice ne peut s’arrêter sur le chemin. Il ne s’épanouira qu’en faisant sien le mot de Maître Eckhart : « L’Être de Dieu est notre devenir. »

La connaissance de sa vocation et la promesse que contient ce devenir sont une délivrance croissante devant les exigences du monde, celles auxquelles le fait d’être homme nous oblige d’abord à payer tribut en faisant de la pensée objective le but de notre vie. Cette pensée est le détour nécessaire, puis l’arrière-plan révélateur de la Vie qui, enfin, nous permet de nous épanouir dans l’Être supranaturel, au-delà des contraires.

Il est pourtant certain qu’une intégration parfaite des principes de vie oriental-occidental laisse seule entrevoir la forme la plus haute d’une humanité totale.

Karlfried Graf Dürckheim La percée de l’être : Ou les étapes de la maturité Le Courrier du Livre

 

La percée de l’Être

Etre

Grâce à la source sacrée de son Être, l’homme a la possibilité de vivre l’expérience intérieure, de subir des métamorphoses, et d’éveiller des forces témoignant d’une réalité plus profonde que celle reflétée par l’édifice de son propre esprit !

L’homme peut découvrir en lui cette Réalité qui, s’il s’en laisse pénétrer, le libère de la crainte de la mort, lui fait accepter ce qui est insupportable à sa raison ; et dans la mesure où il se trouve justement des plus solitaire, libère en lui une mystérieuse présence d’amour.

Le chemin de cette foi-là doit nécessairement passer par le détour de l’esprit humain ; ce n’est que l’échec de ce détour qui rend l’homme conscient et mûr, et lui permet d’entendre, en lui-même l’esprit de la vérité.

L’être est une réalité qui nous appelle intérieurement à travers une souffrance particulière ; il est la véritable Réalité, en nous et en chaque chose ; la vraie racine du sujet humain en face de laquelle notre moi n’est qu’un pseudo-sujet. Cet être caché par le moi existentiel, est le grand partenaire de notre vie ; si nous écoutons sa voix, il se révèle en sa qualité d’esprit sauveur.

Sauveur, en ce qu’il nous conduit à nouveau à l’Unité essentielle, nous donnant d’une façon totalement différente la sécurité, la perfection et la totalité. Seule l’expérience issue de notre Être, qui nous enseigne que toute chose a sa finalité — même la mort, le non-sens apparent et la solitude — ouvrira l’homme à cet être en lui, en sorte qu’il ne s’irrite plus de sa limitation temporelle.

Comment cet Être se manifeste-t-il ?

Un critère certain est le fait que notre Être exige toujours de nous l’acceptation de la vie totale, telle qu’elle se présente, avec sa douleur et sa souffrance; et que faisant fi de nos aspirations égoïstes, il ne tolère aucun repos, aucun arrêt ; bien au contraire, il exige que nous soyons toujours prêts au lâcher-prise, à accepter la mort.

Quel est le facteur décisif qui, dans n’importe quelle situation, procure le calme intérieur durable ; cette source de paix bienfaisante pour les autres? Voici la réponse : pouvoir abandonner cette résistance à ne pouvoir admettre, même vis-à-vis de soi-même, ses propres fautes et faiblesses; à ne pas être capable de descendre du piédestal sur lequel on s’est mis ; non seulement vis-à-vis des autres mais vis-à-vis de soi. C’est là une vieille vérité.

Une des tâches les plus difficiles donnée à l’homme est de renoncer à lui-même, au désir de se mettre en avant, à vouloir que le monde corresponde à l’idée qu’il s’en fait.

Seule l’indépendance qui jaillit du tréfonds de notre Être, et dont la croissance dépend non seulement de la reconnaissance de nos dons, mais également de leurs limites, est à la racine de cette « confiance » et de cette fierté authentique car elle est solidement fondée en elle-même.

La condition de toute fécondité est la capacité d’union avec un autre, c’est-à-dire celle d’ouvrir les barrières derrière lesquelles on se protège.

Mûrir c’est apprendre toujours à nouveau. La première vertu spirituelle est une objectivité incorruptible. La deuxième vertu est une calme assurance reposant sur un ensemble de valeurs objectives. La troisième est le témoignage de la profondeur.

C’est donc encore un signe de maturité que de rester ouvert à la transformation perpétuelle. Le deuxième signe de maturité est une sérénité qui ne se laisse jamais assombrir. Le troisième signe est une bonté immuable.

Devenir un avec la source de notre Être : tel est le chemin de la maturité intérieure. Le tout est de comprendre les signes, de les écouter et de les suivre fidèlement.

Manifester dans l’existence l’Être qui est au-delà du temps et de l’espace, et pas là même réaliser son être essentiel métapsychique, dans, et à travers la personnalité psycho-physique, telle est la destinée de l’homme.

La renaissance est un événement qui n’est pas réservé aux chrétiens ni aux représentants d’une autre croyance. Elle correspond à une aspiration fondamentale appartenant à la piété pré et post-théologique de tout homme ; elle prend racine dans toute expérience humaine fondamentale possible à un certain niveau de maturité.

Afin que la lumière surnaturelle resplendisse, trois conditions sont nécessaires

  • Avoir l’intuition de l’Être
  • Demeurer dans l’Être
  • Se fondre dans l’Être : sentir, s’ouvrir, s’intégrer

Vivre et cheminer un chemin conformément au devenir de son propre Être, faire coïncider l’existence vécue, au jour le jour, avec notre Être pressenti ; telle est notre destination.

La conscience de soi est le sentiment spontané d’une valeur propre une conscience chargée de la plénitude de l’Être, remplie d’une promesse intérieure qui rend fort et sûr de soi, tout en procurant un grand calme ayant sa source en lui-même.

Le sens de la méditation est de rapatrier l’âme dans cet Être qui ne s’ouvre que par l’expérience révélatrice et qui purifie l’homme de la domination du rationnel.

Mûrir, humainement parlant, consiste à vaincre l’aveuglement de l’autonomie du moi et du monde objectif, puis à découvrir le vrai Soi profond qui vit et œuvre librement en puisant à la source de son Être essentiel.

L’homme est prêt à s’engager sur le chemin de la maturité lorsqu’il a atteint les limites de son pouvoir naturel.

La maturité dont le fruit est le nouvel homme présuppose la fusion du moi et de l’être essentiel à son assurance, à sa suffisance, à son autonomie imaginaire.

Ce ne sont ni des paroles, ni des actes,  ni des œuvres qui attestent la vérité de l’Être, mais ce qui dans le silence émane directement du noyau de l’Être.

Karlfried Graf Dürckheim La percée de l’être : Ou les étapes de la maturité Le Courrier du Livre

 

Denise Desjardins et le bonheur d’être soi-même

Votre livre,  Le bonheur d’être soi-même» est accessible et stimulant. Qu’est-ce qui vous a donné envie de l’écrire et comment l’avez-vous écrit ?


Denise Desjardins : Je l’ai écrit pour insister sur un point essentiel de l’enseignement de Swâmi Prajnânpad : le nettoyage de l’inconscient (chitta chudi). Selon lui, la vérité est en nous, inaltérable, donc le bonheur. Mais pour l’atteindre, nous devons nous désidentifier des notions inculquées dès l’enfance. Il nous faut examiner nos croyances, nos convictions et nos jugements.

Et pouvoir les remettre en question. Si l’on est d’accord avec ce qui nous a été enseigné, on le garde. Dans le cas contraire, on le rejette car notre désaccord crée un conflit qui nous barre l’accès à notre propre nature. Swâmiji parlait de « se déséduquer ». Dans  La nuit obscure, Saint Jean de La Croix ne dit pas autre chose lorsqu’il parle d’« une forte lessive » comprenant les domaines émotionnels, intellectuels et les « habitudes imparfaites ».

J’ai mis un an à écrire  Le bonheur d’être soi-même. Écrire fait partie de ce que Swâmi Prajnânpad appelait « l’expression de l’être ». À l’époque où j’avais arrêté de peindre, il m’avait dit : « You can write » (« vous pouvez écrire »).

Pourriez-vous définir ce soi-même qui fait le titre de votre livre ?

D. D. : Être soi-même, c’est rejoindre une zone intérieure de tranquillité et d’énergie, mais c’est aussi donner libre cours à l’expression de son être et de ses désirs les plus profonds quels qu’ils soient. Ce qui ne veut pas dire se laisser aller à la paresse, ni faire n’importe quoi, en répondant à ses désirs les plus excessifs, sous prétexte de spontanéité.
Conservons toujours un garde-fou : ne nuire ni à autrui, ni à soi-même. Nous retrouvons alors une liberté, une aisance, une spontanéité qui constituent notre être véritable. Pour y parvenir, nous avons à nous délivrer de « soixante-dix mille voiles » disait le grand soufi Ghazâlî (XIème siècle)

Suffit-il pour s’en délivrer de lâcher prise comme vous le montrez par plusieurs exemples tirés de votre vie où, à chaque fois que vous lâchez prise, le destin vous vient en aide ?

D. D. : Le lâcher prise est une attitude intérieure, qui ne nous empêche pas de nous opposer si nous ne trouvons pas juste ce qui nous est demandé. Il ne s’agit pas de se laisser manipuler. Lâcher prise, c’est changer de niveau, s’intérioriser. Mais on ne peut le faire tant que l’ego décide constamment et veut toujours être le plus fort.
« Moi j’ai raison et l’autre a tort » dit l’ego.

On rejette la responsabilité sur ses parents, la société, le monde. Si l’on n’essaie pas d’élargir l’ego en s’ouvrant aux autres et en les comprenant sans les juger, l’ascèse reste incomplète. L’ego est un mécanisme protecteur qui se forme dès les premières peurs. L’enfant qui reçoit des coups durs se blinde pour se protéger et ne pas souffrir. Et puis, il oublie. Ce blindage l’empêche, une fois adulte, d’être lui-même et d’avoir un contact direct avec les êtres et l’environnement. Il faut donc s’en délivrer. Au cas où on n’y arrive pas seul, on peut avoir recours à une thérapie.

À supposer que nous nous attaquions seuls à nos blindages, quels conseils nous donneriez-vous ?

D. D. : Premièrement, retrouver l’origine de son principal « nœud du cœur » pour s’en libérer. Puis, cultiver son attention et sa vigilance par tous les moyens possibles : yoga, méditation, différents exercices appartenant aux différentes traditions. On peut aussi se programmer comme on le fait pour se réveiller le matin en visualisant certains moments de sa journée sur lesquels on projette la nécessité d’une vigilance particulière. Je conseille parfois d’acheter une montre qui sonne.

Au cours de sa visualisation, on se dit qu’à ce moment-là de la journée, on « changera
de chaîne » : on passera de la chaîne extérieure à la chaîne intérieure, tout en gardant la conscience de ce qui se passe à l’extérieur.

Et enfin, ne pas se décourager. On va échouer dix fois ou plus, mais si l’on est tenace, cela finira bien par marcher. Pour développer sa ténacité, on décide à la fin d’une méditation de ne pas lâcher le morceau. Ne culpabilisons surtout pas en cas d’oubli. Ne cherchons d’ailleurs pas à en faire trop. Certains décident dans un bel élan d’enthousiasme de méditer deux heures par jour. N’y arrivant pas, ils laissent tout tomber.

Qu’est-ce que les nœuds du cœur ?

D. D. : Je traduis souvent nœuds du cœur (Hridayat Granthi) par conditionnements. Nous sommes conditionnés par notre hérédité, notre éducation, nos traumatismes éventuels finissent par former un nœud. C’est une sorte d’emprise sur notre liberté intérieure. Chacun d’entre nous a son nœud spécifique qu’il s’agit de découvrir. Swâmi Prajnânpad parlait de « remettre droit l’ego tordu ». Le mental, les émotions et l’ego étaient pour lui trois fils qui tissaient la corde de ces nœuds émotionnels.

Avons-nous quelque chance aujourd’hui de rencontrer des maîtres tels que Mâ Ananda ou Swâmi Prajnânpad ?

D. D. : Tous les maîtres que j’ai connus ont quitté leur corps. Mais il existe sans doute en Inde des êtres, encore inconnus, qui marchent vers leur vérité intérieure. Chandra Swâmi, dans le nord de l’Inde, a beaucoup d’élèves. Un maître qui a pris le silence et répond par écrit aux questions. On dit aussi que le maître se révèle quand l’élève est prêt. Les maîtres extérieurs sont des aides destinées à la révélation du maître intérieur.

Mais attention de ne pas confondre le maître intérieur avec les messages, plus ou moins vrais, surgis de l’inconscient. On voit la différence par les résultats. Swâmi Prajnânpad nous invitait à écouter ses conseils, à les mettre en pratique, et à voir si cela marchait.

Vous dites que le but est d’être un avec l’autre. Et que, plus nous voyons l’autre différent de nous et moins nous en sommes séparés. N’est-ce pas paradoxal ?

D. D. : Au début de mes rencontres avec Swâmi Prajnânpad, il m’avait donné ce mantra : « Il est différent, elle est différente ». Cela a l’air tout bête mais si on reconnaît que l’autre est différent, on ne peut pas lui demander d’agir selon ce qui nous plaît. On ne peut pas l’obliger à nous aimer si ce n’est ni le moment, ni son inclinaison.


Plus on voit l’autre comme différent de soi et plus on quitte son propre ego. Ce qui permet une approche de ce sentiment d’unité avec toutes choses. C’est un contact de profondeur à profondeur et non d’épiderme à épiderme. Tous les êtres sont unis par leur profondeur ou par leur essence mais non par leurs surfaces, leurs personnalités toujours différentes.

Si vous avez une écoute concentrée et intense de l’autre, vous n’êtes plus égocentré. Ce qui crée un vide en vous, vide d’ego et de pensées. Ce vide a un pouvoir d’attraction sur l’autre : il sent qu’il peut aller vers vous, se confier. Ensuite, vous essayez de le comprendre, et même de le comprendre sans le comprendre : « Il m’a blessé mais c’est parce qu’il souffre ». Cette façon d’approcher l’autre est une préparation au sentiment d’unité qui peut surgir à tout moment.

Du lying vous dites qu’il vise à purifier l’émotion pour ouvrir le cœur à la réalité. Le lying est-il fait pour tout le monde ? L’âge peut il constituer une limite ?

D. D. : Il n’y a pas de limite d’âge mais cette méthode doit s’insérer dans une démarche intérieure. C’en est le tiers. Le lying s’avère nécessaire quand, après avoir essayé de comprendre ses comportements, on tombe sur « un os » incompréhensible : on reçoit des messages qui nous empêchent d’être nous-mêmes et de mettre en pratique l’acceptation, base de plusieurs enseignements. Si l’on ne peut pas voir véritablement ce qui est, c’est que l’on n’a pas pu accepter ce qui a été dans un passé plus ou moins lointain.

Quand on réalise que les empêchements à être heureux viennent d’une origine lointaine ignorée, de l’enfance ou d’un scénario antérieur, il s’agit de la retrouver, de bien comprendre ce qui s’est passé, de l’exprimer, et de se désidentifier de l’enfant qu’on a été ou du personnage du scénario. C’est difficile parce que nous avons des habitudes ancrées en nous (vâsanâs) qui sont notre façon de penser depuis notre enfance. Il est malaisé de se débarrasser des habitudes physiques mais encore plus des habitudes mentales du fait qu’elles nous rassurent quant à la pérennité de notre moi.

En pratiquant le fait de voir la différence, on se rapproche du but qui est de vivre dans l’équanimité, en commençant par dépasser le « j’aime/je n’aime pas », afin de parvenir à voir, sans aucun jugement, le caractère unique des êtres et des choses. Pour nous donner une approche du Brahman, Swâmiji disait : « Chaque chose est unique, chaque chose est neutre, chaque chose est Brahman ».

Vous reliez erreur et tension. Vous dites que les tensions nous empêchent d’être en contact avec la conscience. Donc, il faut se relaxer. Quelles pratiques nous conseillez-vous ?

D. D. : La tension provient le plus souvent d’une émotion, en général la peur, ou d’un conflit intérieur. On pense : « Je dois faire ceci mais j’ai envie de faire cela ». Swâmiji disait lorsqu’il évoquait l’état ultime : « Une parfaite détente de l’esprit, du corps et du cœur ».

La détente du cœur consiste à le délivrer de ses encombrements, ces nœuds dont je vous ai parlé. Pour cela le lying, ou bien d’autres thérapies sont nécessaires.
Ce qui empêche d’être détendu dans l’instant, c’est le refus des situations. Il s’agit de dire oui, d’accepter ce qui vient à nous en nous disant : « si c’est venu, c’est pour nous ». Même si c’est douloureux.

C’est un oui intérieur, franc et massif, même si nous disons non à l’interlocuteur. La détente du cœur est liée à une acceptation active. Le cœur est alors ouvert à l’autre et à la situation. La non adhésion à la situation telle qu’elle est crée le conflit et la souffrance. L’adhésion provoque la détente. « La tactique du oui » mène à la tranquillité intérieure qui permet d’être soi-même.

Quels sont les principaux obstacles sur ce chemin vers la détente et l’ouverture ?

D. D. : La culpabilité en est un. Elle est parfaitement inutile. Ce qu’on a fait dans le passé, on ne l’aurait pas fait si on avait pu agir autrement. La culpabilité est nocive parce que, jointe à l’autopunition, elle nous empêche d’être heureux et de mettre vraiment en pratique un enseignement. Elle déforme nos rapports sentimentaux, amicaux et professionnels, du fait que nous sommes inconsciemment convaincus d’êtres indignes de ce qui nous est proposé.

L’orgueil et la vanité en sont un autre. Un des pères du désert, Évagre le Pontique, disait que l’une des plus grandes difficultés sur le chemin intérieur était d’échapper à l’orgueil.
Troisième obstacle : les désirs. Certaines traditions parlent de les supprimer. Swâmi Prajnânpad conseillait plutôt d’essayer de les combler pour arriver à une liberté relative.

Une fois qu’ils sont à peu près comblés, on accède au désir essentiel. Lorsque Swâmiji me demanda : « Qu’est-ce que vous voulez ? », je voulais répondre
« être libérée ». Mais l’honnêteté m’obligeait à reconnaître que j’avais encore de multiples désirs: être aimée, m’exprimer, écrire. Une fois comblé, le désir tombe. À condition qu’il soit accompli consciemment. Il ne s’agit pas de l’accomplir en pensant :
« Ah ! Je ne devrais pas ».

C’est alors que l’on peut devenir le bhokta, celui qui apprécie ce qu’il vit. Apprécier permet aux choses de se transformer peu à peu parce que, en vérité, aucun désir ne peut être réalisé complètement. La nature du désir est absolue. Or, nos désirs concernent une société et des êtres situés dans le relatif.
On n’arrive pas à abandonner ses désirs par une volonté égotique mais après avoir vu que ce que nous avons essayé nous a apporté une joie si souvent suivie de déception.

Comprenant que la dualité est la loi de l’existence, on s’en sert le mieux possible. Lorsque survient le flux de l’agréable, on essaye de le vivre le plus consciemment possible et on se prépare ainsi au reflux, c’est-à-dire aux coups durs qui sont l’occasion d’un repli sur soi, d’une interrogation sur notre responsabilité dans cette difficulté. Un processus comparable au mouvement des marées.

Vous dites que connaître sa vérité intérieure n’a pas de prix. Cela vous conduit-il à jouir maintenant en permanence du bonheur d’être vous-même ?

D. D. : Je ne suis pas partie pour l’Inde à la recherche d’un super-psychanalyste mais dans un but de connaissance de moi-même. J’ai payé parfois très cher : l’introspection en profondeur a été très douloureuse. Mais je ne regrette rien, j’ai payé le prix de mon évolution. J’ai retrouvé l’origine de mes révoltes, de mes ressentiments, des difficultés relationnelles qui m’empêchaient d’entrer en contact avec ma vérité essentielle. Mes efforts ont abouti à une liberté vis à vis des réactions émotionnelles comme vis à vis des désirs les plus dérangeants.

Bien sûr, je désire que mes enfants vivent dans l’harmonie, que mes éventuels lecteurs trouvent quelque éclairage dans mes ouvrages. Il me reste le désir de transmettre ce que j’ai reçu. Bien que je ne puisse prétendre transmettre la grandeur et la qualité de ce que j’ai reçu, j’essaie d’être le canal le plus pur, le plus exact des vérités que j’ai comprises, assimilées et qui m’ont aidée à me rapprocher de plus en plus d’une tranquillité et de ce que Swâmi Prajnânpad appelait une aisance intérieure. Plusieurs traditions philosophiques considèrent d’ailleurs cette aisance comme le but de l’existence et l’atteinte du bonheur.

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Jacqueline Kelen : Éloge de la solitude

Beaucoup en ont peur. La fuient. N’osent pas l’affronter. Et d’ailleurs, vivre seul(e) n’est pas toujours très bien accepté. Et si la solitude était pourtant une richesse. Voire une aubaine ?

Explications avec Jacqueline Kelen, écrivain, auteur de L’esprit de solitude Ed. La Renaissance du livre

Solitude

Pourquoi faire l’éloge de la solitude ?

La solitude est un thème éminemment humain et dans un même temps, terriblement repoussé. Car on associe le plus souvent la solitude à l’isolement, à la séparation, au deuil, à l’abandon et donc à une grande forme de détresse. La solitude ressemble donc à épouvantail monstrueux qu’il faut fuir à tout prix.

Dans notre société, il n’est pas « normal » de rester seul(e), d’en être heureux, tout comme cela paraît suspect de ne pas vouloir d’enfant. Car beaucoup ne réalisent pas que choisir la voie solitaire, ce n’est pas vivre comme une âme en peine, abandonnée de tous.

De mon point de vue, c’est la solitude qui nous fait passer du statut d’homme mortel à celui d’être humain. Car elle nous met en contact direct avec nous-mêmes et nous offre un accès privilégié à notre richesse intérieure. Elle nous offre l’opportunité de nous découvrir, de rendre chacun d’entre nous unique et de nous ouvrir pleinement aux autres.

Elle nous délivre de l’isolement, en nous faisant passer du « moi », conditionné et dépendant car toujours en rapport aux autres, au « je » libre et responsable. La solitude est notre maturité.

Comment apprendre à « positiver » sa solitude ?

La solitude est souvent perçue comme une épreuve quand on l’expérimente après une rupture, un abandon, un deuil. Alors plutôt que de tenter de la fuir, il faut faire face et traverser cette épreuve. En se disant que c’est l’occasion d’une rencontre avec soi et une ouverture sur tous les possibles.

Au lieu de penser que l’on ne peut plus rien faire, que l’on devient inutile parce que l’on est seul, il faut au contraire plonger au plus profond de soi pour découvrir toutes les richesses que l’on possède.

Pour ce faire, je conseille souvent d’écrire. D’écrire dans un carnet ou un cahier, toutes les choses que l’on aimerait faire ou vivre, tous les rêves qui nous habitent sans laisser s’installer le barrage du rationnel. Et interrogez-vous sur ce qui vous en empêche.

C’est bien souvent le regard des autres. Prenez alors conscience que c’est vous qui créez votre vie, qui en êtes responsable, et non les autres. La solitude nous offre cette belle leçon : il faut d’abord attendre de soi et non des autres. Il faut d’abord savoir compter sur soi et s’aider soi-même. Et les autres viendront vers vous car ils ne seront pas là pour, en premier lieu, combler vos manques ou animer votre vie.

Est-il important de se ménager des moments de solitude quand on vit en couple ou en famille ?

Oui, car il est toujours important de garder le contact avec soi-même. Quand on vit en couple ou en famille, on finit trop souvent par croire que l’on n’existe plus sans l’autre. Il est donc important de cultiver son jardin secret, de prendre du temps pour soi sans culpabiliser (ce n’est pas un acte égoïste !), voire de se ménager un petit territoire bien à soi dans l’espace géographique familial.

Une autre façon de se retrouver avec soi-même peut passer par la méditation. Le simple fait de rester chaque jour, assis un quart d’heure sans bouger, les yeux clos, dans le silence, est un formidable moyen de s’enraciner au plus profond de soi-même, et donc dans sa vie.

Sans qu’il y ait pour autant d’implication religieuse ou spirituelle. Ce sont juste des retrouvailles intimes, un moment que l’on s’offre pour s’écouter, se comprendre, se recentrer. Et d’une certaine manière, se respecter.

Laurence Ravier

 

 

Nos états d’âme sont une porte vers l’éveil

Prenez une journée type de votre vie, il y a finalement peu de moments où vous vous trouvez sous l’emprise d’une grande émotion forte. Alors que les petits sentiments et les petites turbulences vous touchent en permanence. Vous vous levez, votre humeur peut dépendre d’un rayon de soleil, d’une bribe de musique… Christophe André, qui est psychiatre à l’hôpital Sainte Anne à Paris, appelle ces petits sentiments, mini émotions, micro turbulences des « états d’âme ». Pour lui, quelque chose d’essentiel se joue là, que nous avons trop tendance à négliger. Nous l’avons interrogé sur son livre qui s’intitule précisément « Les états d’âme » (éd. Odile Jacob).

Pour chaque grande émotion, une famille d’états d’âme

Nouvelles Clés : Le titre de votre nouveau livre laisse d’abord songeur. Les « états d’âme », qu’est-ce ? On croit connaître. On se dit que vous allez nous parler du spleen romantique, ou du blues adolescent. Et puis on s’aperçoit vite que votre idée est beaucoup large, quand vous nous racontez, en préambule, l’impression fugace, mais profonde, qu’a eue sur vous une petite scène du matin, avec cette enfant qui trébuche dans la rue, alors que son père l’accompagne à l’école. Rien de grave, mais pendant une seconde, vous avez perçu toute la frayeur de la petite, dans son regard. Et ce « rien du tout », ensuite, ne vous lâche pas de la journée et place celle-ci dans une atmosphère particulière…

Christophe André : Le spleen et le blues font assurément partie des états d’âme, mais il n’y a pas qu’eux. J’appelle états d’âme tous nos contenus de conscience qui mêlent des émotions et des pensées « d’arrière-plan », des sensations, des impressions, des feelings discrets, légers, en demi-teinte, qui n’ont l’air de rien, et qui pourtant nous influencent profondément En réalité, ils fondent notre humanité et notre lien au monde.

Le paradoxe, c’est qu’on ne leur accorde que très peu d’importance et je me suis aperçu qu’il n’existait sur eux quasiment pas de synthèses scientifiques. Et pas seulement parce que le mot « âme » est encore tabou. La psychologie contemporaine s’intéresse, à juste titre, aux émotions. C’est-à-dire aux grandes émotions, franches et entières. La colère. La tristesse. La joie… Quand une grande émotion nous habite, nous lui appartenons en entier, il n’y a momentanément place pour rien d’autre. Ça ne dure généralement pas. Les états d’âme, eux, sont en quelque sorte des sous-émotions qui durent des heures, des jours, des semaines !

Pour chaque grande émotion, il existe toute une famille d’états d’âme. Ce n’est pas la grande colère, mais le petit agacement, le vague énervement, la légère crispation, la moue de bouderie… Pas la grande peur, mais le petit sentiment d’intranquillité, de souci, d’agitation, d’inquiétude… Pas la tristesse abyssale, mais le soupçon de cafard, le petit coup de blues, le nuage de mélancolie. Et, de l’autre côté, ce n’est pas non plus le franc enthousiasme ni la joie éclatante, mais l’imperceptible euphorie, le sourire intérieur, la douce légèreté… Vues du dehors, ces sous-émotions peuvent sembler de peu de poids, voire dérisoires – et nous pourrions nous sentir gênés d’avoir à les exprimer. Vécues du dedans, elles sont incroyablement importantes.

En réalité, l’essentiel de notre vie intime est fait d’un tissage d’états d’âme. Prenez une journée type de votre vie, il y a finalement peu de moments où vous vous trouvez sous l’emprise d’une grande émotion forte. Alors que les petits sentiments et les petites turbulences vous touchent en permanence. Vous vous levez, votre humeur peut dépendre d’un rayon de soleil, d’une bribe de musique, d’une remarque minime de votre conjoint.

Vous marchez dans la rue, vous voyez un mendiant, ses yeux, ses mains, ou un graffiti sur un mur, ou telle saynète de rien du tout, à peine entraperçue, tel échange de mots ou de regards, pendant une fraction de seconde, entre des inconnus que vous ne reverrez jamais… Vous continuez à marcher, l’air de rien, mais en vous, quelque chose est venu subrepticement se planter, qui va vous accompagner longtemps. Qui va peut-être donner sa couleur au reste de toute votre journée.

Ces « rien du tout » qui colorent nos journées

N. C. : N’est-ce pas ce qu’en anglais, on appelle le « mood » ?

C. A. : Oui, mais ça va plus loin. Le mood, c’est l’émotion sans mot, qui fait que vous êtes de bonne ou de mauvaise humeur. L’état d’âme y ajoute un contenu verbal, une combinaison de sensations physiques, de micro-pensées, de souvenirs, de rêveries. Le champion du monde toutes catégories des états d’âme, c’est évidemment Marcel Proust. Or, que vit-il ? Il ne se trouve pas simplement dans un certain « mood ».

En marchant sur les pavés inégaux d’une ruelle de Combray, une légère impression physique de décalage entre ses deux pieds lui fait revenir en mémoire les rues de Venise, et tout un univers en demi-teinte va alors doucement émerger en lui. Un univers qu’un homme comme Proust cultive avec délectation, mais nous y sommes tous sujets.

Les états d’âme ne se contrôlent pas facilement : ils s’imposent à nous avec une douce insistance. Leurs sources sont multiples, à la fois physiques, biographiques, relationnelles, mentales… Certains états d’âme nous rivent au sol, d’autres nous connectent à des dimensions que l’on pourrait dire spirituelles. Leur enracinement dans le corps compte beaucoup. Des études ont montré que, si vous interrogez différentes personnes sur ce qui les préoccupe dans la vie, vous n’obtenez pas les mêmes phrases, selon qu’elles vous répondent avant ou après une marche de vingt minutes dans la nature.

Après, la plupart des gens voient les choses de façon nettement plus positive. Mais l’influence « spirituelle » n’est pas moindre : un visage, une phrase, la vue d’un coin de ciel, un chant d’oiseau, le vol d’une feuille morte prise dans un tourbillon, peuvent vous faire changer d’état d’âme. Avec ce bref instant d’incertitude : allez-vous enregistrer la chose en vous, ou pas ? Ne seriez-vous pas en train de partir dans un léger délire, hors réalité, et ne faut-il pas oublier tout ça très vite (ce que nous faisons sans arrêt) ?

Ou ne serait-ce pas, au contraire, la vraie vie qui vous fait signe, par cette petite lucarne, alors que le reste de votre journée se déroule dans l’insignifiance ? Les états d’âme sont donc une espèce de carrefour, une chambre d’écho, à l’interface entre le dehors et le dedans, entre le corps et l’esprit, entre hier et demain, entre nos pulsions et notre culture, entre nous et les autres. Nos états d’âme sont peut-être tout simplement notre conscience.

Une fois installé, l’état d’âme de nous lâche plus

N. C. : Sans être manichéen, votre livre classe les états d’âme en deux grandes catégories : ceux qui nous font souffrir et ceux qui nous font du bien.

C. A. : Absolument. Au départ, en dehors de mon amour pour Rilke, Proust, Pessoa ou Cioran (les maîtres de la question sur le plan littéraire), c’est tout de même mon métier de thérapeute qui m’a poussé vers ce sujet. À l’hôpital Sainte Anne, je m’occupe beaucoup des personnes souffrant de « troubles émotionnels », notamment les grands dépressifs et les anxieux, que leur maladie n’empêche pas de vivre, comme le ferait la schizophrénie, mais qui sont malgré tout quotidiennement très handicapées.

Au fil des années, je me suis orienté vers la « prévention des rechutes ». Après un épisode dépressif ou anxieux sévère, on réussit à ramener la personne dans un état, sinon parfait, du moins assez confortable pour qu’elle puisse reprendre le cours de son existence. Mais elle demeure fragile, vulnérable, souffrant d’une sorte d’inaptitude au bonheur et de manque d’estime de soi – des thèmes que j’ai abordés dans mes livres précédents. Comment faire pour l’aider à se maintenir à flot ?

C’est alors que je me suis aperçu qu’il existait beaucoup de données montrant que la plupart de ces personnes régulaient mal ce que j’appelle leurs états d’âme. Selon les heures, les jours, les saisons, elles sont sujettes à des ruminations, à des coups de cafards, à des bouffées de nostalgie… Ce n’est pas de la franche dépression, ni de l’anxiété massive, ça reste léger. On est agacé, énervé, dégoûté, désabusé, on se laisse envahir par le ressentiment. Et ça s’installe, ça dure, pendant des semaines… préparant en fait le terrain à une rechute grave. D’où l’intérêt de trouver comment éviter ça, en apprenant à gérer nos états d’âme. Et c’est ainsi que la méditation a fait son entrée dans un hôpital comme Sainte Anne…

Mais avant d’en venir aux actions à entreprendre, et particulièrement à la méditation, je voudrais insister sur cette caractéristique de l’état d’âme, qui est de s’installer et de durer. Si un automobiliste vous fait une queue-de-poisson sur la route, une brusque bouffée de colère peut vous envahir, prenant toute la place pendant un moment, mais certainement pas pendant toute la journée. Alors que l’état d’âme persiste.

Quelqu’un nous a dit une petite phrase qui nous a blessé ; il aura beau s’être excusé, la petite phrase reste. Elle peut nous tourmenter longtemps, tournant en ritournelle : « Et si c’était vrai ? Et si j’étais vraiment comme ça ? Et si c’était un signe qu’en fait, il (ou elle) ne m’aime pas ? » Un rien peut mobiliser en nous de longues ruminations. Le problème, c’est que ces ruminations sont souvent très subtiles – puisqu’elles se nourrissent de réflexions, de sensations ou de souvenirs réels – beaucoup plus que les grandes émotions, qui ont un côté brut de fonderie. Les grandes émotions nous uniformisent : en proie à une immense frayeur, nous faisons tous la même tête, alors qu’un simple embarras nous laisse toute une gamme de physionomies possibles.

Ce raffinement fait aussi que beaucoup d’états d’âme négatifs nous sont chers. Nous pouvons véritablement les chérir. Victor Hugo n’est pas le seul à parler du « bonheur d’être triste »… Cette ambivalence peut être une richesse, quand nos états d’âme mêlent en nous des sentiments contradictoires, comme dans un « sucré-salé » émotionnel et mental. Mais elle peut être aussi purement névrotique : par exemple quand nous ne connaissons rien d’autre que le ressentiment, ou le mépris, parce que nous avons grandi dans une famille qui en était imbibée, et que, du coup, c’est dans cette atmosphère que nous nous sentons sécurisé, « chez nous » – alors que la sollicitude et la gratitude, elles, nous paraissent suspectes et nous mettent mal à l’aise. Il y a un faux confort de la négativité, qu’il convient de débusquer.

Les humains sont plutôt contents de vivre

N. C. : Passons donc à l’action. Supposons que de tels états d’âme névrotiques soient mon atmosphère intérieure habituelle, que puis-je faire ?

C. A. : D’abord commencer par les repérer en vous. Reconnaître vos états intérieurs, les comprendre, accepter leurs fluctuations… jusqu’à une certaine limite. Et ne pas vous laisser piéger, notamment par les mots. Car nos états d’âme moyens sont plutôt positifs, alors que, curieusement, le vocabulaire que nous employons pour les décrire, est majoritairement négatif. Ce paradoxe se retrouve dans la plupart des langues, où les études sémantiques ont montré que les adjectifs destinés à la description des états intérieurs étaient aux deux tiers, voire aux trois quarts négatifs : ils décrivent des ennuis, des tracas, des insatisfactions, des vexations, etc.

Comme si d’instinct, les cultures humaines avaient cherché à s’en prémunir… Alors que, quand on suit une population de près, comme peuvent le faire certaines études universitaires américaines, on s’aperçoit qu’à l’exception des 10 à 20% de personnes souffrant de véritables troubles psychologiques, l’immense majorité d’entre nous passe la plus grande partie de ses journées dans des états positifs.

N. C. : Comment parvient-on à mesurer cela ?

C. A. : Ce sont des études lourdes. On équipe des centaines de personnes de petits beepers, qu’elles portent dans leur poche ou leur sac, et qui font « bip-bip » de façon aléatoire plusieurs fois dans la journée. Quand ça sonne, vous devez cliquer sur une échelle de « smiley », qui va de « très euphorique » à « totalement cafardeux ». Et le résultat, confirmé par les sondages sur le bonheur, est sans appel : les humains sont, en moyenne, plutôt contents de vivre. Cela paraît d’ailleurs logique : sinon, je pense que l’humanité se serait suicidée depuis longtemps !

Vous me direz que c’est peut-être ce qu’elle a finalement décidé de faire aujourd’hui, de manière indirecte, en sabotant la planète… Mais… je ne crois pas. Je suis globalement optimiste. Même s’il faut évidemment, comme d’habitude, moduler ce genre de généralisation suivant différents critères, par exemple en fonction de la culture. Vous avez des nations qui cultivent volontiers la plainte et son esthétique en demi-teintes. Prenez le saudade portugais. Ou le blues afro-américain ! Comment ne pas reconnaître la beauté de ces plaintes-là ? Du coup, je dois avouer qu’à un moment donné de ma recherche, je me suis retrouvé complètement perdu. Les états d’âme constituent un monde infiniment complexe, qui semble partir dans tous les sens !

Le credo trompeur des anxieux

N. C. : Les états d’âme sont aussi anciens que l’être humain ?

C. A. : Prenez un peu de recul, vous vous rendrez vite compte qu’il s’agit de dimensions qui n’ont émergé que très récemment dans l’histoire. De même qu’il y a eu des hommes préhistoriques, avant les civilisations, de même ont existé, et existent encore, des hommes prépsychologiques, pour qui tout ce nous disons ici ne correspond à rien.

Du moins à rien de conscient. Il ne faut pas remonter loin. Je parle tout bonnement de mon père et de beaucoup de nos contemporains d’avant les années 60-70, dont l’existence était exclusivement tournée vers la survie matérielle. Pour ceux-là, hommes et femmes, se préoccuper de ses états d’âme aurait été considéré comme une marque à la fois de faiblesse et d’égoïsme. Cette résistance à toute forme de ressenti intérieur pouvait sans doute, à certains moments, leur donner plus de force – dans la logique du « marche ou crève ». Mais avec beaucoup d’illusions.

Ce sont par exemple des gens qui mouraient souvent tout de suite après avoir pris leur retraite – quand ils en avaient une -, soudain assaillis par des états intérieurs dépressifs qu’ils ne comprenaient absolument pas. L’homme prépsychologique vit dans une logique sacrificielle muette.

D’une façon un peu analogue, la personne anxieuse développe tout un « credo d’intranquillité », dont elle s’imagine qu’il la prémunit contre les multiples menaces dont l’avenir lui semble chargé. Pour l’anxieux, ne pas s’inquiéter serait une faute grave. Il faut se préoccuper d’une multitude de dangers en permanence, ne jamais « bêtement » se réjouir, ne jamais baisser la garde, etc. Or, les anxieux et les pessimistes aux états d’âme sombres font-ils mieux face aux problèmes, quand ceux-ci leur tombent dessus pour de bon ? Pas du tout, au contraire !

Partant de l’idée que « si je ne meurs pas du cancer, un autobus m’écrasera sûrement », le négativiste et l’à-quoi-bonniste sont, malgré leur inquiétude, incapables de mettre en place une pratique de santé préventive (alimentation saine, exercices physiques, etc.). Et en cas de crise, ils tombent les premiers. En un mot comme en mille, nous ne réalisons pas encore à quel point l’irruption de la psychologie, à partir des années 60-70, a enrichi l’existence de millions de gens, individuellement et collectivement.

Car connaître et pacifier vos états intérieurs ne conduit pas seulement à un soulagement de vos souffrances et à un épanouissement de votre bonheur : c’est bon pour le monde entier. Plus je souffre, plus je me rétracte sur moi-même. On est bien plus capable de s’intéresser à ce qu’il y a autour de soi si l’on ne souffre pas trop. Mieux : cultiver ses états d’âme positifs est un phénomène contagieux. Au sens propre : une étude américaine l’a magistralement démontré.

N. C. : Permettez-moi de revenir sur cette notion d’homme « prépsychologique ». Comment pourrions-nous réellement savoir ce qui se passait dans l’esprit de nos ancêtres ? Un humain des Lumières, ou de la Chine antique, ou même un chaman paléolithique ne pouvait-il pas connaître ses états d’âme ?


C. A. : Si, bien sûr. L’introspection est aussi vieille que l’humanité : devenir humain, c’est accéder à la conscience de soi, cette « conscience réflexive » qui nous permet de nous prendre nous-mêmes comme objet de réflexion. On retrouve cela par exemple dans le très vieux mythe mésopotamien de Gilgamesh, avec le personnage d’Enkidu, qui cesse d’être un animal et devient un homme par la prise de conscience de ses émois intimes.

Mais ce que j’appelle les « hommes prépsychologiques », ce sont tous les humains qui n’avaient ni le loisir ni le goût de descendre en eux-mêmes. Cependant, pas besoin de remonter à la préhistoire ! Nous sommes toujours entourés de personnes qui feront tout pour ne surtout pas regarder en elles-mêmes : parler, s’agiter, regarder la télé, rigoler entre copains, bricoler, faire du sport, faire, faire, faire, mais ne surtout pas s’introspecter.

N. C. : Venons-en donc à la pratique : une fois convaincu qu’il me faut me préoccuper de mes états d’âme, comment réguler en moi ces univers intérieurs fluctuants ? Toute la fin de votre livre y est consacrée. Le mot méditation résume-t-il bien l’ensemble ?

C. A. : Voilà plusieurs années déjà que nous pratiquons avec nos patients de l’hôpital Sainte Anne des exercices de médiation de « pleine conscience ». Il n’y a là aucune dimension religieuse ou philosophique, nous leur apprenons simplement à amener leur conscience ici et maintenant. Comment ? En passant « derrière la cascade », comme dit une belle image de la tradition zen.

C’est à dire en les habituant peu à peu à regarder déferler en eux le flot de leurs pensées, de leurs émotions, de leurs états d’âme de toutes sortes, avec ces quelques centimètres de recul qui vont faire qu’ils ne vont pas les prendre sur la tête, tel le randonneur qu’il s’est glissé entre la roche et la chute d’eau. C’est à la fois très simple et, évidemment, très compliqué au début. Nous nous identifions totalement à nos états d’âme, comment nous différencier d’eux ? Les techniques de base sont fondées principalement sur la respiration et sur l’attention accordée à chaque détail.

Accomplir chaque geste, ressentir chaque état d’âme de la façon la plus consciente possible. Être présent. Les anxieux, les inquiets, mais aussi les excités, les survoltés, ne sont pas présents. Ils sont enlisés dans le passé ou furètent dans l’avenir. Il y a de véritables maladies de l’anticipation, qui interdisent le bonheur…

Alors on ferme les yeux, on essaye de se concentrer sur sa respiration, on écoute les bruits qui nous entourent, sans s’y accrocher, et on regarde passer ses pensées et ses ressentis. Ce n’est pas la même chose, d’être triste et de se regarder en train d’avoir des pensées tristes. Il y a un petit décalage qui fait toute la différence, en nous permettant de percevoir jusqu’où notre tristesse est légitime, jusqu’où il est bon de la suivre, et à partir d’où il faut la lâcher.

En psychothérapie, ces exercices ont de multiples vertus. Ce sont d’excellents outils contre la rumination. Ils vous reconnectent à la réalité de la vie. Quand vous pratiquez la méditation régulièrement, vous devenez capable, marchant dans la rue, de brusquement vous arrêter et de vous nourrir de la beauté d’un lieu. De croiser un regard. D’entendre une musique. De redresser votre corps. Vous étiez là, en train de ruminer, ou d’anticiper, perdu dans un ailleurs, sans voir ni sentir le monde autour de vous. Et tout d’un coup, vous vous réveillez.

N. C. : Votre livre sur les états d’âme est dédié à Matthieu Ricard…

C. A. : C’est un homme qui incarne énormément de choses. Je lui dois beaucoup. Il m’a notamment initié à la lecture de certains textes bouddhistes. Quant à l’apprentissage de la méditation psychothérapeutique, je le dois à Zindel Segal, un enseignant en psychiatrie de l’université de Toronto qui, avec son confrère Jon Kabat Zinn, fait partie des pionniers qui ont introduit la méditation dans les cercles scientifiques nord-américains, dans les années 90.

En Europe, les psychologues Lucio Bizzini et Pierre Philippot ont aussi joué un rôle important. Dix ans plus tard, quand nous avons commencé à parler de ces histoires de méditation dans les institutions psychiatriques françaises, on nous a regardés avec un très mauvais œil. Nous étions soit des fous, soit une secte ! Et puis les études et les preuves sont arrivées. À Sainte Anne, la méditation de pleine conscience fait désormais partie des outils que nous utilisons couramment, en prévention des rechutes anxieuses ou dépressives.

Je médite moi-même régulièrement. Quand je me lève, j’essaie d’y consacrer dix à vingt minutes. Ensuite, il est recommandé de vivre en pleine conscience tout au long de la journée, et pour cela, à certains moments, de ne faire qu’une chose à la fois. Quand on mange, ne pas parler, ne pas écouter la radio, ne pas lire, juste bien sentir le goût de ce qu’on mange, de ce qu’on boit. Quand on est en train de marcher, ne pas téléphoner en même temps, juste se centrer sur l’action en cours : que fait mon corps quand il marche ?

Comment respirent mes poumons ? Comment je tiens ma tête ? Quels sont les bruits autour de moi ? Le soir, quand vous vous mettez au lit, ne pas prendre la pile des revues ou votre passionnant bouquin : juste ne rien faire. Se sentir vivant. Sentir son corps qui respire avant la nuit, sentir si son état musculaire est fatigué ou non. Au début, quand j’ai commencé à pratiquer ces exercices, le soir, ma femme s’est demandé si j’étais tombé malade, ou si je lui faisais la gueule, à rester comme ça, immobile, à regarder le plafond au lieu de me plonger dans mes journaux !

À nos patients, nous apprenons que cet état de « présence » les ouvre aux autres et à la compassion. C’est une condition sine qua non de tout vrai dialogue. Penser que ces leçons de sagesse multimillénaires, venues d’Orient comme d’Occident, puissent nous servir efficacement dans nos vies modernes, et jusque dans nos hôpitaux psychiatriques, est quelque chose de très réjouissant.

N. C. : Mais comment se comporte le « grand sage » vis-à-vis de ses propres états d’âme ? D’ailleurs en a-t-il encore, ou les a-t-il balayés ?

C. A. : Mais pas du tout ! Le sage, ou l’être éveillé est extrêmement sensible, mais conscient de l’être. Je pense qu’il connaît une infinité d’états d’âme, qu’il les accueille en toute conscience, mais ne les laisse pas forcément prendre les commandes de ses jugements et de ses choix. Il sait garder ses distances vis-à-vis d’eux, mais aussi les utiliser pour agrandir sa compassion.

Quand on travaille la méditation en pleine conscience, on apprend que, si l’on est capable d’éprouver de la tristesse pour le sort des autres, cela élargit notre ouverture au monde. Il y a donc un juste milieu à trouver entre se laisser totalement emporter par sa subjectivité et la nier. Notre subjectivité est, par définition, très relative, mais la sagesse se retrouve à tous les niveaux de la société. Les chercheurs du nouveau courant de la « psychologie positive » américaine font à ce sujet des recherches très intéressantes.

Par exemple, ils demandent à un panel d’hommes et de femmes de réagir à une phrase comme : « C’est une jeune fille de 16 ans qui veut se marier. Qu’en pensez-vous ? » Vous n’avez pas idée de la variété des réponses ! Beaucoup réagissent négativement : « 16 ans, quelle horreur ! Je pense que cette pauvre gamine a dû être maltraitée », ou bien : « Cela doit se passer dans une culture terriblement sous-développée. »

Mais vous avez aussi des réponses comme : « Elle doit avoir de bonnes raisons », ou « Ses parents sont peut-être morts et elle a trouvé quelqu’un pour la sécuriser », ou même « Elle va peut-être mourir et veut se marier avant, pour avoir au moins connu ça » – qui sont autant de réponses que l’on pourrait qualifier de sages. Je pense que nous vivons un temps où il y a moins de « grands sages » légendaires, mais beaucoup plus de petits comportements de sagesse. Beaucoup d’éclairs de lucidité – chez les seniors, mais plus souvent encore chez les enfants et les jeunes. De toute façon, la sagesse n’est pas planifiable. Beaucoup de leçons de sagesse m’ont été données par mes patients.

N. C. : Récuseriez-vous le terme de spiritualité ?

C. A. : Il me va tout à fait. Je peux l’entendre à deux niveaux. Personnellement ou en tant que médecin. Comme psychiatre et psychothérapeute, il est possible aujourd’hui de parler de spiritualité, très prudemment, à un niveau purement scientifique. Nous savons que nos patients qui cherchent à pousser leur vie au-delà du matérialisme, se portent globalement mieux que ceux pour qui celui-ci représente un horizon infranchissable. J’y consacre tout un chapitre de mon dernier livre : les sociétés purement matérialistes comme la nôtre ont un côté psycho-toxique qui fait des ravages. De ce point de vue, le contrepoids d’une quête « spirituelle » représente un grand soulagement. Évidemment, il faut désamorcer toute référence à des églises, des dogmes ou des sectes…

N. C. : … pour parler de « spiritualité laïque » ?

C. A. : Certainement oui… En fait, il n’est pas facile de définir ce qu’on entend au juste par « spiritualité ». Disons que, aussi bien à titre personnel que professionnel, c’est une notion qui sous-entend un lâcher prise, une humilité, l’acceptation d’un certain mystère quant à notre vraie nature et à celle de l’univers autour de nous. J’ai du mal à en dire davantage sur la définition théorique.

Par contre, j’observe, dans ma vie quotidienne et dans ma pratique clinique, des exemples concrets de comportements qui me semblent bien « spirituels ». La recherche d’une communication non violente. Le besoin de comprendre ce que ressent l’autre. Et aussi une aptitude à être présent et à laisser ses états d’âme cheminer en soi. Si je croise un enterrement, vais-je prendre un instant pour me dire : « Quelqu’un vient de partir. Un jour ce sera mon tour.

Si cela m’arrivait aujourd’hui, aurais-je achevé mes tâches ? » Est-ce que je sais me laisser envahir par une interrogation sur le mystère des choses essentielles ? Suis-je capable de contempler, de prendre le temps de m’arrêter devant un brin d’herbe, un arbre, un oiseau qui sautille… Pas simplement parce que c’est un beau spectacle, mais aussi en pensant que d’autres humains ont contemplé la même chose il y a dix mille ans, et en espérant que d’autres pourront encore le faire dans dix mille ans. Et moi, que sera devenue ma poussière d’ici là ? Accepter de regarder ce qui me dépasse infiniment, sans en avoir peur, mais sans chercher non plus à le maîtriser, cela s’apprend.

Bien sûr, on peut aussi passionnément chercher à en savoir plus et croire dans la science, cela n’est absolument pas contradictoire. Certes, l’idée de la mort est a priori très déstabilisante, mais surtout pour celui qui n’y pense jamais, pour celui qui n’a justement aucune spiritualité ! Se sentir profondément calme face à ce qu’on ne comprendra jamais contribue à notre bien-être au sens le plus large.

N. C. : Je voudrais terminer sur deux citations que vous faites dans votre livre. La première est de Jean Anouilh : « On dit toujours : entrez en vous-même, entrez en vous-même ! J’ai essayé. Il n’y a personne. Je suis ressorti vite fait ! » La seconde est de Maître Eckhart : « Dieu nous rend souvent visite, mais la plupart du temps, nous ne sommes pas chez nous. » En somme, vous nous conseillez de faire le cheminement de l’une à l’autre…

C. A. : Anouilh décrit effectivement une réalité très générale : la difficulté à nous poser et à réfléchir sur nous. Eckhart nous transmet une leçon essentielle, que nous tentons de transmettre à notre tour à nos patients quand nous leur apprenons à méditer. Bien sûr, ça nous concerne tous.

Dieu qui vient nous visiter ? Mais c’est cet ami qui nous parle et que nous n’écoutons pas, parce que nous pensons à autre chose. Ou c’est notre enfant, à qui nous racontons une histoire, le soir, mais sans être vraiment présent, parce que nous avons des soucis. La pleine conscience, c’est la capacité de se dire : « Je suis en train de raconter une histoire à mon enfant. C’est un moment infiniment précieux. Ou bien : « Mon ami se confie à moi. Je l’écoute et tente de l’aider au mieux. C’est génial, d’être vivants, l’un en face de l’autre. »

 À lire : Les état d’âme – Christophe André – éd. Odile Jacob

Propos recueillis par Patrice van Eersel pour la revue Clé

 

Christophe André : Vivre en pleine conscience

Christophe André exerce comme médecin psychiatre dans le service hospitalo-universitaire de l’hôpital Sainte-Anne (Paris) où il dirige une unité spécialisée dans le traitement des troubles anxieux et phobiques.
Il enseigne également à l’université Paris X. 
Il a rédigé de nombreux articles et ouvrages scientifiques. Il est aussi l’auteur de plusieurs livres à destination du grand public dont « Méditer pour ne plus déprimer- La pleine conscience, une méthode pour vivre mieux » ed. Odile Jacob, 2009), « Imparfaits, libres et heureux – Pratiques de l’estime de soi » (Odile Jacob, 2009) et « Méditer, jour après jour – 25 leçons pour vivre en pleine conscience » (Ed. Iconoclaste, 2011). Christophe André pratique la méditation depuis des années. Il l’utilise aussi pour soigner, en proposant à ses patients des groupes de méditation pour leur apprendre à se libérer de leurs souffrances. Dans un monde où tout va toujours plus vite, où l’on est sans cesse sollicité, stimulé, il nous apprend, à ralentir, à nous reconnecter à nous-mêmes. A vivre en pleine conscience. Entretien.

Laurence Ravier : Qu’est-ce que vivre en pleine conscience ?

Christophe André : C’est prendre le temps de s’arrêter de faire, pour être. Nous vivons dans un monde où nous sommes sans cesse en train de courir. Et de faire : notre travail, nos courses, les devoirs avec nos enfants, le ménage, le rangement, écrire nos mails…

Un monde dans lequel nous sommes l’objet d’une très grande pression. Si nous ne prenons pas garde à nous créer des espaces protégés, privilégiés, nous allons nous transformer en machines à faire. La vie en pleine conscience, c’est tout simplement ces moments où l’on s’arrête. Où l’on prend le temps de respirer et de s’apercevoir que l’on est en vie, dans un monde passionnant. Bien sûr qu’il est important d’agir. Mais sans oublier le pourquoi. L’idée de la pleine conscience, c’est tout simplement de se rendre plus présent à sa propre vie.

Comment fait-on ?

Christophe André : C’est tout à la fois très simple et très exigeant. Le principe est d’observer une pause avant d’enchaîner sur une nouvelle action. Un médecin peut, par exemple, prendre le temps de respirer entre deux consultations, de regarder le ciel, de laisser décanter ce qu’il vient de vivre avec son patient, de donner de l’espace à ce qui existe en lui. L’idée est de donner de la place à son ressenti. Si l’on prend l’habitude de faire ces pauses très régulièrement dans la journée, insensiblement, notre rythme va changer

S’arrêter, c’est s’isoler, respirer, fermer les yeux ?

Christophe André : C’est vrai que l’on sait de moins en moins ne rien faire ! Souvent, quand les gens prennent une pause à leur travail, ils n’observent pas de vraies coupures : ils font juste autre chose. Envoient un SMS, passent un coup de téléphone, consultent leurs mails, se baladent sur Facebook… Ils vont donc fatiguer leur cerveau différemment. Mais surtout, ils ne sont pas en lien avec eux-mêmes. Ils sont en lien avec leur réseau social, avec leur image sociale. Mais pas avec leur personne intime.

Alors comment se reconnecter ? Pour celui ou celle qui travaille dans un open space par exemple, ce n’est pas forcément facile de s’arrêter, de respirer, voire de s’allonger ! Mais il n’est pas non plus impossible de lâcher son ordinateur des yeux, de se tourner un peu, de regarder par la fenêtre et de prendre le temps de dix cycles respiratoires. Pour ressentir son souffle.

Dans une salle d’attente, laissez votre téléphone où il est. Profitez de ce moment pour prendre conscience de votre respiration, de votre corps. Observez les pensées qui vous traversent l’esprit. Pareil dans les files d’attente de supermarchés : au lieu de surveiller l’avancée de la queue ou de s’agacer, pourquoi ne pas savourer ce temps qui vous est offert en essayant de l’habiter du mieux possible ?

Il faut donc apprendre à s’arrêter fréquemment dans ce que l’on est en train de faire ?

Christophe André : C’est la première étape. Une fois accoutumé à ces instants de pleine conscience, on peut aussi la pratiquer au sein même d’une activité. Lors d’une tâche un peu répétitive, comme ranger ou faire la vaisselle… Très souvent, dans ces moments, nos pensées n’accompagnent pas cette action : nous rêvons à autre chose, nous nous repassons une discussion de boulot, une dispute avec son conjoint… Pourquoi pas.

Mais il est aussi bénéfique de se rendre présent à son activité. Et là, on n’est plus à s’arrêter de faire, on est dans habiter ce que l’on fait. Si je marche, je marche. Si je mange, je mange. C’est ce qu’enseignent par exemple de nombreuses écoles de bouddhisme. Et mine de rien, cela a un effet positif sur notre cerveau et notre état physiologique : récemment, des chercheurs ont installé des bipers sur les portables de plusieurs milliers de personnes.

Ces bipers sonnaient plus d’une dizaine de fois par jour. A chaque fois, les personnes devaient décrire ce qu’elles étaient en train de faire et si elles étaient présentes à ce qu’elles faisaient. Et bien une corrélation entre le niveau de bien-être des gens et la qualité de présence qu’ils apportaient à leurs relations a clairement été démontrée. Comme si cette présence à nos actions, opposée à la dispersion, était un puissant facteur de bien-être intérieur.

Se reconnecter à son intériorité nous fait peut-être peur… Pourquoi ?

Christophe André : Il est vrai que notre mode de vie actuel nous incite plutôt à vivre à l’extérieur de nous-mêmes, à nous identifier aux autres, à nous exprimer aux autres, à être sans cesse en quête de leur approbation. Nos moments de recueillement sont en voie d’extinction. Cela finit par appauvrir le rapport que nous avons à nous-même.

Et puis il est souvent plus facile d’agir que de se poser et de réfléchir à soi. J’ai souvent le sentiment, en recevant mes patients en psychothérapie, que le seul moment de la semaine où ils prennent du temps pour réfléchir sur eux, c’est quand ils viennent me voir. Sinon, ils courent. Sans arrêt. Et quand ils ne courent pas, ils se changent les idées. Du coup, entre action et distraction, les espaces de ressentis sont quasiment absents.

Or, trois nourritures sont indispensables à notre esprit : la lenteur, le calme et la continuité. Trois formes de ressourcements de plus en plus rares. D’où l’engouement actuel pour la méditation qui répond à un vrai besoin. Essayez d’ailleurs, jour après jour, de travailler ce petit exercice : restez au repos pendant 10 ou 15 minutes. Et faites le vide dans votre esprit.

La pleine conscience peut devenir une habitude de vie ?

Christophe André : Pratiquer la pleine conscience, c’est comme pratiquer une activité physique : c’est bon pour l’esprit, le corps et c’est nécessaire dans notre mode de vie. Elle nous permet une forme d’écologie personnelle, une dépollution intérieure. Il est nécessaire de s’exercer régulièrement. Cela prend du temps de tomber sur le vide auquel on aspire, de sortir d’une séance apaisé. C’est un apprentissage, comme le footing ou apprendre à jouer du piano.

Cela peut aussi nous aider dans des temps d’épreuves ?

Christophe André : Oui. Ce que permet la pleine conscience, c’est de désobéir à son pilote automatique et de cultiver une autre façon de réagir. Pour renforcer cela, il faut s’entraîner à vivre l’instant présent, pas uniquement quand les choses sont agréables, mais aussi lors de petites contrariétés.

S’interroger sur l’état dans lequel cette contrariété nous met, sur notre envie de réagir. On donne de l’espace à la souffrance au lieu de la chasser ou la contenir. Plus on le fait, plus on va muscler sa capacité à répondre différemment aux moments de détresse. Et à ce moment-là, la pleine conscience permet de faire un choix. Qui peut être celui de l’acceptation. Je ne parle pas de soumission, mais de la capacité à se dire : OK c’est ainsi. Qu’est-ce que je peux faire avec cela ? Et prendre le temps de décider.

Dans votre livre, vous expliquez que la pleine conscience a bouleversé votre vie. Comment ?

Christophe André : En tant que psychothérapeute, j’ai été transformé par les thérapies comportementales que j’ai pratiquées tout au long de ma vie. J’étais un grand timide qui n’osait pas s’affirmer ! Mais les approches méditatives m’ont appris une autre façon d’entrer en contact avec ma fragilité émotionnelle afin de ne plus être dans le contrôle. J’aspirais à plus de sérénité intérieure, un état plus doux et profond.

Et la méditation a été pour cela une incroyable découverte. Je pouvais progresser en acceptant les choses pour ce qu’elles sont et en m’organisant à partir de ce constat. Cela correspondait à l’époque où je suis devenu père. La parentalité a été pour moi, un événement encore plus transformant que la vie de couple ! Cela m’a fait prendre conscience de deux choses essentielles : la notion d’exemplarité – je ne pouvais pas transmettre à mes filles le goût du bonheur si je n’étais pas moi-même fondamentalement heureux. Et l’importance de profiter du moment présent. La pleine conscience m’a aidé à vivre cette aventure de la parentalité de façon plus heureuse, plus savoureuse, en me disant sans cesse : je fais de mon mieux.

Article paru dans la revue « Psychologies »

 

Le bouddhisme est-il une thérapie ?

La philosophie bouddhiste prône le retour sur soi et l’acceptation inconditionnelle de nos émotions. Peut-elle pour autant nous guérir de nos névroses ? Enquête.

« Le bouddhisme m’a réconciliée avec l’idée de la mort et du néant. Je vis davantage chaque seconde pour ce qu’elle m’apporte, sans craindre le lendemain. C’est une grande leçon de sagesse d’accepter la vieillesse, la mort, la maladie et vivre simplement dans le souffle de l’instant présent », raconte Florence, 51 ans, à la sortie d’une conférence du dalaï-lama. Avant de conclure de manière lapidaire : « Pour moi, cela a eu certainement autant d’effet qu’une psychanalyse. »

Combien sont-ils, sur les six cent mille personnes se revendiquant bouddhistes en France à considérer que cette « religion » – lointaine, non violente et non dogmatique – peut être une formidable thérapie ?

Une souffrance universelle

Rochers lune

Bouddhisme et psychanalyse, le lien n’est pas nouveau. Dès les années 1950, de grands psychologues et psychanalystes anglo-saxons, comme l’Américain Erich Fromm ou la Britannique Nina Coltart se rapprochaient des grands principes de cette philosophie orientale.

Les « quatre nobles vérités » énoncées par Bouddha enseignent en effet que la souffrance est universelle, qu’elle vient de nos propres illusions, qu’on peut la guérir et que pour y parvenir, il existe une voie. De quoi séduire les psys, eux qui aspirent à faire cesser la souffrance intérieure de l’homme.

« Il ne s’agit pas de comparer deux doctrines, mais deux discours pratiques s’adressant à l’homme en prise avec ce que Freud appelait “malaise dans la civilisation”, explique Fabrice Midal, philosophe et bouddhiste. C’est tout l’apport du bouddhisme que de mettre au cœur de son enseignement, avant même une promesse de salut, une écoute de la souffrance et de l’angoisse. Par cette écoute, ouverte et sans jugement, il propose de transformer notre existence et de nous libérer de la confusion qui l’entrave. »

Ainsi, Marie-France, 54 ans, est venue au bouddhisme après une grave dépression traversée à la mort de sa mère : « La pratique bouddhiste m’a permis d’apaiser la colère que j’avais à son égard, de voir qu’elle avait fait ce qu’elle avait pu. En grande partie grâce à la pratique de la méditation, qui nous permet de faire l’expérience de l’agitation dans laquelle nous vivons, d’arrêter notre cinéma intérieur et de nous retrouver là, simplement à respirer, ici et maintenant. »

Des réponses en soi

Comme la psychanalyse, le bouddhisme professe que nous possédons toutes les réponses, pour peu que nous sachions les chercher, à l’intérieur de nous. Nous sommes nos meilleurs alliés pour nous transformer. Pour faire face aux émotions négatives, l’adepte du dharma – la loi universelle régissant l’ordre des êtres et des choses – est censé prendre conscience de ce qui le bouleverse, par des méditations au cours desquelles il laisse passer ses émotions sans s’y arrêter.

Le patient en psychothérapie ne fait pas autre chose : il se concentre sur ses émotions. Simplement, au lieu de les laisser passer, il tente de comprendre, dans son histoire, ce qui les a fait naître et ce qui les réactive.

Ainsi, la méditation et la cure analytique se rejoignent-elles dans l’écoute de ce qui vient, sans le moindre jugement. Martin, 38 ans, bouddhiste depuis sept ans, raconte : « Il m’a fallu des années de pratique avant que la méditation ne m’ouvre réellement à moi-même.

Aujourd’hui, elle me permet de me concentrer sur ce que je ressens profondément, elle m’apprend à lâcher prise et à laisser passer mes émotions, elle me recentre au sens littéral du terme, c’est-à-dire qu’elle rétablit mon vrai centre, en me plaçant dans une position juste par rapport à moi-même. Du coup, elle me réconcilie avec le monde. »

La guérison de surcroît

Alors, le bouddhisme, nouvel outil à ranger sur l’étagère « développement personnel » ? Pas si simple. « Je pense qu’il y a une véritable inadéquation entre la demande de certains Occidentaux, qui cherchent à s’accomplir, et ce que propose réellement le bouddhisme, tempère Frédéric Lenoir, philosophe et sociologue des religions (auteur de La Rencontre du bouddhisme et de l’Occident, Albin Michel, “Spiritualités vivantes”, 2001).

Le développement personnel auquel nous invite notre monde moderne, à travers ses injonctions du type “Réalisez-vous, exprimez votre créativité…”, est l’idéologie la plus opposée qui soit au bouddhisme ! Car le but ultime du bouddhisme, c’est le détachement, l’absence de désir.

Donc, si s’acheter un coussin de méditation, de l’encens, une statuette de Bouddha peut contribuer à une forme d’apaisement intérieur, pourquoi pas ?  Mais alors, ne parlons pas de bouddhisme. » Et ne parlons pas non plus de thérapie active : « L’objectif de la psychothérapie est de transformer “Je souffre” en “Je vais bien”, explique Christophe Fauré, psychiatre et bouddhiste pratiquant.

Celui du bouddhisme est de remettre en question le “je” qui fait l’expérience de la souffrance. Pour les bouddhistes, ce “je” n’a pas d’existence propre. Le “je” est une illusion, et de là découle la souffrance. C’est une question métaphysique qui n’a rien à voir avec la thérapie.

En revanche, la pratique bouddhiste peut avoir des effets secondaires thérapeutiques, car sa pratique permet une meilleure gestion de ses émotions par la méditation, une pacification des relations à autrui, aide à prendre de la distance par rapport à ses problèmes. L’erreur consiste seulement à faire de ces effets secondaires l’objectif du bouddhisme. Car pour soigner ses névroses, mieux vaut consulter un psychothérapeute. »

Compréhension et lâcher-prise

Carine, 34 ans, raconte comment elle conjugue les deux : « J’ai une histoire personnelle lourde, car j’ai été abandonnée à la naissance, adoptée par une famille puis ramenée à la Ddass, avant d’être de nouveau adoptée par une famille très aimante.

Mais à l’âge adulte, j’étais dans une souffrance insupportable. Comme je ne désirais que le silence et le recueillement, j’ai éprouvé le besoin d’aller dans un temple bouddhiste. Évidemment, pour pouvoir gérer mon lourd passé, c’est la psychothérapie qui m’a le plus aidée. Parce que quand tu souffres atrocement, tu ne peux pas t’asseoir et méditer.

La compréhension de mon histoire personnelle vient de ma psychothérapie. Mais le “lâcher-prise” au niveau de mon “je”, c’est par le bouddhisme que je l’ai atteint. La psychothérapie, je l’arrêterai quand j’irai mieux. Mais je continuerai le bouddhisme : accepter ma condition d’être humain, c’est le travail d’une vie. »

Une expérience qui répond, sans le savoir, aux préconisations du philosophe et psychologue américain John Welwood (Pour une psychologie de l’éveil, La Table ronde, 2003). A mi-chemin entre spiritualité et prise en charge thérapeutique, ce dernier prône une « psychologie de l’éveil » associant bouddhisme et thérapie. Le processus thérapeutique, parfois trop rigide, serait ainsi adouci dans une vision du monde profondément spirituelle. A méditer.

 Méditer, c’est risquer…

Méditation

Nombre d’Occidentaux attirés par la pratique de la méditation, qu’ils considèrent à tort comme une technique de relaxation, sous-évaluent les risques qu’ils courent à soigner leur dépression en se contentant d’adopter la position du lotus.

Selon Jean-Pierre Schnetzler, psychiatre et disciple du maître bouddhiste Kyabdjé Kalou Rinpoché (1904-1989), les mauvais usages de la méditation peuvent s’avérer dramatiques : « On peut vouloir méditer pour de nombreuses mauvaises raisons qui provoqueront des détournements du processus méditatif à leur profit.

Un sujet timide, introverti, cultivera solitairement un moi soigneusement protégé d’autrui. Un autre, idéaliste, au surmoi rigide, y trouvera une occasion d’écraser ses désirs et de s’imposer, avec encore meilleure conscience, un ascétisme farouche.

Un sujet narcissique s’épanouira dans la culture grandiose de ses qualités et développera une arrogance caractérielle égocentrique, difficilement supportable pour ses voisins. Cette forme de “maladie du zen” n’est pas rare, d’où la nécessité d’un maître vigilant. »

A lire également :

Quel bouddhisme pour l’Occident ? de Fabrice Midal.

Comment le bouddhisme a-t-il pu s’implanter dans nos sociétés occidentales, et comment, peu
à peu, il change celles-ci. Par un philosophe et pratiquant bouddhiste (Seuil, 2006).

Trouver refuge, récit et photographies de Bruno Garcia.

Un photographe voit sa vie prendre sens lorsqu’il entre en contact avec la force du bouddhisme. Un livre comme un voyage… intérieur (Altess, 2004).

Nina Coltart, de l’ego à l’éveil
Décédée en 1997, la psychanalyste anglaise Nina Coltart a passé une grande partie de sa vie à esquisser les rapprochements qui, selon elle, pouvaient être faits entre le bouddhisme qu’elle pratiquait assidûment et la psychanalyse. Les éditions Payot ont publié son dernier ouvrage.

Dans celui-ci, remarquablement éclairé par le philosophe Fabrice Midal, elle expose sa thèse première, selon laquelle psychanalyse et bouddhisme ne sont pas interchangeables, mais complémentaires.

La psychologie nous permet de trouver un moi fort et structuré qui rend alors possible le cheminement sur une voie spirituelle, sans lequel on pourrait s’égarer. Faute de ce moi structuré, « le détachement risque de mener à une forme d’inflation spirituelle névrotique ».
Un livre clair, intelligent et fort.

Coltart (Payot, 2005 Bouddhisme et Psychanalyse de Nina).

Olivia Benhamou Violaine Gelly